Débat : Qu’est-ce que le mal ?

La question se pose avec de plus en plus d’acuité dans la période que nous vivons. Comment  ne pas s’interroger sur le mal devant l’état du monde, et, souvent, la dureté de notre propre vie ? Comment trouver un sens à tout ça ?

Une étude complète sur ce sujet demanderait une bibliothèque de milliers de volumes…

Les quelques pistes que je vous propose ont été choisie en fonction de leur clarté et de leur simplicité d’accès.

Le week-end est un moment de pause qui nous permet un temps de réflexion, profitons-en.

Bonne lecture.

 

Quelle est la nature du mal ?

D’après St Thomas d’Aquin, le mal serait une absence de bien (Dieu),   Cela sous-entend (de mon point de vue)  une présence non seulement transcendantale mais ontologique du divin dans la personne humaine qui nous donnerait le choix de l’acception ou du refus et donc le libre-arbitre…

Dans ce cas, le véritable choix que nous avons ne pourrait venir que du degré de conscience que nous avons de ce divin en nous et c’est là que cette hypothèse trouve sa limite. En effet, cela  élimine d’office les matérialistes athés  qui, refusant de reconnaître la grâce divine, ne pourraient accéder au « bien » pas plus qu’à la « rédemption » et les condamnerait à l’enfer. Ceci ne s’accorde pas avec la notion d’infinie bonté de Dieu.  Vous pouvez vivre une vie d’amour et de justice, si vous n’avez pas la foi, vous ne pouvez être sauvé !

Pour Hanna Arendt (philosophe post-nazie)

C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal.
Le système totalitaire (1951).

Pour Diderot, le mal n’est pas définissable puisque  nous ignorons les conséquences de nos actes :

Un bien présent peut  être dans l’avenir la source d’un grand mal  ; un mal, la source d’un grand bien.
Eloge de Richardson (1762).

Il y a de très nombreux autres points de vue dans la philosophie, sans que l’on puisse y trouver de réponse certaine. Les philosophes de perdent dans définition de la nature du mal, chacun y répondant avec son bout de lorgnette.

La question du bien et du mal demeure un chaos indébrouillable pour ceux qui cherchent de bonne foi ; c’est un jeu d’esprit pour ceux qui disputent : ils sont des forçats qui jouent avec leurs chaînes.
Voltaire, Dictionnaire philosophique (1767).

La vraie question qui se pose dans nos vies est surtout celle du sens : Pourquoi ?

Ce qu’en disent les religions

La réponse des religions biblique est simple : Nous sommes des créatures marqués par le sceau du péché originel, dont nous portons la responsabilité et la culpabilité !  Seule la soumission aux lois divines peut nous permettre d’accéder au bien. Mais cela pose un problème que n’ont pas manqué de souligner les athés.

 « Le problème du mal n’est pas un problème comme les autres. Le mal n’est pas une chose ou un élément du monde. Son surgissement est hautement problématique. Quelle est l’origine du mal ? Question abyssale qui nous conduit à en privilégier une autre, celle de savoir pourquoi nous faisons le mal. Le mal posait déjà une difficulté à la religion. En effet, l’existence du mal semble incompatible avec l’existence de Dieu. Si Dieu est tout puissant et infiniment bon, pourquoi le mal existe-t-il ? On ne peut pas tenir ensemble les trois propositions suivantes :

–          Dieu est tout puissant

–          Dieu est infiniment bon

–          Le mal existe dans le monde.

Si Dieu est tout puissant, il peut être cause du mal dans le monde mais alors il n’est plus tout puissant. Et si Dieu est infiniment bon et si le mal existe, c’est qu’il n’est pas tout puissant.

