ONZE LOGIQUES ÉCONOMIQUES POUR CHANGER LE MONDE

Tout changement social doit concevoir son économie. Et alors que s’ouvre aujourd’hui à Paris le OuiShareFest, premier événement européen entièrement dédié à l’économie collaborative, j’avais envie de donner suite à ce billet et faire le point sur un ensemble de termes qui reviennent souvent dans l’actualité pour qualifier les modèles économiques émergents et à venir qui cherchent à fournir des réponses aux enjeux du siècle.

 

L’économie coopérative

 

Commençons avec le plus ancien de ces modèles, qui relève de l’économie sociale et solidaire. Les premières coopératives de consommation sont apparues à la fin du XVIIIe siècle afin de promouvoir une économie plus sociale. À l’époque, les consommateurs se regroupaient pour acheter en gros des biens de consommation en donnant à chaque membres le droit d’exercer des droits et des devoirs.

 

Dans cette économie sociale, des groupements de personnes visent à satisfaire des attentes collectives: des réseaux coopératifs aussi variés que celui des magasins Biocoop, des fournisseurs d’électricité comme Enercoop ou une banque comme le Crédit coopératif (dont la logique reprend celle des coopératives de production) proposent plus que des biens et des services : ils offrent des garanties sur la qualité des produits, les modes de production, le respect de l’être humain et de l’environnement, la garantie d’un prix juste, et au final une autre vision de la société.

 

En ce sens, la logique n’est pas anticapitaliste, mais a-capita-liste: ces initiatives ne sont pas en opposition au capital, mais dans sa négation, et la personne humaine remplace le capital dans la finalité de l’action collective des hommes.

Pour Jean-François Draperi, spécialiste du mouvement mutualiste et coopératif, ce mode de fonctionnement permet surtout d’assurer la cohérence des sociétés: « L’entreprise d’économie sociale renoue le lien entre les actifs et le capital. Elle réunit en association des personnes volontaires, chacune disposant d’une voix et d’une seule dans la prise de décision indépendamment des différences d’investissement financier. Le bénéfice réalisé n’est pas considéré comme un profit, mais comme un excédent de gestion sur lequel l‘entreprise constitue des réserves impartageables et inaliénables« , explique-t-il dans Rendre possible un autre monde.

 

Dotée maintenant d’un ministère, ce secteur a créé 400 000 emplois nouveaux (davantage que le secteur privé traditionnel) en dix ans et avance actuellement sur la question de ses liens avec l’entrepreneuriat social (sous l’impulsion du Mouves, notamment) pour savoir si une acceptation plus large des statuts de l’ESS et de la gestion des profits peut être entendue (voir le tableau suivant pour saisir les nuances)

 

Tableau extrait du livre Vive la Corévolution !

 

L’économie positive

 

Définie par Maximilien Rouer et Anne Gouyon dans Réparer la planète, la révolution de l’économie positive (publié en 2005), l’économie positive se définit par rapport à l’économie négative (qui dégrade l’environnement et domine actuellement), l’économie neutre (« celle des écologistes des années 70, moins polluante mais qui ne résout en rien les problèmes environnementaux existants » résume M.Rouer dans cet entretien) et la positive, qui se veut réparatrice de l’environnement tout en générant des profits. Comme Maximilien Rouer le précise également dans cet article, cette économie s’applique « à tous les secteurs aussi bien les transports que le bâtiment, l’agriculture, l’énergie ou encore les biens de consommation. Elle désectorise l’environnement. Elle le passe d’une logique sectorielle à une logique mainstream et fait évoluer nos repères scientifiques, technologiques, économiques et financiers. Au point de questionner la vulnérabilité des modèles d’affaires, des produits et des services existants. »

 

Aujourd’hui, le terme a été repris par Jacques Attali, notamment dans le cadre du LH Forum dont la première édition s’est déroulée en septembre 2012 au Havre et qui devrait mettre à l’honneur un rapport sur le sujet dans sa prochaine édition, en septembre 2013.

 

L’économie circulaire

 

Voilà une forme économique qui fait également parler d’elle ces temps-ci. Entre les travaux lancés par la fondation Ellen Macarthur, le nouvel institut de l’économie circulaire créé en octobre 2012 à Paris, les travaux de l’Institut Inspire et l’ouverture d’une chaire de recherche intitulée « business as unusual » dédiée au sujet par Euromed Management, les moyens ne sont jamais trop peu nombreux pour faire avancer le concept expliqué de manière claire et succincte dans la vidéo pédagogique suivante :

Si cela vous intéresse, la Fondation Ellen MacArthur a publié en janvier 2013 une bibliothèque d’études de cas identifiant les entreprises qui ont amorcé une transition vers l’économie circulaire.

 

L’économie de la fonctionnalité

 

Liée à l’économie circulaire mais différente tout de même, l’économie de la fonctionnalité repose sur la vente de l’usage d’un produit et des services associés plutôt que sur la vente du produit lui même. Comme le précise à juste titre la page Wikipédia, « c’est la recherche normative de gains environnementaux et/ou sociaux qui distingue l’économie de la fonctionnalité de la servicisation classique« .

