Le savoir-vivre du bonheur d’Alexandre Jollien

Les recettes du bonheur fleurissent sur le net. Chacun a sa petite recette perso, les uns se réfèrent à la spiritualité, d’autres à la philosophie, d’autres à la psycho, et d’autres enfin à leur expérience personnelle.  Il n’y a pas de recette absolue, apparemment, ça se saurait. Voici un « menu » plein de bon sens, parmi beaucoup d’autres…

Philosophe suisse, handicapé de naissance, auteur d’Eloge de la faiblesse (Cerf, 2000) et du Métier d’homme (Seuil, 2002). Son troisième ouvrage, La Construction de soi, vient de paraître au Seuil. Le dernier livre d’Alexandre Jollien est né d’une constatation : la philosophie n’est pas tout… « J’ai beaucoup lutté contre l’adversité.

Pourtant, une fois en paix, avec un métier, une femme que j’aime et de beaux enfants, je me suis trouvé incapable de savourer mon bonheur, raconte-t-il. Quand ma femme était enceinte, tandis que je craignais la toxoplasmose (maladie qui peut toucher les femmes enceintes non immunisées, et dont elles se protègent en évitant le contact avec les aliments crus et ceux issus de la terre, mais aussi les chats), je ne pouvais pas la voir manger une salade sans entrer dans des angoisses terribles. Je me suis alors demandé à quoi servait toute ma belle sagesse si elle ne m’aidait pas devant une feuille de salade ! Je suis donc retourné auprès des philosophes qui m’avaient tant aidé à nourrir une vie de combat, afin de trouver avec eux une philosophie pour la vie, une philosophie de la joie. » Avec l’humour, le détachement et l’implication que ses lecteurs lui connaissent désormais, Alexandre Jollien nous confie ce qu’il a rapporté de sa plongée chez ses maîtres de vie.

Vivre dans la joie

 

« Du fait de mon handicap, j’ai été nourri par le besoin, mais également le désir de la lutte. Et le bonheur était inclus dans ce combat : il fallait se battre pour être heureux. Et puis j’ai eu des enfants. J’ai compris qu’ils étaient dans la joie naturellement, et que moi, pauvre philosophe, je ne savais pas. J’ai découvert que la logique de guerre que j’avais appliquée à ma vie depuis toujours m’avait finalement fragilisé, parce que je ne savais pas par quoi la remplacer. C’est peut-être confortable de vivre dans le combat, parce qu’il est toujours plus facile de se battre contre quelque chose que d’affirmer ce que l’on veut vraiment. C’est ainsi qu’il est plus facile de taper sur Dieu que de trouver des raisons de vivre sa foi au quotidien. Il est plus facile de se battre contre les immigrés que de trouver des solutions pour les intégrer. Etre en lutte, c’est se lever le matin pour changer le monde.

Demeurer dans la joie, c’est sans doute se réveiller le matin avec une question : “Qui, quel geste, quelle action va me rendre joyeux aujourd’hui ?” Cela ne nie pas les difficultés du quotidien. Au contraire, cette attitude nous permet de les affronter. Elle empêche la souffrance d’être le centre de notre vie. Loin de la naïveté, il s’agit d’habituer son regard à voir toute la réalité, le positif comme le négatif, le bien comme le mal. Chaque jour, nous nous imposons des responsabilités, des missions, des devoirs, au premier rang desquels celui d’être heureux.

A mon sens, c’est lorsque l’on renonce à être heureux à tout prix qu’on le devient. Le véritable hédonisme, ce n’est pas renoncer à être heureux, c’est se libérer de la volonté de l’être. Spinoza me sert de guide : “Bien faire et se tenir en joie.” Pour moi, la morale peut tenir dans ces mots. »

Vivre dans l’instant

 

« Notre course au bonheur ne cesse de nous pousser en avant. “Quand j’aurai rencontré la femme de ma vie, je serai heureux” ; “Quand j’aurai changé de boulot…” ; “Quand j’aurai perdu dix kilos…” ; “Quand j’aurai fait ce lifting…”
A attendre notre grand bonheur, on en oublie de regarder les petites joies du quotidien. Hier, je me promenais avec ma fille de 2 ans, en vélo, au bord de l’eau, et je pensais, en pédalant : “Pourvu que mon livre marche.” Tout à coup, Victorine m’a dit : “Regarde, papa, bateau.” J’ai compris qu’elle était totalement dans le présent et que moi, à pédaler sur mon vélo et dans ma tête, j’étais incapable de voir la beauté du paysage. Le bonheur, il est là.

