Interview de Gilles Clément : « Jardiner, c’est résister »

Depuis plus de quarante ans, Gilles Clément pense le paysage. Il aime avoir les mains dans la terre et travailler avec le vivant. Dans la Creuse, où il vit, à Versailles, où il enseigne, et partout ailleurs, puisque la planète est un jardin. Il porte la vision d’un monde où l’homme vivrait avec la nature et non pas contre.

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Reporterre – D’où vous vient cette « vocation » de jardinier ?

Gilles Clément – Quand j’étais adolescent, chez mes parents dans la Creuse, je mettais les mains dans la terre. Ça me plaisait, car on voit le résultat tout de suite. Bêcher, semer, récolter. Même si à l’époque, je jardinais en arrachant les « mauvaises herbes » et en utilisant des engrais.

Au lycée, une enseignante de sciences naturelles m’a parlé du métier de paysagiste. Ça m’a séduit, et je me suis formé. Plus tard, en exerçant le métier, je me suis rendu compte que j’utilisais plus le vivant que le non vivant. La nature plutôt que le béton. Je me suis démarqué de la dimension de l’architecte en allant vers le jardinier.

J’attachais de l’importance à la diversité, à la vie, et ça coïncidait avec les préoccupations de l’écologie. Un paysagiste peut faire du paysage avec du béton, le jardinier travaille avec le vivant. Certains paysagistes ne connaissent pas les plantes, ils sont plus des sculpteurs.

Et vous êtes rapidement devenu un défenseur de l’écologie, à une époque où vous étiez le seul, ou presque, à porter ces idées…

Les idées que j’ai proposées ne sont pas nouvelles. Je suis de la génération 68. A ce moment-là, on disait tout, notamment sur l’écologie. Mais il y a eu plus tard un contrecoup terrible, l’économie capitaliste et néolibérale a pris le dessus, avec Thatcher et Reagan. On a oublié les avancées de 68. Il y a eu une perte, un recul, mais moi, je n’ai pas perdu cette conscience, parce que j’avais un jardin. En 1977, je me suis installé dans la Creuse. J’ai gardé les mains dans la terre. Donc je continuais à faire des propositions, à parler de jardin et de plantes. J’étais un Ovni.


La maison de Gilles Clément, à Crozant, dans la Creuse

Et peu à peu, vous êtes devenu une référence.

Mon jardin et les voyages sont les deux sources d’enseignement pour moi. J’observe beaucoup ce qui se passe dans la nature, puis j’argumente. Je fais des constats, ce n’est pas idéologique. Je me rends compte que l’idée d’une maitrise de la nature par l’homme est illusoire et dangereuse. Il faut laisser faire, aller dans le sens des énergies en place, et non contre. C’est du « bon sens ». Il était presque fatal que j’arrive à ces conclusions, et j’étais presque choqué de ne pas avoir d’écho.

Le déclic est venu avec l’exposition de 1999 à la Villette, sur le Jardin planétaire. La Terre est un jardin, et tout ce que nous faisons, même individuellement, a un impact. Aujourd’hui, on enseigne certaines de mes idées. Je suis dans les programmes des BTS et même les fiches de révision du brevet des collèges ! C’est très agréable de voir qu’on n’a pas dit trop de bêtises, qu’on ne s’est pas trompé dans les directions qu’on voulait prendre. Mais ça arrive avec un retard sidéral.

Vous défendez l’idée d’un « laisser-faire ». Pourtant dans un jardin, il y a une intervention humaine. N’est-ce pas paradoxal ?

Bien sûr, ça s’appelle jardin parce qu’il y a un jardinier. Un jardin, ça a à voir avec l’enclos, avec le meilleur et le paradis. Le jardin en mouvement privilégie les dynamiques dans l’espace, les changements de place des plantes, mais il n’interdit pas le travail du jardinier. On ne laisse pas tout faire.

Dans un jardin, l’homme intervient, mais il fait avec la nature et non pas contre elle. Faire le plus possible en allant le moins possible contre les énergies en place. Les jardiniers savent depuis des siècles que la maîtrise de la nature est une illusion. La nature transforme et invente sans arrêt.

Comment devient-on un jardinier planétaire ?

La notion de jardin planétaire met tout le monde au rang de jardinier. On peut être bon ou mauvais jardinier, mais on est tous concernés. On devient un « bon » jardinier quand on prend conscience de ce que cela implique. Par exemple, quand on comprend que l’eau qu’on boit a déjà été bue. On est tous dans le même bain.

L’écologie nous met en condition de partage et d’égalité. Si on a conscience de la finitude spatiale, de l’interdépendance, et si on prend des mesures en conséquence, on devient jardinier. Pas besoin de connaître le jardinage pour être un bon jardinier planétaire.


Gilles Clément est l’un des créateurs du parc André-Citroën, à Paris (15e)

De plus en plus de mouvements anticapitalistes et altermondialistes créent des jardins potagers. C’est devenu un acte de lutte contre le système. Qu’en pensez-vous ?

