Michel ROCARD est décédé cette nuit. Nous lui laissons la parole.

Le nom de Michel Rocard ne dit peut-être pas grand choses aux jeunes génération.. Et il est probable que chez elles, sa disparition ne provoquera que de l’indifférence.  Mais pour ceux que ça intéresse nous publions deux articles, l’un de sa plume « Résister aux Sté Multinationales » (1973) et l’autre, un interview de 2012 intitulé « On est dans l’imbécilité politique collective ».

Lui laisser la parole est sans doute le commentaire le plus lucide que l’on puisse faire à sa mémoire d’homme politique, meilleur que le blabla que l’on entend dans les médias.

Vous  le verrez, ses analyses sont très intéressantes et vous risquez d’être surpris par son opinion de Sarkozy !

 

1973 – RÉSISTER AUX SOCIÉTÉS MULTINATIONALES

Jusqu’à une date très récente, la nation constituait une communauté réelle, aussi bien sur le plan affectif, psychologique que linguistique, économique, monétaire ou militaire. C’est à l’intérieur de chaque nation que se réglaient les affrontements entre ouvriers et patrons et les conflits d’intérêt entre différentes couches de la bourgeoisie. Malgré les dissensions internes, la nation formait un tout ayant un certain nombre de choses à défendre en commun contre les autres nations.

Le plus souvent, la propagande officielle créait de toutes pièces les sentiments patriotiques afin de mobiliser les énergies du pays pour la défense des intérêts les plus sordides : le chef-d’œuvre en la matière a sans doute été la guerre de 1914-1918, où l’on a exploité de la façon la plus éhontée la crédulité du public et les réflexes les plus malsains pour donner à un affrontement entre industriels français et industriels allemands les apparences d’une guerre sainte. Il n’en reste pas moins que l’idée de communauté nationale avait au moins quelques bases réelles ; il est certain que la dévaluation monétaire par exemple touchait le niveau de vie des couches populaires comme elle concernait les intérêts du patronat.

Il était alors parfaitement logique de parler de relations internationales, chaque Etat constituant un ensemble qui se protégeait contre l’extérieur par des barrières douanières et des frontières politiques. Le gouvernement maintenait la domination du patronat sur les travailleurs tout en jouant un rôle d’arbitre entre les divers courants de la classe au pouvoir (par exemple entre les consommateurs de produits importés et les exportateurs, c’est l’Etat qui tranchait en modulant le tarif douanier et en négociant les accords commerciaux).

C’était, après le jeu des mécanismes capitalistes, l’intérêt de la communauté nationale qui déterminait les décisions : par exemple, chaque élément d’un empire industriel (français, britannique, allemand, japonais, américain) constituait une chasse gardée pour la bourgeoisie de la métropole, et les entreprises des autres empires ne s’y aventuraient qu’exceptionnellement ; c’est au profit des entreprises de la métropole que les pays colonisés étaient mis en coupe réglée et que leurs ressources naturelles étaient dévastées, cependant que les centres de recherche, de transformation et de décisions étaient situés en métropole.

Quant aux guerres, elles étaient de deux sortes : d’une part, les guerres coloniales, dont l’objet était de mettre les richesses du pays colonisé à la disposition des entreprises métropolitaines et de soumettre sa population à la domination de la bourgeoisie nationale ; d’autre part, les guerres entre impérialismes, soit pour essayer de s’éliminer mutuellement, soit pour écarter un intrus des territoires conquis à l’extérieur.

Pour simplistes qu’ils soient, ces schémas rendent compte encore aujourd’hui d’une partie au moins de la réalité ; mais une évolution extrêmement rapide est en train de se faire qui, dans ce tableau du capitalisme national, renforce chaque jour l’aspect capitaliste et fait disparaître le caractère national.

Cette évolution est due pour l’essentiel au développement des firmes multinationales. A l’origine, elles sont américaines, britanniques, hollandaises ou françaises, et tant qu’elles se contentent de créer à l’étranger des filiales qui exploitent les ressources naturelles du pays d’où elles proviennent, ou qui y vendent des produits finis, on se trouve dans le cadre d’une situation connue.

