Réflexions d’une militante sur la « violence » dans les manifestations
Nous sommes ici dans l’aspect pragmatique, pas dans un point de vue philosophique. Mais vu les temps qui courent, j’ai pensé que ça pourrait être utile à ceux d’entre vous qui s’engagent. Ça m’arrive rarement, mais sur ce point précis, je regrette de ne plus avoir mes jambes de 20 ans et je vous soutiens, les enfants. 🙂
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Pour les personnes qui n’auraient pas remarqué, on est dans une période de mouvement social contre la loi travail. Je ne vais pas m’épancher sur le fait que cette loi est pourrie (y a-t-il vraiment beaucoup de gens pour la défendre ?) ni même sur la bouffée d’espoir que suscite un mouvement social un peu massif après des années de recul sociaux sans grande lutte.
Dans ce petit billet, je voudrais plutôt m’attarder sur une question qui revient régulièrement lorsqu’il y a une lutte d’ampleur, c’est-à-dire le rapport aux moyens d’action, à la « violence » ou aux « manifs plan-plan ». Ceci parce qu’il me semble avoir vu passer un certain nombre de textes appelant à l’insurrection qui vient enfin, comme Le monde ou rien publié sur Lundi.am[1].
En résumant à la hache, ces textes disent en substance : pas besoin de « massification » et de manifs plan-plan, mais des action « déterminées » :
La question, c’est pas celle de la massification, c’est celle de la justesse et de la détermination. Chacun sait que ce qui fait reculer un gouvernement, ce n’est pas le nombre de gens dans la rue, mais leur détermination. La seule chose qui fasse reculer un gouvernement, c’est le spectre du soulèvement, la possibilité d’une perte de contrôle totale.
Je ne vais pas spécialement disséquer ce texte, ni les autres, et encore moins (parce que c’est compliqué d’en parler dans un article public) la mise en pratique concrète dans des actions. Je voudrais simplement exprimer mes réflexions actuelles sur la « violence », les « manifs ronronnantes » et le rapport entre les deux.
Une note sur le terme « violence »
J’emploie le terme « violence » parce que c’est celui qui est souvent utilisé, même s’il me paraît assez problématique sur un certain nombre de points. Le fait de casser du matériel qui appartient non pas à des individus mais à des entreprises ou institutions relève-ils vraiment de la violence ? Les défilés en masse, même parfaitement légaux et « en bon ordre » des homophobes de La Manif Pour Tous me semblent personnellement plus violents, de même que les licenciements massifs d’Air France me semblent plus violents que la chemise arrachée à leur DRH. Il serait peut-être plus judicieux de parler d’illégalité, mais ça ne me paraît pas non plus être la bonne catégorie (par exemple, l’enquête sur Tefal d’une inspectrice du travail a été condamnée comme illégale, ce n’est pourtant pas le genre d’actions discutées ici).
Il faudrait peut-être plutôt parler d’« action qui a des chances d’être réprimée de manière brutale ». Comme c’est un peu long, je vais rester sur le terme « violence », tout en admettant qu’il n’est pas terrible.
L’utilité de la violence
Il y a régulièrement des discussions sur l’utilité de la violence. Pour schématiser les deux visions opposées, on aurait d’un côté les gens « hyper légalistes », pour qui tout « débordement » (même dont la « violence » est relative) nuit à l’image du mouvement ; de l’autre des gens pour qui la violence est le seul outil révolutionnaire et tout le reste des conneries de réformistes.
Personnellement, je pense que la « violence » (au sens large défini précédemment) est un outil comme un autre. Parfois utile voire nécessaire, il ne faut pas le nier, et en même temps pas un truc à fétichiser (pour détourner un dicton, quand on a un marteau entre les mains, tout ressemble à une vitrine à péter).
Il me semble que le recours à la « violence » a surtout deux intérêts : d’une part permettre d’atteindre un objectif politique « tactique » (occuper un lieu, poursuivre une manifestation, bloquer quelque chose) et d’autre part permettre d’avoir une plus grande confiance en soi. Elle comporte, en revanche, des risques. La question est donc de savoir, au cas par cas, si « le jeu en vaut la chandelle » (tout en admettant que des personnes ou des groupes différents auront sans doute là dessus des réponses différentes).
Les objectifs politiques
La « violence » est parfois utile, voire nécessaire, pour atteindre un objectif politique précis. Par exemple, si tu sais qu’une manifestation contre l’état d’urgence est interdite, il n’y a que deux choix : l’annuler, ou la maintenir dans un cadre où tu sais qu’il y a de forts risques de répression. Si tu veux manifester alors que les flics veulent t’en empêcher, il y a un affrontement qui paraît assez inévitable.
En revanche, j’aurais tendance à penser que la fétichisation autour de la violence physique, de l’insurrection, etc. ce n’est pas forcément ce qui permet le mieux d’atteindre ces objectifs. Par exemple, pour poursuivre une manifestation interdite, il sera sans doute plus efficace de réussir à contourner les keufs, en se limitant à quelques bousculades, plutôt que de partir dans une confrontation frontale avec eux à coup de jets de pierre et de cocktails molotovs. Certes, cette deuxième option est plus spectaculaire, peut-être plus jouissive, je ne sais pas, mais les policiers étant en général mieux armés et mieux formés, elle a plus de chance d’aboutir à un face à face stérile qui s’éternise et à un nombre élevé d’interpellations, sans forcément permettre la poursuite de la manifestation. (Certes, le face à face peut en soi être un objectif politique tactique, mais j’avoue que ce n’est en général pas le mien.)