Les théodicées sont des tentatives philosophiques pour concilier les attributs de Dieu (toute puissance et infinie bonté) et l’existence du mal. Il s’agit alors de déréaliser le mal et montrer qu’il n’est qu’apparent, c’est-à-dire qu’il n’est qu’un moindre mal dans le meilleur des mondes possibles. (Voir à ce sujet la théodicée de Leibniz et sa mise à mal par Voltaire). » (1)

Le Bouddhisme dit que le mal est la souffrance. Pour cette philosophie, souvent mal connue en Occident,  la seule cause de la souffrance est l’illusion de l’esprit, dont  seule la « conscience claire » d’un esprit purifié peut délivrer l’homme.

« De l’esprit proviennent toutes choses.
Tout naît de l’esprit, tout est formé par l’esprit.
Si quelqu’un parle ou agit avec un esprit purifié,
Le bonheur le suit aussi sûrement que la roue suit l’animal de trait. »

Le mal est donc clairement ici associé à la seule souffrance, quelle soit morale ou physique (dukkha dukkha). La souffrance est le mal : autant la souffrance qu’on subit que celle qu’on provoque, puisque que tous les actes portent un fruit en conséquence de leur nature et conformément à leur nature : telle est la loi du karma. » (2)

Autre volet de la souffrance : l’impermanence des choses dont le symbole suprême est la mort :

« Nous voici devant le deuxième sens de dukkha : le mal c’est l’inéluctable de l’impermanence, de la transformation perpétuelle et, à terme, de la transformation ultime du Soi, sa mort. »

Qu’en disent les philosophes :

Le mal est une « énigme », même pour les philosophes.

« Le problème du mal embarrasse la philosophie parce qu’il la confronte à ses propres limites et l’oblige à reconnaître qu’elle n’est peut être pas la plus à même pour parler du mal, ou du moins qu’elle doit laisser place, comme le dit Ricoeur à d’autres « niveaux de discours sur le mal. »

L’échec des théodicées* à rendre compte du mal conduit à admettre l’insuffisance d’un « mode de pensée soumis à l’exigence de cohérence logique, cad à la fois de non-contradiction et de totalité systématique » pour résoudre l’énigme du mal. » (3)

Le mal est un fait incontestable « que le monde est mauvais, c’est là une plainte aussi ancienne que l’histoire et même que la poésie » nous dit Kant, mais comme l’ont souligné H. Arendt ou E. Lévinas, les crimes qui ont été commis pendant la seconde guerre mondiale doivent nous conduire à prendre en compte de nouvelles formes de mal vis-à-vis desquelles les concepts forgés par la théologie ou la philosophie se révèlent impuissants : l’absence de tout motif ou de toute raison compréhensible dans les crimes commis par les responsables nazis, « l’arbitraire irréductible du mal ‘méchant’, du mal sans répondant ni réponse » écrit Lévinas (« le scandale du mal » publié dans les Nouveaux Cahiers anéantit toute tentative de compréhension, voir la rend obscène.

Ceux qui comme Arendt dans Eichmann à Jérusalem ou le réalisateur de Shoah, Claude Lanzmann insistent sur le refus de donner à leur propos le statut d’énoncé théorique sur la nature du mal ou ses raisons : tenter de dépasser le « cas Eichmann » en se posant des questions d’ordre général telles que pourquoi les Allemands ? Pourquoi les Juifs plutôt que d’autres ?, c’est s’engager dans une voie sans issue ou tomber dans ce que Lanzmann appelle « l’obscénité absolue du projet de comprendre ».

Cela ne signifie nullement qu’il faille se taire devant l’horreur des crimes ou se voiler la face, mais plutôt que le fait de vouloir les expliquer ne peut que nous conduire à masquer ou édulcorer la radicalité du mal commis.

  • qui renvoie à l’effrayante banalité du mal

Il ne faut à cet égard pas se méprendre sur la formule d’Arendt : « la banalité du mal ». Dans le compte rendu qu’elle fait du procès Eichmann en 1971, elle met en évidence le fait qu’Eichmann soit un individu parfaitement ordinaire.

