ARRÊTONS DE TERGIVERSER : LA RETRAITE À 18 ANS !

On s’enferme dans le discours des dominants sur la retraite parce qu’on n’ose plus penser autrement. Mais en repartant de l’idée du revenu à vie, on peut sortir de la prison idéologique.

La journée d’action syndicale du 10 septembre a été un échec. On nous dit que le gouvernement a habilement manœuvré pour désamorcer toute mobilisation, que les syndicats sont divisés, que c’est la « crise »… Certes, mais au vu de résultats aussi peu probants, on peut légitimement se demander si, en se battant comme on le fait depuis vingt ans pour « sauver les retraites », on ne se condamne pas à les perdre. N’est-il pas temps de voir autrement ?

Au début des années quatre-vingt, André Gorz écrivait qu’« il est des époques où, parce que l’ordre se disloque, ne laissant subsister que ses contraintes vides de sens, le réalisme ne consiste plus à vouloir gérer ce qui existe mais à imaginer, anticiper, amorcer les transformations fondamentales dont la possibilité est inscrite dans les mutations en cours » [1].

« De toutes façons, l’évolution technologique abolit d’énormes quantité de travail et place la société devant le choix : société de chômage, très inégalitaire et toujours productiviste, ou société de temps libre où les activités auto-déterminées et non marchandes puissent l’emporter, dans la vie de chacun, sur le travail rémunéré à but économique. »

André Gorz plaidait pour un « revenu à vie ». À ne pas confondre selon lui avec sa « version conservatrice », un revenu minimum, aux appelations multiples (revenu de base, minimum de base, social garanti, de citoyenneté…) qui a pour « but essentiel non pas d’abolir l’indigence et le chômage mais de les rendre socialement tolérable au moindre coût pour la société ».

Le philosophe et journaliste défendait « sa conception de gauche » d’« une logique radicalement différente »« la garantie d’un revenu indépendant de l’occupation d’un emploi constitue le droit qu’a chaque citoyen de recevoir, réparti sur sa vie entière, le produit de la quantité incompressible de travail socialement nécessaire qu’il a à fournir au cours de sa vie ». André Gorz évaluait cette quantité à 20 000 heures de travail par vie représentant l’équivalent de dix années de travail sur la base d’un plein temps.

Trente ans après le libertaire André Gorz, ironie de l’histoire, c’est maintenant un militant du parti communiste depuis 46 ans, Bernard Friot, 67 ans, sociologue et économiste, qui, de livres en livres, conférences, débats publics, télévisions, radios… se fait le plus ardent défenseur du revenu universel par lui nommé « salaire à vie ». Il était l’invité de Daniel Mermet, dans son émission Là-bas si j’y suis, sur France inter, le 10 septembre, pour parler des retraites. Extraits :

• Daniel Mermet : Le retraité est perçu aujourd’hui comme un poids mort qui aura une petite activité, comme ça, de bricolage, de… mais enfin, il est voué au mieux à faire son jardin, à faire des petits voyages et préparer la visite des petits enfants de temps en temps quoi, mais il est pris en charge, c’est une charge.

• Bernard Friot : Non, là alors c’est vraiment un point dont il faut se débarrasser dans nos représentations car ce n’est pas la réalité et c’est une représentation extrêmement mortifère. D’une part, quand même, un retraité qui cultive son jardin ou qui crée des liens familiaux avec les petits enfants est quand même largement aussi utile qu’un professeur de mathématiques financières ou un type qui produit des semences non reproductives ou qui produit des tas de marchandises qui sont nocives.

• DM : Il [le retraité] détruit rien, au moins il ne détruit rien celui-là .

• BF : Oui, mais non seulement il ne détruit rien, mais faire des tomates qui sont des tomates c’est produire, et c’est quelque chose de très important. L’autre enjeu effectivement important, c’est la question du travail. Cest quoi travailler ? Est-ce que les retraités travaillent ?

Non comptabilisées dans le PIB, les tâches domestiques représenteraient un tiers de celui-ci

• DM : Et bien la réponse est non.

