En Turquie, une contestation en ligne d’ampleur « phénoménale » et très bien préparée

« Ces choses que l’on appelle les réseaux sociaux sont des fauteurs de troubles dans nos sociétés actuelles. » Les propos émanent du premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, lors de ses déclarations du dimanche 2 juin.

Ils viennent en réponse à une très large campagne de diffusion des messages, photos, vidéos et témoignages postés sur Twitter, Facebook ou Instagram : depuis le début de la contestation, des millions de publications y relayent les mots d’ordre anti-gouvernement, et rendent compte, à leur manière, des manifestations.

Lundi 3 juin au matin, le site Trendsmap (qui affiche sur une carte les principaux sujets discutés sur Twitter en fonction des pays) montre que le nombre de messages postés sur Twitter en rapport avec le sujet depuis la Turquie reste très important.

Capture d'écran du site Trendsmap, le 3 juin au matin, qui montre l'importance des sujets postés sur Twitter depuis la Turquie concernant la contestation.

 

Comme nous le signalions sur notre blog Big Browser, les mots clés #OccupyGezi et #DirenGeziParki (du nom du parc Gezi, à l’origine des manifestations) ont fait partie des occurrences fédératrices, depuis le premier rassemblement d’ampleur à Istanbul vendredi. Le terme « occupy », en référence au mouvement Occupy Wall Street de 2011, de même que le soutien de la mouvance Anonymous au mouvement (signalé par France 24), témoigne d’un ancrage revendiqué dans les dernières grandes frondes internationales.

 

Le nombre de publications en provenance du pays ne laisse en revanche aucun doute sur le rôle particulièrement actif des Turcs mobilisés sur place. « En 24 heures [entre le 31 mai et le 1er juin], il y a eu près de 2 millions de tweets en lien avec les manifestations. […] 90 %, environ, des tweets géolocalisés viennent de Turquie et 50 % d’Istanbul même. […] Près de 88 % de ces tweets sont rédigés en turc, ce qui suggère que l’audience de ces tweets est constituée d’autres citoyens turcs et non de la communauté internationale », notent deux chercheurs de la New York University, estimant d’ores et déjà « phénoménal » le rôle joué par les réseaux dans cette crise (à lire en anglais sur Al-Jazeera).

 

Les enjeux principaux de tous ces messages : afficher librement son soutien à la contestation, mais aussi témoigner au mieux du développement des manifestations, comme le montrent les compilations de tweets réalisées le 31 mai par les sites BuzzFeed et Al-Jazeera (voir ci-dessous les tweets rassemblés par Al-Jazeera).

Ces contestataires numériques ont parfaitement compris les codes de communication liés à ces plateformes, et souhaitent une diffusion mondiale de leur message. Derrière la bannière #OccupyGezi se trouve un site mais aussi un blog sur Tumblr, une page Facebook qui compte 28 000 « J’aime », un site de référencement d’images Instagram et des publications sur Vine, sans oublier une page Quora. Pour s’adresser à un public le plus large possible,  #OccupyGezi a fait traduire son communiqué en 42 langues.

 

Le texte en français précise :

 

« Les médias turcs, qui sont directement contrôlés ou ont des liaisons politiques et économiques avec le gouvernement, refusent de traiter les incidents. Les agences de presse turques également bloquent la diffusion de l’information sur les événements. SVP, diffusez ce message pour que le monde prenne conscience de l’Etat policier turc créé par l’AKP de Recep Tayyip Erdogan, qui est souvent considéré comme un modèle exemplaire pour des pays du Moyen-Orient. La démocratie turque s’attend à votre soutien. Merci ! »

 

Il s’agirait donc de se substituer aux médias locaux, jugés défaillants, et qui sont, eux aussi, la cible des manifestants. Samim Akgönül, historienne et politique franco-turque, précise sur Slate.fr :