Mais avec l’expansion des télécommunications, l’emploi des ordinateurs, par la grâce aussi de mécanismes financiers tels que l’eurodollar, les firmes adoptent une organisation entièrement nouvelle : les profits réalisés à l’étranger ne sont plus rapatriés vers la métropole, mais réinvestis sur place, et l’ensemble de la stratégie de l’entreprise n’est plus essentiellement commandée par l’intérêt de son établissement principal : les différentes activités de la firme s’exercent ici ou là selon que les conditions y sont plus ou moins favorables : c’est ainsi que la « fuite des cerveaux », qui posait un problème aigu dans les années 60, est aujourd’hui beaucoup moins importante, les firmes multinationales créant des centres de recherches en Europe (celui d’I.B.M. à Montpellier, par exemple).

Les activités d’une même firme ou d’un même groupe financier sont ainsi fractionnées entre différents pays selon la docilité de la main-d’œuvre pour les unités de production, sa qualification pour les centres de recherches, mais aussi selon le taux d’intérêt pour ce qui exige de gros investissements, la proximité des matières premières ou des centres de consommation pour ce qui nécessite des transports onéreux. Ces entreprises multinationales peuvent évoluer avec une souplesse considérable, et à la limite, lorsqu’elles y trouvent leur intérêt, elles ferment une entreprise moins rentable : contrairement aux patrons nationaux, elles n’y perdent pas leurs pouvoirs de chefs d’entreprise, c’est pour elles uniquement un moyen d’augmenter leur profit.

Les conséquences de ces transformations sont aujourd’hui déjà sensibles en France ; elles sont prodigieuses. Et d’abord, Il n’y a plus de solidarité entre les dirigeants des entreprises établies dans le même pays : leur prospérité et leur déclin sont liés à la stratégie du groupe international et non à l’histoire du pays où ils sont ; et cela est vrai du haut en bas de la hiérarchie ; la situation du directeur d’I.B.M. France ou de Westinghouse Europe, comme celle de l’employé le plus modeste, dépend beaucoup plus de l’évolution d’I.B.M. ou de Westinghouse que de la situation intérieure de la France.

De là découle que les entreprises multinationales ne sont plus tributaires des mêmes contingences que les firmes nationales : le groupe I.B.M. réalise dès à présent hors des Etats-Unis un chiffre d’affaires égal à celui qu’il fait aux Etats-Unis, et du coup les mécanismes de l’économie de profit peuvent l’amener par exemple à jouer les monnaies étrangères contre le dollar ; tout ce qui représente un intérêt commun à tout le patronat d’un même pays tend à disparaître. De même, une firme multinationale n’est plus soumise aux décisions gouvernementales : non seulement elle peut les tourner en quittant le territoire national pour s’installer dans un autre pays (et c’est souvent un chantage assez efficace pour que l’Etat s’incline), mais elle peut imposer ses propres décisions.

Mais il y a plus. Résultante des intérêts communs de la classe au pouvoir, l’Etat n’exprime plus, lorsque les firmes multinationales dominent, que ce qui leur est commun : la loi du profit. Il n’est plus question pour lui de définir une politique, pas plus régionale qu’économique ou financière (d’ailleurs l’idée même de monnaie nationale, de balance commerciale n’a plus de sens lorsque les échanges entre pays correspondent simplement à des transferts entre unités d’une même firme). Son seul rôle est de maintenir les conditions politiques de fonctionnement du capitalisme en diffusant l’idéologie du profit (par l’information et l’enseignement) et en réprimant ceux qui la remettent en cause (par la police et l’armée).

L’Etat perd ainsi son rôle international : il n’est plus en mesure dans se secteur-là non plus de définir une politique cohérente et d’en assurer l’application. La position de M. Pompidou est à cet égard caractéristique : la fameuse trilogie détente – entente – coopération n’est qu’une formule creuse dissimulant un vide politique total. En fait, les seuls objectifs de la diplomatie française sont actuellement de maintenir en vie des entreprises normalement trop faibles pour affronter la concurrence internationale, et qui survivent en exploitant des marchés fermés à leurs concurrents pour des raisons politiques : les succès marquants de ces dernières années, ce sont les ventes d’armes à l’Afrique du Sud, au Pakistan ou au Brésil et l’ouverture du marché chinois.