• BF : Et bien la réponse est oui, la réponse traditionnelle est non, oui bien sûr, mais si nous répondons non, c’est parce que nous considérons que seulement si on est dans l’emploi on travaille. D’ailleurs on confond souvent emploi et travail. Chercher du travail », en réalité ça veut dire chercher un emploi, ou ne pas travailler ça veut dire ne pas avoir d’emploi. Dans nos sociétés capitalistes c’est l’emploi qui décide du travail. Et pour le pire.

Aujourd’hui, l’emploi empêche de travailler. Je voudrais que cette phrase ne soit pas prise pour une provocation. Ceux qui ont un emploi, toutes les enquêtes le montrent, qu’est-ce qu’ils disent : “J’aime mon boulot, mais ce que je fais n’est plus du boulot ! ” Il y a une forme de souffrance, dans l’emploi on ne peut pas vraiment exprimer sa qualification. On ne peut pas du tout décider au travail, ça c’est clair, ce sont les employeurs qui décident à notre place, et les actionnaires.

Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de chômeurs chez les retraités ? Là encore c’est une question qui vaut le coup d’être posée, parce que les retraités, ils sont payés à vie. Si on a un salaire à vie, c’est que la qualification n’est plus celle du poste, si on a un salaire à vie, c’est que la qualification est celle de la personne même.


« L’énigme », Hervé Télémaque

La raison du bonheur au travail de la moitié des retraités (pas tous, la moitié des 14,5 millions de retraités sont dans la survie, mais 7 millions ça fait quand même l’équivalent du tiers des actifs occupés, c’est 10% de la population) ? Voici ce qu’ils disent : « On a jamais autant travaillé, on a jamais autant été heureux de travailler ! » Pourquoi ? Parce que « ça tombe tous les mois » ! Ils n’ont pas besoin de passer par la case « marché du travail », la case « employeur », la case « emploi », la case dictature du temps, ils sont libérés de tout ça, enfin, il peuvent travailler.

Et c’est pour ça que je dis que les retraités travaillent, parce qu’ils ont un salaire à vie qui fait que leur activité est transformée en travail, et c’est un modèle que l’on peut parfaitement transposer. Pourquoi est-ce qu’à 18 ans on ne disposerait pas d’une qualification avec le salaire à vie ?

La solidarité salariale, c’est les retraités qui disent [aux jeunes d’aujourd’hui] : « Ce à quoi j’ai droit, le salaire à vie, qui est la cause d’un bonheur au travail, vous y avez droit aussi, nous avons tous droit à un salaire à vie, nous avons tous droit à avoir une qualification, de 18 ans à notre mort. »


« Plus value », Klauss Geissler

Bernard Friot, dans une interview dans L’Humanité du 14 août nous invite à réaliser que « la qualification de la personne dans la fonction publique [les fonctionnaires sont payés pour leur grade, indépendamment de l’emploi qu’ils occupent] et la cotisation qui socialise déjà 45 % du salaire » anticipent l’idée du salaire à vie. Et de nous remettre en mémoire « que 40 % du PIB sont déjà produits dans le cadre des services publics et de la Sécurité sociale par les fonctionnaires, les retraités, les soignants, les parents et les chômeurs. » [2] Soit « autant de personnes qui ne relèvent ni du marché du travail ni de la valorisation de la propriété lucrative par la production de marchandises. » Et de conclure que « cela ouvre un possible pour sortir du capitalisme ».

Au cœur du système coopératif prôné par Bernard Friot, il y a la cotisation, « grande invention révolutionnaire de la classe ouvrière, elle ne ponctionne pas le profit ni la rémunération de la force de travail, ces deux institutions du capital. Elle les remplace pour financer une croissance non capitaliste. La cotisation, c’est la légitimation de ce que nie le capital : nous sommes les seuls producteurs de la valeur. Cela doit être reconnu par un droit à un salaire attaché à la personne et non pas à l’emploi. »

Bernard Friot décrit un monde émancipé des patrons, des actionnaires, « des parasites » souligne-t-il, où, « par généralisation de la cotisation sociale, le salaire ne sera pas versé par l’entreprise : elle cotisera à une caisse qui, par mutualisation des valeurs ajoutées, pourra garantir les salaires. De même, une cotisation économique financera l’investissement et mettra fin à la propriété lucrative en laissant la place à une propriété d’usage des lieux de production par tous les salariés ».