Cela ne signifie nullement que le mal soit banal, encore moins qu’il faille le banaliser. Mais qu’il puisse être commis par des êtres ordinaires, obéissant à des ordres, faisant ce qu’ils considèrent comme leur devoir sans se poser de questions, voilà ce qui est insondable, incompréhensible. Si le mal était le fait d’êtres objectivement monstrueux, il pourrait être le fait d’être « inhumains » et l’humanité serait sauve. Le mal réside dans l’absence de pensée.

…/…Peut-on vouloir le mal pour le mal ? Kant excluait cette possibilité d’une volonté diabolique qui choisirait délibérément le mal comme maxime de son action. La faute morale consiste à reconnaître l’existence et la validité universelle de la loi morale, tout en s’en exceptant.

Ainsi toute tentative d’explication renvoie à cette origine insondable. « Il n’existe […] pas pour nous de raison compréhensible pour savoir d’où le mal moral aurait pu tout d’abord nous venir » nous dit Kant dans La religion dans les limites de la simple raison. Le fait qu’il vient des racines mêmes de l’humain est précisément ce qui rend difficile toute compréhension et toute justification.

Faut-il pour autant renoncer à tenter de penser le mal ? L’échec des tentatives de justification ou d’explication du mal doit plutôt être entendu comme une invitation à reprendre le questionnement et à penser le mal autrement …/…

Penser le mal comme catégorie de l’agir

Le mal relève aussi de la sphère pratique, on peut poser le mal comme catégorie de l’agir et non de la pensée. La question n’est ainsi pas tant de parvenir à comprendre ou à justifier l’existence du mal, que de réussir à trouver les moyens de lutter contre le mal.

Les discours juridiques, médicaux ou politique nous font passer à un autre mode de confrontation avec le mal. On ne peut rester simple spectateurs quand il s’agit de crimes, de maladie ou de corruption, ni mettre à distance pour le contempler esthétiquement. Il faut trouver dans l’urgence des moyens d’arrêter les progrès du mal.

On peut alors définir le mal en tant qu’il relève de la sphère pratique comme « ce contre quoi on lutte, quand on a renoncé à l’expliquer » (Ricoeur) « le scandale du mal » est « ce qui ne doit pas être et que l’action doit combattre »

  • Le mal comme moyen d’action

« Le mal n’est pas toujours quelque chose que nous avons à subir, il pourrait devenir un des moyens de l’action, s’il est utilisé à bon escient. Reconnaître que le mal fait partie de nos moyens d’agir, c’était déjà la leçon de Machiavel. Il faut agir en considérant le moindre mal.

Que l’on cherche à bannir le mal ou à en faire un moyen de l’action, il faut regarder le mal en face. Cela suppose que l’on reconnaisse la présence du mal comme partie intégrante de notre existence et que l’on cesse d’en faire quelque chose qui s’imposerait à nous sous la forme d’un destin ou d’une nécessité.

La reconnaissance du mal en nous ne va pourtant pas de soi. Beaucoup d’efforts sont faits pour contourner l’existence du mal, éviter d’affronter directement le problème, se voiler la face en quelque sorte. Ainsi en est-il des discours de la médiation (le médiateur apparaissant comme le personnage providentiel chargé de dissoudre les conflits sociaux ou guerriers) ou de la prévention du mal (on peut penser aux comités de prévention de la délinquance ou de prévention des conflits entre Etats). Le langage ordinaire trahit aussi cette préoccupation : parler de révoltés plutôt que de délinquants, de malades plutôt que de criminels, etc…Tous ces déplacements sémantiques sont signes des hésitations des démocraties « à regarder leurs crimes en face », signe de cette « dérive gestionnaire du mal » Anticiper le mal, tenter d’en atténuer les effets par les vertus de la médiation, c’est admettre pourtant que le mal est là.

  • Le pouvoir et le mal

Que le mal fasse partie de nos moyens d’agir, c’est particulièrement évident dans la pratique du pouvoir.