Un bon exemple de la transformation du rôle de l’Etat est donné par les négociations menées il y a deux ans à propos du pétrole algérien. Les discussions ont été conduites d’abord par le ministre, M. Ortoli, porte-parole du capitalisme français et exprimant les intérêts de l’ensemble du patronat. Mais très vite, il est apparu que, précisément, ce rôle d’arbitrage gouvernemental était intolérable pour la firme intéressée, Elf-Erap, et c’est elle qui a poursuivi les négociations avec le gouvernement algérien : une firme multinationale a ses intérêts propres, qui n’ont rien de commun avec ceux des autres entreprises situées dans le même pays, et du coup l’Etat perd ce qui était l’une de ses attributions essentielles : la diplomatie.

Dans ce cadre-là, le rôle de chacun des Etats du monde occidental tend à se réduire à un rôle de répression, et les conflits ne sont plus du type guerre entre impérialismes, ou même guerre coloniale, mais des actions anti-guérillas, chaque gouvernement veillant sur le territoire qu’il contrôle à ce que nul ne puisse remettre en cause l’ordre capitaliste. C’est le sens des guerres actuelles du Mozambique, de la Guinée, de l’Angola, du Tchad, et, d’une façon plus générale, c’est le sens de la présence des troupes françaises dans tous les pays d’Afrique liés par des accords de défense ; mais c’est aussi la signification de la guerre du Vietnam et des massacres d’opposants au Brésil, en Uruguay, en Iran, comme de l’assassinat de leaders noirs aux Etats-Unis.

Dans toutes ces situations, l’Etat joue son rôle de défenseur du capitalisme non plus, comme jadis, au profit des seules firmes nationales, mais au bénéfice de n’importe quelle bourgeoisie. Qui croira, par exemple, que c’est pour le patronat portugais que les combats se déroulent en Angola ou au Mozambique ? Et ce que M. Nixon défend en exterminant des populations civiles au Vietnam ce sont les intérêts de Michelin ou d’Elf-Erap, autant que ceux de General Motors ou de la Standard Oil.

On aboutit ainsi à une situation dans laquelle plus personne ne peut assurer l’évolution cohérente de ce qui est encore territoire national, mais n’est déjà plus communauté nationale.

Le seul élément susceptible de faire échec à ces transformations, dont les conséquences seront de plus en plus insupportables, c’est la volonté d’un nombre croissant de communautés de refuser une évolution qui leur est imposée et d’affirmer leur droit à déterminer elles-mêmes leur avenir, c’est-à-dire leur droit à s’autogérer : cette aspiration, on la trouve, avec souvent bien des ambiguïtés, affirmée par des communautés régionales (Bretagne, Occitanie ; Irlande) ou raciales (l’évolution des communautés noires aux Etats-Unis le montre), mais aussi dans la communauté formée par les travailleurs d’une même entreprise ou les habitants d’un même quartier. Elle ne s’exprime encore que dans des luttes isolées les unes des autres, alors que bien évidemment elle ne peut être un élément de lutte victorieuse contre des entités aussi puissantes que les firmes multinationales que si elle s’organise en un projet politique global à l’échelle d’un grand pays industrialisé ou à l’échelle européenne.

C’est pour cette raison que la première tâche d’un gouvernement qui voudrait rompre avec l’évolution que connaît le capitalisme à l’heure actuelle devrait viser d’abord à constituer en Europe une vaste zone où les choix politiques faits par l’ensemble des populations concernées s’opposeraient aux décisions prises par les firmes multinationales en fonction de la seule loi du profit.

Cela voudrait dire pour la France non pas sortir de la C.E.E. pour essayer de construire un système socialiste dans une autarcie qui mènerait d’avance l’expérience à l’échec. Cela signifie au contraire démontrer que le Marché commun, bien loin de viser à construire une communauté européenne (même capitaliste), ne sert qu’à faire entrer les pays d’Europe dans un ensemble capitaliste indifférencié. C’est l’idée d’Europe, le sentiment qu’il existe entre les populations vivant en Europe une solidarité suffisante pour qu’elles décident ensemble de leur destin, c’est cette idée-là qui devient révolutionnaire. Et le rôle d’un gouvernement réellement socialiste en France devrait être d’opposer aux options auxquelles conduit le Marché commun des solutions fondées sur des choix politiques (et non résultant de la logique du profit) et reflétant la volonté des populations d’Europe (par opposition aux options nationalistes ou à celles des firmes a-nationales).

