Culture : Sur la route du savon, la géo-politique du propre

Par Jean-Baptiste Noé
11 mai, 2017

Le savon est un objet apparemment anodin que l’on utilise plusieurs fois par jour. Sa route nous conduit d’Alep en Castille en passant par Marseille. Comme il y a la route de la soie et la route de l’ambre, il y a également la route du savon, tracée en Méditerranée depuis les siècles lointains de l’Antiquité jusqu’à l’époque médiévale et contemporaine. Objet apparemment anodin certes, mais dont la fabrication relève pourtant d’une haute inventivité et de beaucoup de technicité. Derrière le savon se cache le mystère technique de la saponification et le mystère culturel du propre.

 

Comment fait-on un bon savon ?

 

Quelques données techniques tout d’abord sur la façon de fabriquer un savon. Celui-ci est le fruit de la saponification, procédé par lequel s’effectue une réaction chimique qui permet la synthèse du savon. Le terme technique nous indique qu’il s’agit d’une hydrolyse en milieu basique d’un ester : le mélange d’un ester de glycérol et d’une base forte se transforme en un mélange de savon et glycérol. C’est le chimiste français Eugène Chevreul qui, en 1823, a démontré que les corps gras sont formés d’une combinaison entre le glycérol et les acides gras. La glycérine, la potasse, la soude et le corps gras jouent donc un rôle essentiel dans la fabrication, auquel il est possible d’ajouter des huiles essentielles, pour les bonnes odeurs. Munie de ces ingrédients, la fabrication du savon peut commencer.

 

Alep, ville savonneuse

 

Avant que ne débute en 2012 cette longue guerre, Alep était connu pour être la ville du souk et du savon. Le savon d’Alep remonte à la plus haute Antiquité ; on estime qu’il était fabriqué dès 1500 ans avant J.-C. Il est fabriqué à partir d’huile d’olive (le corps gras), d’huile de baies de laurier et de soude d’origine végétale. Il est marron à l’extérieur et vert à l’intérieur.

Selon sa fabrication traditionnelle, l’huile d’olive est mise dans des cuves enterrées, avec de l’eau et de la soude végétale. Le tout est ensuite chauffé et porté à ébullition pendant trois jours. L’huile de baie de laurier est ajoutée à la fin. La pâte obtenue est ensuite étalée sur le sol des ateliers. Le savon y refroidit sur du papier de paraffine pendant que des ouvriers avec des planches de bois attachées à leurs chaussures marchent sur le savon pour uniformiser son épaisseur. Le savon est ensuite coupé en blocs. Les pains sont estampés et ils sont disposés dans les caves pour un vieillissement qui dure entre six mois et trois ans. Pendant ce vieillissement, le taux d’humidité diminue, ce qui les rend de plus en plus durs.

 

Alep, ville commerciale, comme Damas, exportait son savon dans tout l’Empire romain. Grâce à la présence des oliviers et des lauriers, les savonniers disposaient de la matière première nécessaire à la fabrication des savons. Grâce aux allées et venues des marchands, ils pouvaient les vendre et les exporter dans tous les empires, ceux des Perses, des Grecs et des Romains. Nombreux sont les rois et les régimes à être passés par Alep, mais le savon y est toujours resté.

 

L’usage du savon est attesté en différentes zones de la Méditerranée, notamment dans les îles grecques. L’écrivain latin Pline explique que les Gaulois se lavent avec de la graisse de chèvre et des cendres de bouleau.

 

Diffusion médiévale

 

Le savon d’Alep est redécouvert au moment des croisades. Sa recette se diffuse en Méditerranée et notamment en Espagne et à Marseille, où les recettes de savon existantes semblent s’être inspirées de celle d’Alep. Dans la péninsule ibérique, on produit déjà le fameux savon de Castille, mentionné dès l’époque romaine. De même à Marseille, où la fabrication de savon remonte à la fin de l’Antiquité. On en trouve toutefois des mentions plus récentes et plus certaines à partir des XIIe-XIIIe siècles. Marseille fut longtemps en concurrence avec Toulon pour la production de savon, avant qu’un édit de Colbert de 1688 en donne l’exclusivité à la cité phocéenne. Notons toutefois qu’aujourd’hui savon de Marseille et savon d’Alep désignent des procédés de fabrication, non des appellations d’origine contrôlées. Il est donc possible de produire des savons de Marseille et d’Alep ailleurs que dans ces villes. La technique supplante la géographie.

 

Le savon de Marseille est lui aussi réalisé à partir d’huile d’olive. La soude provient des cendres des plantes des milieux salins, notamment la salicorne. Les savons d’Alep et de Marseille se sont imposés grâce à leur procédé végétal, supérieur en qualité au corps gras issu des animaux (suif ou saindoux). Mais c’est la révolution des transports au cours du XIXe siècle qui a permis à cette industrie de se développer et aux savonniers d’exporter en France et dans toute l’Europe. Cette diffusion a permis de mieux laver le corps et les linges et donc de faire d’important progrès dans la maîtrise de l’hygiène, ce qui va de pair avec le recul des maladies et de la mortalité. Huile d’olive et soude sont les bases d’une société hygiénique.