C’est l’idée des jardins de résistance. Un jardin sans asservissement aux tyrannies du marché mais avec le souci de préserver toutes les diversités, et le bien commun. Cultiver un potager nous remet dans une situation qui nous rééquilibre, qui nous rassure. Parfois ça correspond à une véritable économie de survie, comme à Détroit. Là-bas, ils ont réagi en humains intelligents, en se réappropriant leur alimentation.

Souvent, il s’agit d’un acte militant, contre la disparition et la spéculation sur les terres arables. On détruit le garde-manger. La situation est tragique. Quand on a des gens qui de façon active ou réactive font des potagers, ils résistent. Ils ont raison.

Et ça se développe…

Oui, c’est l’accroissement de la conscience et de la connaissance. C’est très positif. La multiplication de ces initiatives, apparemment minuscules, permet la construction d’un futur plutôt que l’expression d’une inquiétude. Ça installe une structure, une économie, une pensée complètement différentes de celles qui dirigent le monde aujourd’hui. Les monnaies alternatives, les productions locales…

Il y a un accroissement de la conscience, mais pas de réels changements politiques en matière d’écologie. Pourquoi ?

Les dirigeants sont ignares, même au ministère de l’Environnement, ils ne savent pas se nourrir ni cultiver. Les politiques ne comprennent rien. En plus, il y a une volonté de lutter contre les écologistes, qui sont vus comme des empêcheurs de tourner en rond. Il faut dire que l’écologie s’est très mal présentée d’un point de vue stratégique.

Et puis il y a une question d’habitude. On dit « c’est une mauvaise herbe », ou « ça doit être tondu ». Mais on ne sait pas pourquoi. Ce sont des choses acquises dont on a du mal à se défaire. Quand j’ai proposé de faire un golf sans herbe à l’île Maurice, parce que c’est absurde, mon projet a été refusé. C’est terrible.


- « Si j’étais un animal, ce serait un canard, qui peut à la fois voler, nager, marcher. C’est un symbole de la diversité »

Vous ne voulez pas vous engager en politique ?

On m’a sollicité plusieurs fois pour faire de la politique, mais ce serait l’enfer. Je veux continuer à être jardinier, à faire des dessins. La politique me prendrait tout mon temps. Quand Europe Ecologie Les Verts m’a demandé de faire partie des listes régionales dans le Limousin, je leur ai dit oui, mais pas en position éligible. Je crois que je ne supporterais pas.

La politique officielle est impuissante car elle est prisonnière des lobbys. Puisqu’on ne veut pas changer de modèle économique, tout ça ne sert à rien. Tout ce qui sert, c’est ce qu’on fait en dehors du système. Ceux qui disent « cette gouvernance on n’en veut pas » et qui construisent en dehors ont raison. Il faut construire en parallèle. S’attaquer au système, c’est la révolution, et c’est dangereux, ça peut être violent.

Comment voyez-vous le parti écologiste en France ?

Le parti écologiste est impuissant. Les Français n’ont jamais voté pour. Mon premier vote, c’était pour René Dumont, en 1974. Il a eu moins de 1 %, et ça n’a pas beaucoup changé jusqu’à aujourd’hui. Il n’y a pas de conscience écologiste au niveau politique. C’est un paradoxe, car dans les faits, les gens bougent. L’écologie politique est peut être mal portée, on ne montre pas sa dimension positive. La version heureuse de l’écologie est pour moi évidente, mais elle est mal annoncée.

Comment lutte-t-on ?

Pour lutter il faut accroître la connaissance de tout le monde dans le domaine de l’écologie, au sens large. Connaître les plantes, le fonctionnement des écosystèmes… Ces choses que l’Education nationale ne nous apprend pas. Il y a aujourd’hui deux écoles du jardin planétaire, à Viry-Châtillon et à la Réunion. Elles fonctionnent comme des universités populaires. Et ça marche, les gens sont demandeurs.

- Propos recueillis par Lorène Lavocat


Biographie

- 1943 : naissance à Argenton-sur-Creuse (Indre)
- 1969 : formation de paysagiste
- 1977 : il s’installe à Crozant, dans la Creuse
- 1979 : il enseigne à l’Ecole nationale supérieure du paysage de Versailles
- 1991 : il publie Le jardin en mouvement. L’année suivante, c’est l’inauguration du parc André Citroën (Paris).
- 1999 : il est commissaire de l’exposition Le jardin planétaire, à la Villette (Paris)
- 2014 : il publie L’alternative ambiante, chez Sens & Tonka


Complément d’information :

. Le site de Gilles Clément
. Un portrait de Gilles Clément.


Source et photos : Lorène Lavocat pour Reporterre.

Première mise en ligne le 16 avril 2014.

Lire aussi : Le mouvement de Pierre Rabhi veut transformer les territoires « en un immense potager ».

SOURCE : http://www.reporterre.net/spip.php?article5725

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