BIG BROTHER : Les frontières « intelligentes »
Bruxelles et industriels rêvent de « frontières intelligentes » capables de contrôler automatiquement les individus
Ce ne sont plus seulement des murs et des grillages qu’on édifie aux frontières de l’Europe. La Commission européenne et les industriels de la sécurité rêvent de « frontières intelligentes » – les Smart borders : une multitude de fichiers et d’appareils de contrôles automatisés et interconnectés, capables de suivre chaque individu. L’objectif ? La lutte anti-terroriste et le refoulement des migrants. Mais ces dispositifs dont l’efficacité reste à prouver risquent de gréver les finances publiques, tout en menaçant les libertés et la vie privée si, demain, certains États décident de passer du contrôle de chacun à la surveillance de tous. Enquête.
En matière de politique sécuritaire, le moins qu’on puisse dire est que l’Union européenne et ses États membres ne manquent pas d’idées. Les frontières de l’UE sont régies par pléthore de dispositifs et autant d’obscures acronymes. Le SIS, système d’information Schengen, réunit les données des individus recherchés ou disparus. Le VIS, système d’information sur les demandes de visa, ou encore, Eurodac, pour la gestion administrative des demandes d’asile…
Le 14 avril 2016, le Parlement européen a décidé d’allonger cette liste, en adoptant le Passenger name record, ou PNR. Son but ? Collecter auprès des compagnies aériennes 19 types d’informations différentes sur les voyageurs, du prix du billet au numéro du siège. La Commission européenne n’est pas en reste : elle a de son côté sorti du chapeau une nouvelle version des Smart borders (« frontières intelligentes »), un projet qui lui tient à cœur depuis 2013, mais qui avait été laissé sur la touche par le Parlement. Le dispositif permettra d’enregistrer les entrées et sorties des ressortissants de pays tiers admis pour un séjour de courte durée dans l’espace Schengen — 90 jours maximum sur une période de 180 jours — et sera doublé d’une automatisation des frontières pour lutter contre la fraude à l’identité.
« Projets mégalomaniaques »
Une fois interconnectés, ces systèmes d’information constitueront autant de mailles d’un même filet de contrôle et de surveillance des individus. Un filet, en lieu et place de murs, qui cherche pourtant à remplir la même fonction : remédier aux difficultés européennes face à deux crises majeures : la menace terroriste et la crise migratoire. « Le partage des informations relie les deux. Nos garde-frontières, autorités douanières, policiers et autorités judiciaires doivent avoir accès aux informations nécessaires », a ainsi précisé Dimitris Avramopoulos, commissaire européen pour la migration, les affaires intérieures et la citoyenneté, lorsqu’il a dévoilé le texte sur les Smart borders en avril dernier.
La Commission ne cesse de promouvoir cette idée de « frontières intelligentes », malgré la réticence de certains parlementaires. « Nous avons déjà voté non une première fois contre le PNR et les Smart Borders car nous étions sceptiques face à des projets mégalomaniaques tant sur le plan budgétaire que sur celui d’une collecte massive des données, réagit Sophie In’t Veld, la vice-présidente néerlandaise de l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe. Pourtant, ces textes reviennent sur la table, avec une pression de certains États membres pour les faire voter. »
Les industriels dans les starting-blocks
La France n’est pas la dernière à jouer des coudes pour faire aboutir ce dossier. En témoigne la venue de Manuel Valls à Strasbourg lors du vote sur le PNR. Non seulement l’État français a lui-même été victime du terrorisme, mais il soutient aussi ses fleurons industriels, Safran notamment, en première ligne pour remporter les appels d’offres et mettre en place les fichiers de passagers aériens en Europe. Morpho, sa filiale sécurité, gère déjà deux marchés : ceux de la France et l’Estonie. Des PNR nationaux existent en effet dans 14 pays. Pour financer ces dispositifs, avant même que le PNR européen ne soit voté, la Commission a déjà investi 50 millions d’euros.
Derrière les Smart borders, les sommes en jeu et les intérêts des industriels sont encore plus discutés, car ces nouvelles frontières nécessiteraient la mise en place de kiosques spéciaux dotés d’outils biométriques, les e-gates, dont tous les États inclus dans l’espace de libre circulation devront s’équiper. En France, 133 points de frontière Schengen pourront être concernés, soit 86 aéroports, 37 ports, et 10 gares. Sachant que le coût d’une porte est estimé entre 40 000 et 150 000 euros, l’investissement n’est pas négligeable !
Collusions public-privé
La première proposition de Smart Borders chiffrait le projet à 1,1 milliard d’euros. Elle avait provoqué un tollé au sein du Parlement européen en 2013. Depuis, pour apaiser cette ire, la Commission a réalisé un tour de passe-passe : selon son nouveau calcul, le coût pourrait finalement être ramené 480 millions d’euros… Sauf que dans le même temps, la Commission a provisionné 791 millions d’euros dans son budget cadre 2014-2020, avant même que la directive ne soit votée ! « En réalité, pour savoir combien cela va nous coûter, il faudra attendre les réponses des industriels aux appels d’offres et surtout conclure les contrats », note Krum Garkov, le directeur de l’agence Eu-Lisa créée pour mettre en place les Smart borders.