 

En France, le club économie de la fonctionnalité suit de près ces sujet, et l’Institut Inspire  travaille actuellement avec la région PACA sur une guide méthodologique (la méthode NOVUS, Nouvelles Opportunités Valorisant l’Usage et le Service) « visant à préparer le territoire à une transition vers une économie plus sobre en ressources naturelles, tout en étant créatrice de plus de valeurs et de nouveaux emplois« .

 

Parmi les pionniers de cette approche, les plus connus sont, en France, Michelin (qui loue des pneus à ses clients professionnels) et, à l’international, Interface (qui propose une offre de location de moquette, pour ses clients professionnels là aussi).

 

L’économie collaborative

 

Aujourd’hui au coeur du OuiShareFest, demain au centre de la conférence Le Web London, nous sommes en plein boom de l’économie collaborative, cette économie qui valorise l’accès sur la propriété et favorise les échanges pair-à-pair (peer-to-peer, entre personnes).

 

Plus de 1000 initiatives ont été recensées dans le monde par le site collaborativeconsumption.com et les experts réunis aux OuiShareFest estiment qu’un nouveau monde est en marche tout en étant conscients du besoin d’asseoir les valeurs et l’identité du mouvement: les adeptes de ces nouveaux modes de consommation ne remettent pas forcément en cause le fait de consommer, et ils n’y viennent pas pour les mêmes raisons. Alors qu’il gagne en maturité, le mouvement doit aussi « gagner en visibilité » ainsi que le soulignait ce matin Jean-Baptiste Roger, de la Fonderie, en introduction du festival.

 

Chose intéressante, l’ère du collaboratif donne une autre perspective au déploiement des logiques coopératives décrites ci-dessus. L’alliance du socle de valeurs formalisées dans l’économie sociale et solidaire avec la souplesse et l’agilité des logiques collaboratives ouvre clairement la voie d’un nouveau paradigme économique et social.

 

L’économie contributive

 

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler

 

Le philosophe Bernard Stiegler, qui suit aussi de près les transformations du monde, aime parler pour sa part d’économie contributive et explique en quoi notre prochain modèle du travail sera ancré sur le savoir et non plus sur le modèle consumériste. Un exemple ? « Dans le champ énergétique, le contributif est très très important. Il y a plusieurs types de contributeurs. Les individus, d’abord. Moi, par exemple, j’ai un moulin. Je peux aussi mettre 300 m2 sur mes toits de photovoltaïque. Je peux revendre 3-4 fois ma consommation. Mais je ne le fais pas parce que les conditions de sécurité pour le faire sont telles qu’il faudrait que j’investisse beaucoup d’argent », expliquait-il à Rue89 en février 2013.

 

Avec une question clef: comment sortir de l’attitude de consommation ? Car le modèle économique actuel est devenu toxique pour les gens et pour l’environnement et nous devons nous orienter dans une « ère du travail contributif, où le contributeur n’est ni simplement un producteur, ni simplement un consommateur« .

 

Et attention, « l’économie coopérative n’est pas contributive mais c’est une nouvelle version, m’a expliqué le philosophe en mars 2013. C’est plus profond car l’économie coopérative ne change pas fondamentalement l’économie industrielle, telle que pensée initialement, elle se développe à côté du modèle industriel ». L’économie de la contribution est un modèle industriel coopératif qui n’est donc pas « à part » tout en faisant la promotion du logiciel libre et de tout ce qui procède de la décentralisation et de la mise en réseau décentralisé (dans le champs de l’énergie notamment).

 

Le hic, c’est que « les politiques n’ont pas de vision industrielle de cette question, et les gens de l’économie sociale et solidaire ont tort de ne pas mettre cela sur le plan industriel«  estime le philosophe. Et « si l’économie collaborative fait partie de l’état d’esprit contributif, mais elle ne doit pas trop diaboliser les logiques descendantes et pyramidales » estime-t-il également, en annonçant non pas la fin du travail mais sa renaissance.

 

L’économie horizontale

 

Pour Daniel Kaplan, de la FING, il serait préférable de ne pas parler d’économie collaborative à tort et à travers: « les individus qui s’engagent dans ces pratiques (ebay, le car sharing, …) ne se disent pas qu’ils « collaborent », ils cherchent à réaliser des actions de façon plus rapide, moins coûteuse ou plus satisfaisante. Et l’essentiel de la valeur économique est capté par un intermédiaire » expliquait-il à WithoutModel il y a quelques semaines.