 

Le secours de la chimie

 

Derrière les bonnes odeurs et la joie d’être propre se cachent aussi les progrès majeurs de la chimie et de la science. Trois hommes ont joué un rôle important dans ces progrès : Nicolas Leblanc, Eugène Chevreul et Ernest Solvay. Les deux premiers sont Français, le troisième est Belge.

 

Nicolas Leblanc met au point en 1789 le procédé Leblanc. Il permet d’obtenir du carbonate de sodium à partir de sel marin. Or, le carbonate de sodium est essentiel pour la fabrication du savon, mais aussi pour l’industrie du verre, du papier et du textile. Le problème est qu’il est très couteux en énergie, ce qui fait que l’on a rapidement cherché un procédé différent.

 

Eugène Chevreul a expliqué le principe du glycérol et des corps gras, comme nous l’avons vu plus haut. Mais c’est Ernest Solvay qui, dans les années 1860, invente le procédé à l’ammoniac, qui permet de supplanter le procédé Leblanc. Le procédé Solvay est encore utilisé aujourd’hui. Il est beaucoup moins couteux et plus facile d’usage que le procédé Leblanc.

 

La chimie vient donc au secours de l’hygiène et des pratiques traditionnelles en modernisant les anciennes techniques de saponification. En l’industrialisant, elle permet aussi une expansion géographique de la production de savon. Les deux premiers producteurs de savon de Marseille sont aujourd’hui la Chine et la Turquie. À Marseille ne restent plus que quatre savonneries, dont celle de Marius Fabre qui, outre son métier de savonnier, fut champion du monde de dames.

 

 

Localisation des savonneries

 

Du savon pour le linge et pour le corps, on passe aisément au savon pour la barbe. Avant que l’industrie cosmétique et le marketing n’imposent la bombe aérosol, nettement moins économique et écologique, les messieurs faisaient usage d’un blaireau et d’un bol à savon pour leur rasage quotidien. On trouve encore de nombreux barbiere dans les rues de Rome, mais qui sont en réalité des coiffeurs. Cela fait longtemps qu’ils ne manipulent plus le sabre et le blaireau. À Paris subsiste un maitre-barbier dans le Marais, Alain, et à Londres on peut encore trouver Geo Trumper, près de Jermyn Street. Ce dernier a sa propre gamme de savon à barbe et d’eau de Cologne. En Italie toujours, la maison Proraso, fondée en 1908 à Fiesole, en Toscane, par Ludovico Martelli, produit toute la gamme nécessaire au rasage. Il a notamment trois types de savon, chacun étant conditionné dans une boîte spécifique : rouge, blanc et vert. On reconnaît là les couleurs du drapeau italien. Toutes les occasions sont bonnes de célébrer le Risorgimento et pas seulement la pizza Margarita (qui elle aussi est aux couleurs du drapeau italien : tomate, basilic, mozzarella).

 

La barbe orientale

 

Ces histoires de savons et de barbes pourront sembler éloignées de la géopolitique, pourtant nous y sommes en plein. La localisation de ces magasins est en effet riche d’indications sur les cultures et les pratiques des habitants. La pratique de l’hygiène, qui est éminemment culturelle, comme celle de l’usage des parfums. En Amérique latine, la rumeur court que les Français ne se lavent pas. J’avais un jour accueilli un Argentin dans une résidence d’étudiants à Paris qui était rassuré de voir que les chambres étaient équipées de douche, car il pensait que cela ne se faisait pas en France. L’origine de cette rumeur viendrait du fait que les Français font usage de parfums ; les Latinos pensant que si on se parfume c’est pour camoufler les mauvaises odeurs du corps. Guerlain et Channel sont à l’origine d’un malentendu culturel. En Asie également il n’est pas bien vu de se parfumer.

 

La même fracture culturelle se manifeste dans le port de la barbe. Celle-ci est portée en Orient, mais pas en Occident, comme cela se manifeste notamment dans le clergé. En Occident, seuls les moines et les ordres religieux portent la barbe, alors que les prêtres séculiers ont le visage glabre. Quelques papes se sont essayés au port de la barbe au cours du XVIe siècle, notamment Jules II, afin s’identifier aux philosophes de l’Antiquité. Au même moment se déroulait la révolution luthérienne où Luther et Calvin décidèrent de porter la barbe, notamment pour manifester leur rupture avec Rome. Se raser et se laver est donc tout autant une manifestation hygiénique qu’un acte culturel. Le savon d’Alep regorge ainsi de richesses historiques.

SOURCE : http://institutdeslibertes.org/sur-la-route-des-savons-une-geopolitique-du-propre/
Avec nos remerciements

EN COMPLÉMENT :

Quand le savon d’Alep renaît à Versailles

Source de l’illustration à la Une : Wikipedia

Merci à Jean-Michel pour les liens