La deuxième obligation d’un tel gouvernement serait bien sûr d’aider à la libération des peuples surexploités. Là une distinction s’impose : pour les pays dont les régimes ont rompu avec le capitalisme (par exemple l’Algérie, la Yougoslavie, Cuba, le Chili, le Yémen du Sud), cela passe par des échanges fondés sur des objectifs définis en commun selon des critères politiques et non commerciaux. Pour les autres, cela veut dire des échanges purement commerciaux et toute l’aide possible aux travailleurs qui luttent contre le régime qui les opprime.

Bien sûr, c’est une tâche qui peut sembler difficile à réaliser quand on considère la puissance des forces qui jouent en faveur du capitalisme et des transformations qu’il connaît actuellement et si on regarde seulement la faiblesse des organisations qui, en Europe, sont décidées à lutter pour instaurer un socialisme autogestionnaire.

Mais face à une évolution qui signifie le renoncement de chaque homme à jouer quelque rôle que ce soit dans le déroulement de sa vie, et sa résignation à une situation parfaitement intolérable, il existe les forces sociales nécessaires à une transformation fondamentale de toutes les structures de la société : on les trouve aussi bien en Italie qu’en Pologne, en France que dans la Tchécoslovaquie du « printemps de Prague ». Cette affirmation de la volonté des travailleurs de décider eux-mêmes leur façon de vivre peut paraître un projet ambitieux, mais il est parfaitement réalisable. C’est le seul qui soit à la dimension de l’Europe.

Michel Rocard  –  Secrétaire national du P.S.U

Article du Monde Diplomatique 1973  : http://www.monde-diplomatique.fr/1973/02/ROCARD/31334
——————————————————————————————————–

 2012 :  «On est dans l’imbécillité politique collective»

 

L’ex-Premier ministre s’inquiète des menaces «d’une gravité inhabituelle» qui pèsent sur le monde. Et de la «vacuité» de la campagne électorale censée y répondre.

Est-ce ce voyage de trois semaines dans l’Antarctique dont il revient émerveillé ? Est-ce la distance que lui donnent les vingt-deux campagnes électorales qu’il a derrière lui ? Ou cette liberté que lui offrent ses 81 ans ? Michel Rocard n’a plus peur de rien, sauf des menaces, «d’une gravité inhabituelle», qui pèsent sur le monde. Entre deux bouffées de Gauloises sans filtre, il balaie pour Libération les grands sujets du moment à l’occasion de la publication de son dernier livre. Un livre dont il ne craint pas de dire : «Il n’y a pas beaucoup d’idées là-dedans, il n’y a que des faits et c’est bien là l’emmerdant. Si ce n’était que des idées, ce ne serait pas dangereux.»

Dans votre livre, le mot «inquiétude» revient souvent. Notamment face à la vacuité intellectuelle de la campagne…

Cela vaut pour tout le monde. On nous amuse avec un ballet de prestations de candidats, mais cette campagne n’a pas, jusqu’à présent, beaucoup concerné les problèmes de fond. La position de Nicolas Sarkozy et du patronat fausse le jeu car leur hypothèse essentielle est que nous allons finir par sortir des turbulences financières et qu’après, on retrouvera la grande croissance. Et celle-ci permettra tout : réformer la Sécurité sociale, assainir la pénitentiaire, reprendre une politique du logement, améliorer l’agriculture, faire baisser le chômage, etc. Or la grande croissance, c’est terminé. Le volume d’énergies fossiles disponibles va commencer à baisser d’ici deux ou trois ans, à un rythme vertigineux. C’est un fait.

A vous lire, ce qui compte c’est de faire le meilleur diagnostic…

Le programme du prochain président risque d’être disqualifié par les faits. Et je crains que les candidats n’en soient pas conscients. Cela ne veut pas dire que les programmes ne servent à rien, il est bien d’avoir une sorte d’inventaire de ce qu’on devrait faire. Mais quand on part pour la tempête, l’essentiel se joue en amont des programmes, dans la manière de définir l’absolu prioritaire et, bien sûr, le cap global. Après, on fait ce qu’on peut. Pour cette campagne, le diagnostic n’a pas assez été porté.