En 1973, les travailleurs de chez LIP expérimentent les idées autogestionnaires

Quand André Gorz défendait le revenu à vie, il se nourrissait d’un mouvement social offensif et d’un syndicalisme dynamisé par le mouvement de mai et juin 1968 ; une époque, rappelons-le, où la CFDT prônait l’autogestion et où les travailleurs de LIP en étaient les hardis explorateurs. [3]. Quand Bernard Friot défend le salaire à vie, il est à des années lumières d’un syndicalisme déboussolé, avec un mouvement social sans horizon et des partis politiques sans programmes.

De là sans doute l’impression que l’on a d’entendre un conte de fée social, une utopie dont on ne voit pas comment on pourrait lui donner vie. C’est ce qui transparaissait d’une conférence-débat sur les retraites avec Bernard Friot, le 5 septembre, à la Bourse du travail de Paris, dans le cadre d’une réunion de formation syndicale organisée par le SNU-FSU pour les personnels de Pôle emploi. Si les quelques centaines de salariées réunies (90% de femmes) semblaient adhérer au monde idéal du sociologue, nombre de questions posées restaient centrées sur la retraite à Pôle emploi, rappel prosaïque qu’il y a loin de la coupe aux lèvres.

Pour Patrick Rozenblatt, sociologue du travail, les thèses de Bernard Friot « peuvent donner à croire qu’il suffit de maîtriser les questions économiques, d’avoir un bon modèle économique, pour changer le monde. Alors même que l’idée du revenu universel que je partage est indissociable de la construction collective d’un imaginaire collectif alternatif, une révolution culturelle où tous les aspects de la vie doivent être réinventés. Est-ce que cela ne devrait pas commencer par la reconnaissance, de la part du syndicalisme en particulier, du travail qui échappe au salariat, celui des retraités, des femmes et des hommes à la maison… mais aussi celui de “l’usager-producteur” de plus en plus contraints d’être la main d’œuvre gratuite des automates » ?


À Madrid contre l’austérité

Edgar Morin, dans un entretien avec Edwy Plenel dans Mediapart , affirme que « ce qui manque dramatiquement, c’est une pensée complexe capable de traiter les problèmes fondamentaux pour armer les citoyens. » Croissance, compétitivité, dette… « on vit dans des idées obsolètes et inadéquates dont on attend néanmoins les recettes générales. »

Si dans un continent, l’Amérique du Sud, des pays et leurs habitants tracent leur route vers le « ßuen vivir », ailleurs on cherche une issue. Des révolutions arabes aux Indignados espagnols ou Occupy aux États-Unis, et les dizaines de mouvements populaires qui essaiment la planètes ces dernières années, Edgar Morin estime que s’ils finissent par retomber, dispersés, divisés, c’est faute d’« une pensée qui dise où aller ». Et de plaider encore et toujours pour le débat, appelant de ses vœux « la reliance », c’est à dire « rassembler les initiatives créatrices, faire du lien, créer du lien, mettre en relation ».

Dans son article du Monde diplomatique de septembre intitulé « Afin que l’audace change de camp, stratégie pour une reconquête », Serge Halimi, estime que « les néolibéraux ont si bien enraciné l’idée qu’il n’y avait “pas d’alternative” qu’ils en ont persuadé leurs adversaires, au point que ceux-ci en oublient parfois leurs propres propositions… » Rappelant quelques-unes de celles-ci, dont celles de Bernard Friot, il nous invite à « conserver à l’esprit que plus elles semblent ambitieuses auourd’hui, plus il importe de les acclimater sans tarder ».

Source : Médiapart via Reporterre

Image à la une : Matisse – La joie de vivre.


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