« Les médias en Turquie, depuis cinq jours, sont largement critiqués sur les réseaux sociaux quant à leur attitude timide et soumise face aux manifestations et violences, notamment à Istanbul. […] Structurellement parlant, la presse écrite et télévisée est entièrement aux mains des grands groupes financiers. Contrôler des organes de presse est un outil pour faire des affaires. Ainsi, la grande majorité d’entre eux s’accommode depuis toujours avec le pouvoir en place. Conjoncturellement, depuis 2007, depuis que l’AKP a consolidé son pouvoir en Turquie, il y a eu une véritable mainmise sur les organes de presse, par divers moyens de pression (expropriations et reventes, impôts exorbitants, intimidations, pressions sur les patrons…). »

 

 

Tout le week-end, des centaines de messages ont été postés depuis la Turquie à destination de la presse internationale (exemple ci-dessous sur Twitter), la plupart du temps porteurs de liens vers des photos. La page Facebook du Monde.fr a également reçu de très nombreuses sollicitations.

 

police has trapped protesters in taksim @BBC @CNN @guardian @nytimes @lemondefr @TIME @Reuters @cnnbrk @CNBC #direngeziparki

— gizem (@uniquemunique)

 

Parmi tous ces messages, extrêmement viraux (une photo peut comptabiliser des centaines voire des milliers de retweets), de nombreuses « informations » étaient parfois invérifiables, parfois largement exagérées, sinon mensongères.

 

Dans l’après-midi de samedi, la rumeur a ainsi enflé que le gouvernement turc aurait bloqué l’accès à Facebook et Twitter dans tout le pays. Les mots « Twitter, Facebook, Turkey » sont mentionnés des milliers de fois en quelques heures, alors que la manifestation a pris de l’ampleur sur la place Taksim d’Istanbul.

 

 

Capture d'écran du site Topsy, répertoriant la récurrence des messages sur Twitter contenant les mots "Turkey, Facebook, Twitter".

 

Puis le nombre de messages décroît fortement, alors que les connexions reviennent pour la majorité des utilisateurs turcs. Le site TechCrunch, qui a contacté des personnes sur place, évoque bien des difficultés d’accès aux réseaux sociaux depuis certains points d’Istanbul et d’autres villes, mais cela peut s’expliquer par une saturation des réseaux téléphoniques dans les principaux lieux de manifestation. Le correspondant du Monde, Guillaume Perrier, a dû ainsi interrompre son compte rendu sur Twitter à ce moment précis :

 

Connexion très aléatoire je ferai une heure d’envois de photos plus tard depuis bureau. Je retourne au charbon.

— Guillaume Perrier (@Aufildubosphore)

 

Au même moment, ce sont près de 50 000 mentions qui sont faites d’une potentielle utilisation du toxique « agent orange » par la police turque (un herbicide utilisé par les Etats-Unis lors de la guerre du Vietnam). Des photos et des témoignages présentent bien l’utilisation d’un produit lacrymogène de couleur « orange », mais « rien n’indiquait » l’utilisation locale de l’herbicide, a expliqué CNN sur Twitter, en écho au journaliste américain Andy Carvin, pour qui il ne fallait pas diffuser cette rumeur infondée – il s’agirait en fait d’une fumée de détresse.

Autre exemple de désinformation : une vidéo YouTube, dont le titre évoque des policiers qui seraient en train de vandaliser un distributeur automatique. De nombreux commentaires précisent qu’il s’agit d’une présentation erronée des faits, et qu’en réalité, les policiers cherchent à atteindre des contestataires derrière une porte.

Autant d’approximations qui portent atteinte à la crédibilité du mouvement en ligne #OccupyGezi, alors que son ampleur, de même que les violences, qui ont fait des centaines de blessés lors des manifestations, sont bien réelles.

 

Source : Le Monde.fr

 

Le but des brins est de tenter de vous informer différemment en mettant en lumière certains sujets et en les proposant à votre réflexion. Utilisez toujours votre discernement et votre libre-arbitre.

 

 

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