Un constat propre à cette campagne ?

Il existe à l’Assemblée nationale un registre appelé le «Barodet», la reliure depuis le début de la IIIe République de toutes les professions de foi des candidats élus. C’est dans le Barodet qu’on a lu par exemple lu les tracts délirants de Mitterrand en 1945, qui étaient d’un anticommunisme et d’un réactionnaire exacerbés. Le Barodet est la compilation de toutes les bêtises dites à l’occasion des campagnes présidentielles et sa consultation vaut réponse à votre question. Mais, cette fois, c’est plus grave. C’est une chose de dire des bêtises gentilles quand la nature a bon dos et que la France est en bonne santé. Aujourd’hui, les menaces sont d’une gravité inhabituelle. Nous ne nous sommes jamais trouvés dans une situation aussi dangereuse depuis bien des décennies. Nous devons faire face à l’effet de serre, à la menace de l’explosion des bulles financières, mais aussi à l’incapacité à sortir de la stagnation et d’un chômage qui continue à croître, sans oublier l’explosion de la précarité et une vraie menace de guerre au Moyen-Orient.

Dans ce sombre contexte, pourquoi avoir choisi François Hollande ?

D’abord parce qu’il va bien moins loin que Nicolas Sarkozy dans le mythe qu’on retrouvera la grande croissance pour s’en sortir. Il a compris. En signant la préface de mon livre, il signe une amorce de dialogue sur tous ces thèmes pas très présents dans le programme du PS, donc il signe sa disponibilité pour en sortir progressivement. Ce n’est pas moi qui vais lui faire grief d’avoir des contraintes de discours sur le dos, je n’ai que vingt-deux campagnes électorales sur ma propre tête…

Comment jugez-vous sa campagne ?

Plutôt meilleure que celle de Sarkozy car il fait moins de provoc.

Dans cette préface, il marque toutefois une réserve avec vous, il ne veut pas «offrir la France à la mondialisation»

Il a raison, mais la formule est inexacte. Il ne faut surtout pas offrir la France à la mondialisation non régulée. La mondialisation est un fait et plutôt un fait positif. C’est grâce à ça que la Chine et l’Inde décollent, ce n’est pas rien. L’Afrique en est incapable pour d’autres raisons, mais elle va tout de même mieux maintenant qu’il y a vingt ans. Le monde bouge dans des conditions gigantesques et nous, nous somnolons !

Quand Hollande fait du «monde de la finance» son ennemi, ça vous plaît?

Il n’y a pas deux mondes, la finance et l’économie, étrangers l’un à l’autre. Il y a un monde où l’économie est dominée par la finance, mais en imbrication. A ce sujet, permettez-moi de citer quelques phrases éclairantes de responsables d’ordinaire tenus à un devoir de réserve. Lord Mervyn King, gouverneur de la Banque d’Angleterre, un homme qui n’a jamais un mot de trop, a expliqué il y a peu qu’il fallait s’attendre à une récession sans doute plus grave que celle de 1930. C’est le gouverneur de la banque d’Anglerre qui nous prédit plus grave, pas un prophète chevelu, un écolo ravageur ou Jean-Luc Mélenchon ! Un autre : Jean-Pierre Jouyet, président de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Lui, dont le rôle est d’empêcher la casse et de rassurer les opérateurs de marché, a déclaré qu’il fallait craindre une explosion du système économique et financier mondial. On n’en parle pas beaucoup de tout ça dans la campagne et on s’amuse.

En matière de politique étrangère, quelle est votre grande inquiétude ?