De nombreuses philosophies le répètent : soyez dans l’ici et maintenant. Avec l’essor des philosophies orientales, c’est même devenu une expression à la mode. Mais le message est souvent galvaudé et devient : “Jouissons dans l’ici et maintenant.” Il peut même devenir une fuite : “A moi, tout et tout de suite.” Au contraire, être véritablement dans l’ici et maintenant, c’est s’ouvrir à ce que nous ressentons. Y compris à la souffrance. Vivre dans le présent, c’est reconnaître que je souffre et me demander ce que je peux faire ici et maintenant pour diminuer cette souffrance. »

Vivre dans l’imparfait

 

« Pour Schopenhauer, nous sommes tyrannisés par le désir. Et nous ne prenons jamais le temps d’interroger celui-ci. L’important est de comprendre qu’existe en nous un désir d’absolu. On pense y répondre en obéissant à quantité de petits désirs – une nouvelle voiture, un nouveau vêtement… – mais il ne sera jamais comblé. Cela ne veut pas dire qu’il faille vivre sans désir, mais être conscient qu’il y a peut-être en nous une blessure, une béance qui réclame réparation ou compensation. Il ne s’agit pas de culpabiliser en disant : “Je ne devrais pas compenser.” Mais voir que nous compensons. Vivre imparfait, c’est accepter d’être soi et non quelqu’un d’autre de plus riche, plus beau, plus heureux.

Bien sûr, nous voudrions tous être au-dessus de nos faiblesses, avoir soldé les comptes qui nous alourdissent. Mais non : parfois, il nous faut juste vivre avec. Accepter notre place. Vivre dans l’imparfait, c’est revenir à la distinction d’Epictète : “Qu’est-ce qui dépend de moi et qu’est-ce qui ne dépend pas de moi ?” Dès lors, il est plus facile de faire le tri entre ce que nous pouvons changer et ce que nous devons accepter. Si l’action prend sa source en nous, si elle obéit à un vrai désir de joie, c’est formidable. Mais prenons garde au désir de fuite. »

Vivre avec soi

 

« L’affirmation de soi, c’est repérer ce qui est le plus profond en moi, le plus fidèle à moi. Une grande source de souffrance consiste à vouloir ce qu’ont les autres. Pour s’en guérir, il faut cesser d’être son propre juge et arrêter de se comparer aux autres.
Spinoza rapporte l’exemple de l’aveugle, qui est parfait en soi : ce n’est que s’il se compare aux autres qu’il perçoit sa cécité comme un manque. Quelle est la place de la comparaison dans ma vie ? Je me souviens d’une discussion avec un jeune moine bouddhiste à qui je disais : “Vous, vous êtes au-dessus de ça”, et qui m’a répondu : “Pas du tout, je suis jaloux de cet autre moine parce qu’il est plus compatissant que moi.” Une fois encore, il ne s’agit ni de se priver, ni de culpabiliser. Il faut juste ne pas être dupe de notre désir.

Faire semblant de ne pas être envieux ou jaloux serait se mentir à soi-même. Quand j’entre dans une librairie et que je vois des piles de livres de Luc Ferry (philosophe et écrivain, ancien ministre de l’Education nationale. Dernier ouvrage paru : Philosopher aujourd’hui – Odile Jacob, 2006), je suis envieux de sa réussite, je l’admets. Mais si je commence à faire semblant de ne pas l’être, je ne suis pas dans la vérité de moi-même. »

Vivre avec la peur

 

« Avec mes enfants, j’ai découvert la peur, l’angoisse au ventre qu’il leur arrive quelque chose. Tous les parents connaissent cette inquiétude. Mais faut-il nous débarrasser de cette angoisse ou apprendre à vivre avec ?

Plus on lutte contre la peur, plus on lui donne de la force, et plus elle est présente dans nos vies. La peur fait partie de chacun d’entre nous. Accepter notre peur sans devenir son esclave, l’admettre sans lui obéir : voilà tout l’enjeu. De nouveau, il convient de revenir à soi et de s’interroger : “Qu’est-ce que je fais par peur ?” Non pour qu’elle disparaisse mais pour l’accepter. Le principal n’est pas dans la peur elle-même mais dans ce que j’en fais. Après tout, elle peut être stimulante, elle peut être un moteur.
Comprendre sa peur ne signifie pas se résigner à la subir. Ce n’est pas dire : “Je suis fier de ma peur”, mais tenter de la comprendre pour diminuer son pouvoir. Vouloir abattre tous les ennemis intérieurs nous donne l’illusion qu’un jour viendra où l’on sera à l’abri. Mais on ne sera jamais à l’abri. Il faut composer avec ses démons, ici et maintenant. »

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