 

A ses yeux, il s’agit plus d’économie horizontale, alors que la collaboration serait réservée à ceux qui échangent des produit des biens ou des services en dehors de la sphère marchande. Mais bien plus encore, « l’univers du Do it Yourself, des makers et des Fablabs révèle une autre tendance qui peut transformer en profondeur le modèle industriel. Ces émergences annoncent a minima une évolution importante de la conception et du prototypage ; sans doute une transformation du cycle de vie des produits et de sa gestion ; et peut-être, dans certains domaines, un nouveau mode de production et d’assemblage« . Ainsi, les processus deviennent plus fluides, comme l’explique d’ailleurs depuis longtemps Joël de Rosnay, notamment dans Surfer la Vie ou Jeremy Rifkin lorsqu’il parle d’économie latérale.

 

L’économie quaternaire

 

Pour l’économiste Michèle Debonneuil interrogée début janvier dans cet article de Laure Belot dans Le Monde, nous voyons émerger aujourd’hui des pionniers d’une économie « quaternaire ». « Les nouvelles technologies sont pleines de potentialités et le Bon Coin est une illustration embryonnaire de tout ce qu’il va être possible de faire grâce à ces nouveaux échanges sur Internet et sur mobiles. Ces technologies vont permettre de décupler les capacités mentales des hommes comme les technologies de la mécanisation ont permis de décupler leurs capacités physiques » estimait-elle alors.

 

La limite, selon elle, est le risque de revenir à une économie de troc « qui ferait fi de l’apport réel de l’économie de marché ». Aussi les entreprises doivent-elles intégrer ces nouvelles logiques dans leurs façon de faire, en étant plus ouverte aux nouveaux besoins des consommateurs, et entrer dans l’ère de la co-création. Sans oublier qu' »il s’agit, avec les technologies numériques, de passer d’une économie de l' »avoir plus » à une économie de l' »être mieux » » souligne la chercheuse.

 

L’économie open source

 

Autre modèle dont on entend parler de plus en plus, celui inspiré des modèles open source très développé dans les logiciels informatiques. Aujourd’hui nous voyons émerger de l’open hardware (matériel libre) et il est possible de concevoir des voiture open-source, des tracteurs open source, des bateaux open source pour nettoyer les dégâts liés aux marées noires.

 

Ici, l’idée est de partager le savoir, de l’enrichir, de le compléter, d’en faciliter la reproduction et la progression en jouant sur la créativité de chacun et la transparence. Le mouvement des makers cher à Chris Anderson (et à Joël de Rosnay, qui utilise le terme « doueur ») participe aussi de cette dynamique collective ouverte.

 

Si le sujet vous intéresse, cet article de Mathilde Berchon, publié en octobre 2012 sur Owni offre un panorama utile.

 

L’économie symbiotique

 

Définie par Isabelle Delannoy, l’économie symbiotique tend à intègrer l’ensemble des modèles décrits ci-dessus. « L’émergence parallèle et non concertée de ces modèles montre qu’un vrai nouveau souffle irrigue notre époque et avance de façon autonome et forte, rassemblant de plus en plus d’industriels, de territoires, de citoyens et de consommateurs dans un mouvement qui a dépassé les signaux faibles » peut-on lire sur ce site dédié. Leur point commun ? Coupler la rentabilité économique avec la restauration des écosystèmes et la résilience sociale. Ce qu’ils peuvent atteindre ensemble ? Une toute nouvelle voie pour le développement durable, un développement où l’homme ne fait pas « moins pire » mais « bien ».

 

L'économie Symbiotique, par Isabelle Delannoy

L’économie Symbiotique

 

Au total, six principes fonctionnant en synergie guident cette économie. Du biomimétisme (ou économie bleue) en faisant appel à l’intelligence des écosystèmes à la parcimonie en passant par une économie plus propre (non polluante),  relocalisée et diversificatrice, l’économie symbiotique fournit une boussole permettant d’évaluer des projets existants, construire des outils d’amélioration et de pilotage de nouveaux projets. « Elle permet aussi de proposer de nouveaux indicateurs de mesure de la restauration écologique, économique et sociale » explique Isabelle Delannoy.

 

La décroissance

 

Souvent décriée et critiquée (et trop idéologisée), la décroissance (ou sobriété heureuse, petite déclinaison) est un modèle qui mérite pourtant qu’on l’étudie. Les travaux de Serge Latouche sont très utiles pour bien comprendre leur logique, et le livre Un projet de décroissance – Manifeste pour une dotation Inconditionnelle d’Autonomie publié début 2013 offrira un regard politique sur ce projet de société.

 

Mais pour bien comprendre les enjeux d’une société décroissante, je vous conseille vivement de lire Tim Jackson: avec de nombreux chiffres à l’appui et un long travail de concertation, il montre dans Prospérité sans croissance comment il est possible aujourd’hui de changer de modèle sans pour autant revenir à une économie de la bougie, oui oui.

 

En attendant, cette liste reste incomplète et ces modèles se nourrissent les uns les autres. Gardez donc vos antennes en alerte, de nouveaux concepts apparaissent au quotidien en cette période de transition. De quoi nourrir la réflexion et les alternatives d’avenir, non ?

Anne-Sophie Novel pour alternative.blog.lemonde

 

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