La République déshumanisée : L’horrible affaire des enfants de la Creuse (1963-1982)
Rappel d’un scandale d’État contemporain proprement hallucinant. Bien sûr, les responsables n’ont jamais été poursuivis. Le Parlement à voté en 2014 une « résolution mémorielle » pour la quelle, (vous apprécierez), les descendants moraux de l’USDR devenue UMP et maintenant le PR se sont abstenus en majorité.
Lorsque devant certaines décisions incompréhensibles pour tout être normalement constitué nous prétendons que le pouvoir corrompt et fait perdre toute notion d’humanité à ceux qui l’exercent sous le masque de soit-disant « raisons d’État », nous en avons des preuves flagrantes tout au long de l’Histoire, et celle-ci en est une particulièrement honteuse.
Cette affaire a lieu sous la présidence de Charles de Gaulle alors que Michel Debré, perd son poste de 1er Ministre et devient en 1963 député de la Réunion. La France vient de vivre les affres de la douloureuse indépendance algérienne avec laquelle il n’était pas d’accord. Michel Debré craint de voir l’empire colonial suivre la même voie et va donc faire tout ce qui est en son pouvoir pour verrouiller une politique locale colonialiste jacobine. La Réunion est à l’époque dans un état économique épouvantable et la natalité est galopante. Il craint par dessus tout les mouvements communistes et/ou indépendantistes et considère que et, (je résume l’idée) moins d’enfants c’est moins de futurs candidats à la révolte. C’est alors que lui vient cette idée diabolique : déporter des enfants pour repeupler les campagnes déshéritées de France. Il crée pour cela le BIMIDOM . Ils seront au nombre de 1630 ! Ils seront en majorité exploités et maltraité dans des fermes qui les traiteront en esclaves, d’autres iront à la DDASS ou dans des foyers d’adoption. La plupart ne reverront jamais leur famille. Ce que l’article ne dit pas mais que des témoignages creusois ont fait apparaître, c’est qu’on leur attribuait une nouvelle identité afin qu’ils soient coupés définitivement de leurs racines.
VOICI LE RÉCIT DES FAITS :
Rappelons les faits tels qu’Ivan Jabonkla les retrace5. À partir de 1963 et jusqu’en 1982, la DDASS (direction départementale des affaires sanitaires et sociales) de La Réunion6, à l’instigation de Michel Debré, préfet tout-puissant de l’île, a transféré en métropole mille six cents enfants dont certains étaient abandonnés et vivaient en foyer7.
Mais le scandale concerne surtout ceux qui ont été pris à leurs familles alors que celles-ci n’avaient donné leur accord qu’avec réticence, voire avaient été dupées. Cette situation est différemment perçue par les enfants qui oscillent entre ressentiment envers des parents qui les ont trahis ou pitié pour des familles abusées. On assurait à ces familles en grande difficulté sociale, souvent illettrées, et impressionnées par les visites insistantes des services sociaux, que leur enfant serait éduqué. On leur garantissait sa réussite sociale dans le pays de cocagne que représentait pour beaucoup la « métropole ». On leur disait aussi que les enfants reviendraient tous les ans dans l’île et ne perdraient pas contact avec leurs familles, ce qui ne fut pas le cas.
Le choix des enfants s’est fait sur signalement d’assistantes sociales souvent formées dans l’idée que la misère était en soi une rupture du lien familial et qui ne faisaient pas non plus cas de la situation des enfants « ramassés »8, les considérant comme abandonnés. Cette opération a été justifiée par l’angoisse de Michel Debré devant l’explosion démographique qui selon lui menaçait l’île et par le délabrement sanitaire et social de La Réunion, plus encore que par le souci d’insuffler une nouvelle jeunesse à des départements français en pleine désertification. Mais elle a surtout été rendue possible par deux paramètres que rappelle Ivan Jablonka. Tout d’abord, elle relève d’une conception de la petite enfance qui a longtemps prévalu en France : les pupilles étaient considérés comme réadaptables sans condition et devaient pour cela voir toutes les relations rompues avec leur famille et leur milieu. Elle s’inscrit surtout dans une idéologie plus vaste : le désir d’intégrer La Réunion à l’ensemble national, l’idéal républicain supputant que tout Français pouvait être transplanté sans difficulté n’importe où dans le territoire national.
L’opération a été un échec : dépressions, suicides, alcoolisme, échec scolaire et social massif, ont été autant de réponses à cette politique aveugle de la part d’individus victimes de solitude et de racisme. La Creuse n’a pas été la seule région de destination des enfants, elle a même en réalité accueilli moins de pupilles que d’autres départements comme la Lozère, le Tarn ou le Gers. Mais c’est elle que l’on retient surtout, d’une part, parce que le foyer de Guéret s’est tristement inscrit dans les mémoires et, d’autre part, parce que la Creuse constituait le lieu le plus difficile à supporter pour les enfants. Il était le plus froid9, le plus isolé, celui où ils ont eu le plus à souffrir de l’exploitation dans les fermes où certains garçons ont été maltraités.
Faut-il pour autant, comme le font les anciennes victimes qui ont intenté en vain un procès à l’État10, y voir une nouvelle forme d’esclavage, un système illégal de migration ? Selon l’historien, « [l]a migration enfantine est donc la traduction humaine de la départementalisation ; elle illustre les ravages que la loi républicaine a provoqués en déferlant sur l’ancienne colonie. Son caractère destructeur va donc de pair avec sa légalité : le scandale, en éclatant, masquera ce paradoxe » (Jablonka, 2007 : 194).
- 11 Sur cette problématique, voir Vergès et Marimoutou, 2005.
4 C’est en effet la part la plus scandaleuse qui en est conservée. Le surgissement de cette histoire à l’époque contemporaine et sa requalification en déportation, en esclavage, le montrent.
D’une part, ils s’inscrivent dans un discours nouveau sur l’esclavage moderne. D’autre part, ils s’articulent à l’exigence actuelle de réparation de l’histoire et d’assignation des responsabilités qui coïncide avec l’émergence de voix subalternes dressées contre les systèmes de domination. Dans le contexte réunionnais enfin, ce surgissement d’une histoire occultée est doté d’un fort poids symbolique. La Réunion, comme les autres espaces sucriers qui ont vécu l’esclavage, l’engagisme, la colonisation puis une départementalisation aux échos coloniaux évidents, connaît une histoire violente, faite des démembrements des divers peuples qui l’ont fondée. Le discours réunionnais se caractérise par ses amnésies, par les fantômes qui le hantent. Les enfants de la Creuse, eux aussi, ont failli disparaître de cette histoire. Ils l’ont réinvestie en s’adossant sur ce qui pour eux n’est pas une métaphore mais bien une réalité historique, l’esclavage, la déportation. Nous le verrons en analysant les récits de Jean-Jacques Martial et Jean-Pierre Gosse et le roman de Jean Louis Robert. Le fait de s’appuyer sur cette double tragédie vise à repriser les lambeaux d’une mémoire discontinue11. Ainsi mis en perspective, les événements entrent en résonance pour reconstruire une histoire postcoloniale faite de la permanence de l’exploitation des Créoles. Dès lors, il s’agit bien d’une « bataille mémorielle » qui se fait jour. Le récit constitue un enjeu majeur puisqu’il permet de convertir un manquement administratif en épisode de l’histoire coloniale. Il offre également l’opportunité à ceux qui n’étaient alors que des statistiques et des dossiers de la DDASS, de devenir des sujets.