Passager 120 : Le syndrome d’hypnose capitaliste (1ere partie)

S’abonner à un journal papier peut paraître dérisoire en 2017. Pourtant, c’est l’une des choses qui a le plus nourrit ma réflexion depuis ces derniers mois.

Le papier a un avantage remarquable : on l’emmène partout et si la police du journal en question est redoutable pour mes yeux quarantenaires, elle l’est bien moins que le scintillement d’un écran enterré sous l’escalier faute de place ailleurs …

Le journal en question s’appelle Passager 120. Découvert par l’entremise de Charles Sannat et Insolentiae, ce périodique « à la limite du trimestriel » traite de décroissance et nous propose à la fois une pause et une réflexion intense sur le Monde qui nous entoure et ses entourloupes pour nous mener vers nos propres solutions, forcément adaptées car mûries des expériences sur lesquelles le journal attire notre attention.

Frappé par la justesse de ces lectures et tantôt bercé par la rivière à proximité, tantôt par le jeu d’ombres et de lumières de la canopée surplombant l’essai de forêt nourricière me servant de jardin, tantôt au chaud de la couette couvant quelques insomnies, j’ai pris la décision totalement unilatérale de partager avec ceux qui le veulent, au moins partiellement la richesse de ce contenu tout en vous invitant à faire l’effort de souscrire à la version papier qui offre bien plus que les simples transcriptions. Je pense sincèrement que l’auteur adoubera ma démarche, tant elle semble logique et en phase avec l’urgence du partage.

Voici donc la première partie de cet article pour moi, majeur :

Le syndrome d’hypnose capitaliste

(contours d’une semi-conscience qu’on appelle existence)

par Matthias Jullien

 

Pour bien comprendre le syndrome d’hypnose capitaliste, il est utile de bien comprendre sa sœur jumelle qui errait entre les lignes de front de la première guerre mondiale et qu’on désignait comme « hypnose des batailles ».

Lors des offensives françaises de 14-18, des soldats emportés dans la tourmente des combats se retrouvaient au centre d’un chaos indescriptible, les obus explosaient, les balles sifflaient, les corps amis ou inconnus volaient autour d’eux démembrés, les yeux, les oreilles saturées d’une réalité abominable à laquelle la conscience n’était pas préparée. Certains soldats perdaient alors pied et développaient l’hypnose des batailles au milieu des combats. Ils pouvaient alors errer, hébétés, chantant ou riant, sans orientation. Cette perte de la raison, du sens commun, et surtout du sens de la guerre, cette « hypnose des batailles » fut parfois considérée comme un refus volontaire de combattre et valut à certains soldats d’être condamnés en conseil de guerre et envoyés au peloton d’exécution pour être fusillés par leur propre régiment sous la visée de fusils souvent amis.

L’hypnose des batailles pouvait perdurer quelques fois après la guerre sous forme de névrose, ou s’en aller avec le temps grâce aux traitements de l’époque.

Pourquoi donc faire un parallèle entre « l’hypnose des batailles » et sa sœur désignée comme « l’hypnose capitaliste » ? Maintenant que nous sommes remontés à la racine du syndrome, nous allons commencer à comprendre que les tableaux ont des points communs.

Souvenons-nous des soldats partant la fleur au fusil, sous les hourras du peuple, dans des halls de gare bondés et des trains chargés jusqu’à la gueule de cette chair à canon joyeuse (NDT : on peut débattre de cette vision mais il est clair que les discours enflammés sur la liberté, la sauvegarde de la patrie sont de mise dans ces moments, et curieusement la galvanisation première des troupes et la plus grande ferveur venaient de ceux qui évitaient grandement les conséquences directes de la guerre, à savoir faire face à la mort au quotidien). Il est question alors d’une conscience toute orientée par des croyances communes, orchestrée par un modèle politique, médiatique et culturel dominant auquel personne ne songerait à se détourner.

La norme, c’est la guerre. La promesse, c’est la victoire. Le moyen, c’est la chair humaine.

Pourtant avec un soupçon de conscience, peut-on se réjouir de la guerre ? Comment ne pas imaginer que l’ennemi lui aussi, vit de la promesse de la victoire ? Or, la guerre est toujours triste et la victoire jamais acquise, et dans toutes les hypothèses, jamais pour les deux protagonistes à la fois. Le travail culturel est donc passé par là pour nettoyer le chemin vers la guerre.