Personne ne regarde le grand Moyen-Orient. Nous avons une stratégie américano-anglaise, acceptée par les autres, et notamment par nous, de torpiller toute possibilité de discuter sérieusement avec les Iraniens. Et même de faire un peu de provoc de temps en temps. Comme s’il s’agissait de préparer une situation de tolérance rendant acceptable une frappe israélienne. Dans cette hypothèse, la guerre devient une guerre irano-syrienne soutenue par la Chine et la Russie, comme on le voit à l’ONU, contre en gros l’Occident et ses clients. Et l’Europe se tait. C’est une affaire à millions de morts, l’hypothèse étant que ça commence nucléaire. Je connais bien ces dossiers et je n’ai jamais eu aussi peur. Nos diplomates ont perdu l’habitude de traiter des situations de cette ampleur et tous nos politiques jouent à se faire plaisir avec des satisfactions de campagne électorale. Ce qui est nouveau, c’est l’intensité des dangers par rapport à un état d’esprit futile. Autre nouveauté, ces dangers sont extérieurs, résolument mondiaux. Il n’y a que l’Amérique latine et l’Australie pour avoir une chance d’y échapper. Aucun grand pays, même la Chine ou les Etats-Unis, n’y peut quelque chose à lui tout seul. Il n’y a de réponse que dans une consultation mondiale attentive dont tout le monde se moque. Nous acceptons même, Guéant compris, un repli sur nous-même et une xénophobie croissante alors que le monde va vers la mixité. Ça me rend malade.

Ce repli ne se nourrit-il pas de l’idée que la mondialisation est bénéfique pour de nombreux pays mais synonyme de délocalisations en France ?

Les délocalisations pèsent pour moins de 9 % de notre chômage. On met les priorités du débat où on veut et où on peut, mais il faudrait rester intelligent et respectueux des faits. Il y a autre chose, c’est cette joie de vivre que nous avons à parler de l’immigration et du malaise que créent les étrangers chez nous. Il est évident que quand ils sont là ils prennent un peu du travail. Il est non moins évident qu’ils prennent le plus souvent des boulots dont les Français ne veulent plus. Et il est encore plus évident que si on a envie de faire quelque chose, on peut limiter l’ampleur quantitative du problème de 0,5 % ou de 1 %. Quelles que soient l’intensité verbale, la vigueur des haines et la joie de vivre qu’auront les militants FN ou ceux de Sarkozy à voir les Français se refuser les uns les autres de vivre ensemble, ça ne changera rien et pourrira tout. L’essentiel reste l’effet de serre et le danger financier. Nous ne nous occupons pas de l’essentiel.

Parlons d’énergie, puisque vous mettez cette question au cœur de votre livre…

Grand dieu ! Je ne la mets pas, elle y est. Il n’y a rien dans mon livre qui soit intellectuellement nouveau ou qui soit une hypothèse. Tous les esprits un peu cultivés savent que l’énergie va être la clé de notre avenir.

Ce problème est-il assez abordé par les différents candidats?

On n’en parle pas assez et pas assez bien. Depuis un moment, on trouve chaque année du pétrole nouveau en moindre volume estimé que ce qu’on a consommé dans l’année. Et ça ne pas va s’arranger. Or la demande chinoise, indienne et de tous les émergents comme le Brésil continue à augmenter vertigineusement. Cela va se traduire sur les prix, ça a d’ailleurs déjà commencé.

Vous faites dans votre livre un vibrant plaidoyer pour le nucléaire civil…

L’importance de ce qu’il faut faire passer dans l’opinion concerne surtout les énergies renouvelables. Nous avons tous envie d’une énergie qui ne tue plus et nous avons tous envie d’une énergie qui respecte notre écologie. Malheureusement, nous ne disposons pas encore de solutions scientifiques qui rendent les énergies renouvelables assez accessibles financièrement pour qu’elles s’intègrent dans le fonctionnement de nos économies. L’éolien et le solaire, les deux plus diffusées, ne permettent pas de faire du kilowatts-heure par milliards. Or il nous en faut des centaines de milliards. Des pays comme le Danemark et l’Allemagne, qui ont joué cette carte trop fort trop vite, vont avoir des problèmes car ils vont devoir payer l’éolien à des prix exorbitants. Le sujet du nucléaire, on y arrive par différence. Et donc, on y arrive… Si on ne trouve rien, en l’état actuel des choses, on va vite arriver à un moment où la baisse très forte des énergies fossiles disponibles va se traduire par une baisse tout aussi forte du Produit intérieur brut (PIB). Ainsi, quiconque dit qu’il faut renoncer au nucléaire nous explique en fait qu’il faut accepter la décroissance. Et là, je fais une hypothèse, la seule du livre, c’est que l’obligation de la décroissance conduit à la guerre civile. Ce n’est pas tenable et ça pose d’ailleurs une question majeure pour la Grèce qui subit une décroissance forcée : comment fait-on dans ce contexte pour maintenir des élections ? Il n’est pas possible de gouverner ce peuple en lui disant qu’il va perdre 25 % de son revenu dans les dix ans si on tient à payer toutes les dettes. Personne ne le dit, mais il ne peut y avoir d’issue en Grèce qu’avec un pouvoir militaire.

