Au ralenti… Boum !
Je regardais récemment un documentaire filmé montrant des tests de résistance auxquels étaient soumis des véhicules qu’on faisait entrer en collision avec un obstacle, à une allure plus ou moins vive. On y voyait des images enregistrées par des caméras à grande vitesse capables de reproduire à l’extrême ralenti le mouvement d’un mobile très rapide, en lui donnant cette apparence un peu irréelle que prennent les objets dans les séquences tournées par ce procédé-là, comme s’ils flottaient en suspension dans un espace sans pesanteur.
Toutes les sociétés devenues la proie du capitalisme mondialisé et de son productivisme aveugle ressemblent à ces véhicules lancés à toute vitesse mais filmés à l’ultra-ralenti de sorte qu’aux yeux du spectateur ils semblent ne jamais devoir rencontrer l’obstacle encore lointain ou, pour le moins, avoir tout le temps nécessaire pour changer de trajectoire. Nous aussi, nous allons droit dans le mur, mais tout comme les véhicules en question, nous prenons notre temps. À l’échelle de nos vies ordinaires, le trajet peut durer des mois et des années, suffisamment longtemps pour que la certitude de l’écrasement final, privé et public, échappe à notre imagination infirme, d’autant plus que celle-ci est accaparée par d’incessants divertissements qui la détournent de la vision du terminus. La société capitaliste prend son temps pour se désintégrer et chacun de ses membres s’efforce de faire que ce temps soit du « bon temps ». L’essentiel de l’économie de marché ne sert plus qu’à cela : vendre et acheter du plaisir, du fun, du cool, du smooth, du glamour, des opiums conditionnés en barquettes, en canettes, en ampoules, en pilules, en pixels ou en bits, pour entretenir l’illusion d’un vol planant sans secousse et sans fin.
Pourtant, en dépit des puissants anesthésiants qui nous sont administrés, nous sentons bien, dans nos moments de lucidité, que la catastrophe est proche, tellement proche qu’en fait elle est déjà là et que l’implosion finale a déjà commencé. À chaque instant de notre parcours nous constatons qu’une foule de choses se déglinguent, se déforment et se pulvérisent. Nous percevons même des accélérations inattendues, au rythme affolant des banquises qui fondent, des forêts qui se volatilisent, des déchets qui s’accumulent et des gaz qui s’épaississent. Encore sont-ce là des dégâts désormais visibles, mesurables, mais il y a aussi tous ceux qui, plus insidieusement et plus irrémédiablement encore, affectent non pas le milieu physique environnant mais notre propre milieu interne, celui qui fait notre substance et notre identité et qui, d’une génération à l’autre, sous le nom de « culture », assurait la transmission d’un sens commun. Lui aussi nous échappe, se dilue et s’évapore. Tout se passe comme si nous n’avions plus rien à communiquer entre nous que les réactions de notre thalamus et nos décharges d’adrénaline. Chacun(e) se veut une monade à nul(le) autre pareil(le) et l’individu ne se retient plus de regarder son prochain comme un alien.
Mais comme tout semble se dérouler au ralenti, dans l’incessant goutte-à-goutte du temps qui coule, nous conservons l’illusion d’avoir l’éternité devant nous et nous continuons à vaquer à nos petites affaires monadiques en nous jouant la comédie de l’importance, sans voir vers quoi nous nous précipitons en douceur.
Alain Accardo
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Chronique parue dans le journal La Décroissance du mois de novembre 2013.
Du même auteur, vient de paraître, De notre servitude involontaire, (Agone, coll. « Éléments », 2013).
Source : Agone