Voici les liens qui apparaissent entre le champ de bataille boueux et un capitalisme tout aussi crasseux.

La norme c’est la guerre économique, la promesse c’est la victoire (NDT : la richesse?), le moyen c’est nous.

 Et nous partons tous les matins pour faire la guerre économique, au début, dès la sortie de l’école, diplôme en poche par wagons entiers pour défourailler sur le marché de l’emploi et prendre position au travers d’une entreprise et mener la bataille des parts de marché, la fleur au fusil. « Nous sommes une équipe » a dit le chef de service, « A l’attaque ! » disait le sergent.

Pourquoi partir si joyeusement à la guerre capitaliste ? Parce qu’elle est la norme et la culture commune. Il n’existe simplement pas d’autres réalités dans la tête de chacun. Les politiques, les médias, la culture c’est la guerre économique. Tout fait norme pour le groupe et pour le peuple.

Cette norme possède un cœur battant qui est une promesse, la promesse d’un avenir radieux pour chacun, à condition qu’il se donne corps et âme à la norme et à la bataille.

Promesse d’une belle maison, d’une voiture possiblement neuve, d’écrans nombreux et souvent renouvelés pour suivre et être suivi, pour assimiler et être assimilé par la norme au plus près et au plus vite. Promesse d’avoir toujours à manger, promesse d’un avenir toujours meilleur pour nos enfants.

Et peu importe si la promesse est bidon en réalité, elle est une croyance quasi-religieuse, un dogme, une norme.

La maison, la voiture et tout le reste ne sont bien souvent pas à nous, mais à la banque qui nous vend notre existence à crédit (souvent pour bien plus que son prix avec de la monnaie produite pour l’occasion) pendant que l’entreprise nous vend d’avoir la possibilité de nous endetter grâce à elle et à la « sécurité de l’emploi » qu’elle nous procure.

Comme le soldat est l’outil et le moyen de la violence déchaînée, nous sommes l’outil et le moyen du capitalisme déchaîné. Sans nous, ni la bataille, ni le capitalisme n’existeraient.

L’hypnose des batailles, c’est le soldat au milieu du chaos qui prend conscience en même temps qu’il perd conscience de ce qu’il vit, de ce qu’il produit et de cette insupportable réalité d’être au centre de cela. Par un acte inconscient, le soldat refuse de participer au chaos tout en acceptant d’en rester là, quitte à mourir, car même s’il meure, ça sera sans lui. Le soldat qui vit l’hypnose des batailles n’est plus là par l’esprit, il a abandonné son corps sur le champ de bataille pour vivre sa réalité intime, dernier refuge face au désastre et à l’épouvante.

L’hypnose capitaliste est moins visuelle, moins spectaculaire dans le sens où l’épouvantable désastre n’est pas rassemblé sur un même champ que nous pourrions saisir d’un seul regard. Non, les champs de batailles capitalistes sont si multiples et si disparates qu’il est impossible de les saisir tous ensemble du regard. De plus, ces champs de batailles capitalistes ne sont pas souvent orientés directement vers la destruction des hommes, ce travail est bien souvent indirect et dirigé contre le Nature et s’en prends à la Vie.

Si nous pouvions voir dans leur ensemble les scènes de destructions directes et indirectes orchestrées par le capitalisme nous serions probablement saisis d’effroi si profondément que cela provoquerait en nous un effondrement moral et psychologique quasi immédiat tant ce déchaînement terrifiant serait insoutenable.

Le capitalisme, avant de s’en prendre à nous, s’en prend à la Nature, à la Vie et donc à nous finalement puisque nous sommes vivants. Si nous pouvions contempler du regard une seule journée d’extractivisme ou de déforestation ou de pêche planétaire alors nous pourrions comprendre de quoi il est question, mais le champ de destruction est bien trop vaste pour nos yeux et seuls les mots parviennent à la conscience, et les mots ne pèsent pas lourd face au déferlement du divertissement capitaliste orchestré par nos multiples écrans qui nous plongent dans la méconnaissance et l’oubli …

(fin de la première partie, suite de l’article en cliquant ici )

 

 

 

 

 

 

 

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