La Grèce doit donc éviter de payer toutes ses dettes ?

Il devient de plus en plus indispensable d’annuler partout une bonne partie de la dette non payable. Mais attention, la grande bulle qui menace, elle est privée ! Une éventuelle crise de la dette souveraine européenne ne serait qu’un petit détonateur. Nous sommes dans l’imbécillité politique collective.

Quelle mesure jugez-vous urgent de mettre en place pour réguler la finance ?

La séparation absolue des banques de dépôt et des banques d’investissement. Une solution qui nous a évité pendant soixante ans toute crise financière mondiale. Une mesure de bon sens à laquelle l’Allemagne nous a fait renoncer, nous l’Europe, dès le début des années 90 et j’en prends ma part de responsabilité puisque j’ai laissé Bérégovoy faire le coup. Je n’avais pas encore tout compris. Il faut rétablir ce qu’on appelle le Glass-Steagle Act aux Etats-Unis. Il y a urgence car le pouvoir bancaire a gagné à la City, a vaincu Obama au Sénat, dispose de Mme Merkel comme complice et est en train de gagner en France malgré la lucidité surprenante et déracinée de Sarkozy.

Que voulez-vous dire par «lucidité surprenante et déracinée» ?

Sarkozy est un avocat qui a appris l’économie au contact d’anticolbertistes et d’antigaullistes tels Alain Madelin et Gérard Longuet. Par héritage, cela aurait dû en faire un David Cameron français. Mais ce qu’il avait appris en économie n’avait pas ravagé son extraordinaire disponibilité mentale à comprendre. C’est quand même une intelligence supérieure ce président. Il a mis quinze jours à tout comprendre, c’est-à-dire que la crise démontrait la fausseté des paradigmes de l’organisation économique du monde. Une fois la faillite de Lehman Brothers acquise, il a compris qu’il fallait de la garantie publique pour en sortir. Son énergie n’a pas suffi à bousculer l’Europe, mais elle a arraché des améliorations et un peu de questionnement sur les agences de notation. Mais sur le Glass-Steagle Act, rien, et ces mots terribles quand il a dit qu’il ne fallait rien faire qui puisse affaiblir le système bancaire, et notamment pas lui enlever la possibilité de faire de l’argent avec les dépôts des Français.

Si Hollande est élu, quelle est sa marge de manœuvre ?

La marge de manœuvre budgétaire est à peu près nulle. Mais la mesure par laquelle l’Etat français pénaliserait fiscalement et gravement toute entreprise bancaire coupable d’avoir maintenu des accords et des opérations avec les paradis fiscaux, la mesure selon laquelle il ne saurait y avoir l’exercice de la profession d’agent notateur autrement que sur une base de service public, la mesure selon laquelle le mélange des activités de dépôt et de financement du risque est globalement interdit, tout ça ne coûte rien! La vraie marge de manœuvre, c’est la compréhension politique de l’opinion, d’où l’importance d’en parler. Je ne vais pas les lâcher, ni lui, ni Sarko, ni nos pauvres écolos qui ont raison à peu près sur tout sauf sur l’énergie, c’est-à-dire sur l’essentiel.

Alexandra Schwartzbrod , Sylvain Bourmeau , Jonathan Bouchet-Petersen

Pour : http://www.liberation.fr/france/2012/03/02/michel-rocard-on-est-dans-l-imbecillite-politique-collective_799992

Image à la Une : L’ancien Premier ministre Michel Rocard le 5 février 2011 Photo Joel Saget. AFP/Libération

Commentaires sont clos