Si ce système n’est pourtant qu’à l’état de projet, l’appel aux géants de la défense est lui déjà lancé. « Pour améliorer la sécurité européenne, nous avons besoin de stimuler nos industriels ! », clame Armand Nachef, du point de contact national du programme européen de recherche Horizon 2020, le 17 novembre au Bourget. Ce représentant du service public s’adresse alors aux entrepreneurs présents au salon de la sécurité intérieure Milipol, où armes, drones, caméras, équipements de maintien de l’ordre et autres gilets pare-balles sont exposés.
Au menu : reconnaissance par l’iris, faciale ou digitale
A l’autre bout du salon, ces mots ne tombent pas dans l’oreille d’un sourd. Un employé de Morpho propose fièrement de faire visiter l’installation type d’une frontière hyper sécurisée : « Là, c’est une machine de reconnaissance par l’iris. Pour le moment, nous en avons surtout vendues en Asie, mais ça va venir ici ». Il présente la porte « intelligente », un sas de verre capable de vérifier votre identité en moins de 20 secondes. Soit deux à trois fois plus vite qu’aujourd’hui, lorsque vous avez affaire à un douanier derrière son guichet. C’est la société Morpho qui a fourni portes automatiques, outils de reconnaissance faciale ou d’empreintes digitales au port de Cherbourg, à la gare du Nord et à l’aéroport international de Roissy.
La Commission européenne investit depuis plusieurs années dans des programmes de recherche. Entre 2007 et 2013, à travers le volet Sécurité du programme FP7 – prédécesseur d’Horizon 2020 – plus de 51 millions d’euros ont été versés à des consortiums, souvent dirigés par des entreprises auxquelles se sont associés des laboratoires et des acteurs publics pour réfléchir à la gestion de ces nouvelles frontières. Dans le programme en cours Horizon 2020, « Sociétés sûres », l’instance européenne a déjà investi plus de 21 millions d’euros. Des sommes non comprises dans le budget Smart borders.
Une petite PME française a ainsi profité de cette manne pour se lancer. « Nous avons touché exactement 328 251 euros, témoigne Raphaël Rocher, gérant de Sécalliance sécurités informatiques. Grâce à cela, nous avons pu nous lancer. » L’entreprise est créée en 2009, en même temps que débute un projet de recherche sur cinq ans, Effisec. La PME développe, avec d’autres partenaires, des kiosques permettant l’enregistrement du passager, la vérification de son passeport ainsi qu’un contrôle biométrique par comparaison d’une photo prise par la borne avec celle enregistrée sur la puce du passeport. Une fois cette étape validée, le kiosque s’ouvre pour un autre contrôle par caméra millimétrique.
Mais le premier bénéficiaire de la subvention versée dans le cadre d’Effisec est encore Morpho, la filiale de Safran, qui a touché 1,8 millions euros [1]. L’entreprise a déjà coordonné la moitié des projets de sécurité aux frontières aéroportuaires dans le cadre du programme FP7 et a reçu quatre millions d’euros à ce titre.
Des multinationales à la fois juges et parties
Certains chercheurs et ONG pointent du doigt le rôle plus discret joué par certaines entreprises consultées par la Commission. Dans le groupe de conseils du programme de recherche FP7, on comptait des représentants des grandes entreprises de la sécurité, dont Morpho et Thalès. « Trop souvent, on se rend compte que les projets sélectionnés sont coordonnées par des entreprises qui sont également dans les groupes de conseil censés donner leurs avis sur les projets reçus, ou sur les orientations à donner aux politiques de sécurité ! En mettant les sommes bout à bout, ces entreprises touchent des milliards de la Commission », regrette Stéphanie Demblon, membre d’Agir pour la paix, qui pose la question des conflits d’intérêts.
Stéphanie Demblon propose des lobby-tours à Bruxelles, et montre ainsi aux citoyens curieux les bureaux que les grandes entreprises de la défense et de la sécurité ont installés dans le quartier des institutions européennes. « La Commission justifie ce recours aux entreprises en disant qu’elle n’a pas les experts nécessaires et que les représentants de ces groupes en sont. Donc pourquoi s’en priver ? », ajoute-t-elle avec dépit.
Une utilité remise en question
Ces investissements dessinent-ils les contours d’une Europe plus sûre ? Beaucoup en doutent. « On nous a présenté le PNR comme la solution miracle, mais il n’en est rien, assure Emmanuel Maurel, député européen membre du groupe Sociaux-démocrates. Comme tout le monde est inquiet, on se raccroche à de tels dispositifs à l’efficacité discutable. Alors que les assassins circulent en voiture, on crée une base de données sur le transport aérien. Savoir ce qu’un passager mange, avec qui il voyage, ça ne sert à rien. Il vaudrait mieux investir sur le renseignement humain, que dans un système aussi démesuré. » :
SUITE ET FIN DE L’ARTICLE :
Image : Illustration : CC Ophelia Noor / Owni