Le mal apparaît ici sous de multiples aspects : corruption, mensonge, violence, atteinte à la liberté d’expression, violation des droits de l’homme, pratique de la torture, « raison d’Etat » qui permet parfois de justifier des actions condamnables d’un point de vue moral. « La politique développe des maux spécifiques qui sont précisément maux politiques, maux du pouvoir politique. » écrit Ricoeur (Histoire et vérité) Le lien étroit qui unit le pouvoir au mal est l’indice « d’une rationalité spécifique du politique » et permet de mettre en évidence ce qui constitue le paradoxe du pouvoir selon Ricoeur cad le fait que « le plus grand mal adhère à la plus grande rationalité, qu’il y a une aliénation politique parce que le politique est relativement autonome »

Cela signifie que l’on ne peut opposer les conceptions qui admettent que le mal fait partie des outils dont dispose le pouvoir (Machiavel) ou qui font de thème de l’aliénation politique le point de départ de leur critique de l’Etat (Marx) et de l’autre celles qui assignent à la communauté politique la tâche de parvenir au Souverain Bien (Aristote) ou la réalisation de la liberté (Rousseau, Hegel).

Quelle que soit la fin assignée à l’existence politique, elle aura nécessairement affaire à la question du mal.

S’il faut chercher une séparation, elle se situerait plutôt entre le politique comme manière de penser la vie dans la cité comme organisation raisonnable qui cherche la meilleure forme d’existence possible et la politique comme prise de décision, qui implique l’usage de la contrainte, de la force, et parfois même de la violence.

Que l’on prenne le cas d’une tyrannie où le pouvoir est exercé de manière arbitraire (sans lois) et sans le consentement des citoyens, ou le cas d’un corps politique issu du consentement des citoyens qui décident de mettre en commun leur personne et leur volonté « sous la suprême direction de la volonté générale » (Rousseau, Du contrat social, I, 6), la possibilité du mal resurgit toujours, parce que la contrainte demeure le seul moyen de préserver le pacte passé (« quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps ») et parce que l’abus de pouvoir cad les efforts que fait la volonté particulière contre la volonté générale ou encore le gouvernement contre la Souveraineté, ne peut être complètement écartée, mais qu’il s’agit du « vice inhérent et inévitable qui dès la naissance du corps politique tend sans relâche à le détruire. »

La possibilité du mal est inhérente à toute forme de pouvoir et de gouvernement, qu’il soit tyrannique, despotique, républicain, monarchique ou démocratique. Il ne s’agit pas de diaboliser le pouvoir, ni faire du pouvoir le mal en soi, mais prendre acte du fait que le pouvoir est « dans l’histoire, la plus grande occasion du mal et la plus grande démonstration du mal » écrit P. Ricoeur, Histoire et vérité, « le paradoxe politique » …/…

Il y a encore de très nombreuses réponses possibles, aussi nombreuses que de religions, de courants gnostiques, de philosophies.. Autrement dit, lorsqu’il y a un nombre de réponses infinies à une question il n’y a au bout du compte aucune vérité.  Les réponses que l’on choisit sont individuelles et relèvent donc de la croyance.

Une prochaine fois, je chercherai ce qui répond à cette question : Comment échapper à la souffrance

Merci d’être allé jusqu’au bout et ne manquez pas de commenter si vous le souhaitez !

Galadriel

* théodicée = Essai philosophique qui plaide la cause de Dieu face au mal

Sources et articles complets : (Ces choix sont miens et bien évidemment non exhaustifs.)

 

(1) Introduction à la philosophie morale

http://blog.crdp-versailles.fr/philoarmand2014/index.php/pages/Introduction-%C3%A0-la-philosophie-morale

(2) Le bouddhisme : Au-delà du bien et du mal

http://www.bouddhismes.net/bouddhisme-au-dela-du-bien-et-du-mal_Trotignon

(3)  Le mal, un problème pour la philosophie

http://societealpinedephilosophie.over-blog.com/article-le-mal-un-probleme-pour-la-philosophie-47572635.html

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