Je pense qu’il faut garder en tête les objectifs qu’on a avant de fétichiser des moyens d’action (je parle évidemment en terme d’analyse à froid ; évidemment, la réaction qu’on a quand on se prend une volée de gaz lacrymo et un coup de tonfa est de manière assez compréhensible un peu plus impulsive et moins réfléchie), ou d’en dénigrer d’autres. Par exemple, on peut critiquer les « manifs plan-plan avec des ballons syndicaux » ; en attendant si le but est de bloquer temporairement une ville et d’être visible, une manifestation massive, même plan-plan, sera plus efficace que cinquante personnes hyper-déterminées en face-à-face pendant deux heures avec la police dans une ruelle. La très médiatisée affaire des « caténaires » qui a entraîné une fumeuse enquête anti-terroriste tendrait à faire oublier qu’il y a eu bien moins de trains bloqués ainsi que par une seule journée de grève des cheminot·e·s.
Les formes d’actions « violentes » sont légitimes et peuvent être utiles, mais il me semble important de ne pas surestimer leur efficacité sous prétexte que c’est la chose qu’on va retenir d’une manifestation ou que ça procure une montée d’adrénaline.
Prendre confiance
Un autre aspect non négligeable des actions « violentes » ou « directes » (j’ai vraiment du mal à trouver un bon terme), c’est que ça permet de prendre confiance, de réaliser qu’on a de la force et qu’on peut parfois faire autre chose que baisser la tête.
Entendons nous bien : je parle de prise de confiance et de force collective, autrement dit en quelque sorte d’augmenter une « conscience de classe » (ou peut-être « confiance de classe »). Par exemple pour les actions anticapitalistes, réaliser qu’on peut reprendre du pouvoir dans sa boîte face à son patron, pour les actions féministes réaliser qu’on peut riposter face aux machos, etc.
Par conséquent, le but est de faire en sorte que cette prise de confiance puisse toucher un maximum de personnes (même si pas forcément au même degré), et pas que ça concerne une forme d’« élite » ou uniquement une catégorie très limitée de personnes. Pour le dire crûment, des groupes capables d’une superbe violence viriliste révolutionnaire face aux flics et aux fascistes, s’ils ne sont constitués que de mecs blancs hétéros en bonne santé et qui font des entraînements deux fois par semaine, je ne trouve pas ça hyper intéressant. (J’irais même plus loin : je pense que c’est assez dangereux, parce que l’expérience m’a montré que souvent les mêmes gars étaient aussi capables de violence face à leur meufs, des camarades lesbiennes, etc.) Si on se bat pour une société où on est tou·te·s à égalité, ce n’est pas pour que ça passe à la trappe dès que ça devient un peu chaud.
De même, si on garde en tête que le but est de développer une mise en confiance collective, le corollaire c’est de faire gaffe à ce que les moyens choisis ne conduisent pas des personnes à repartir chez elles précipitamment parce qu’elles sont flippées. Ça ne veut pas forcément dire qu’il faut absolument avoir une « bonne image » ou quoi, mais prendre en compte qu’on a pas tou·te·s le même rapport à la violence, les mêmes capacités physiques, que parfois y’a des personnes qui peuvent pas faire garder leur gosse alors elles viennent en manif avec, etc., et faire en sorte de ne pas les mettre en danger. (Et évidemment, pour rejoindre ce que je disais juste au-dessus, d’éviter les insultes sexistes ou homophobes face à la police. Sur ce sujet, cf le texte Non, les keufs ne sont pas des pédés ou des enculés.)
Minimiser les risques
Ce qui rejoint un autre aspect : à partir du moment où on a à se confronter (même éventuellement) à la répression policière, il y a la question des risques. Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que tout le monde ne prend pas les mêmes : une personne sans papiers n’encourt pas les mêmes risques à finir en garde à vue ; une personne trans ne subira pas les mêmes violences de la part de la police ; une personne en mauvaise santé ou enceinte n’encaissera pas les coups ou la lacrymo de la même façon, etc.. Par conséquent, il me semble important de faire le maximum pour les minimiser. Que ce soit pour le groupe de personnes qui participent à l’action, mais aussi pour les autres (notamment dans le cas d’actions qui ont lieu en marge de manifestations). Certes, on ne peut jamais tout prévoir, et notamment la réaction des keufs, mais on peut au moins limiter les risques. C’est une chose de participer à une action en sachant qu’il y aura des risques, c’en est une autre quand les gens qui l’organisent ne prennent pas la peine de te prévenir de tel ou tel aspect ou décident de partir en courant alors que toi tu ne peux pas les suivre.
C’est aussi important de faire en sorte que des personnes se sentent mieux, ou moins mal, lors d’une action. Avoir du sérum physiologique après un envoi de lacrymos, rassurer quelqu’un qui est au bord de la crise d’angoisse, parfois juste avoir pensé à prendre une bouteille d’eau, bref prendre soin les un·e·s des autres, c’est aussi un truc qui est super important. C’est certes moins spectaculaire qu’un affrontement physique avec les flics, mais personnellement je sais que des souvenirs positifs que je garde de manifs « chaudes » c’est avant tout ceux là.
Massification
Je voudrais finir en revenant un peu sur la « massification » et sur le fait que c’est parfois mis en opposition avec des actions plus radicales. Je pense vraiment que c’est une erreur. D’abord parce que l’un n’empêche pas l’autre (tu peux participer à une « manif plan-plan » le matin et à une « action violente » l’après-midi) mais au contraire je pense que ça se nourrit, en tout cas ça peut. Y’a plein de gens qui participent au début uniquement à des manifs calmes puis qui vont prendre confiance pour d’autres moyens d’action. De même, le fait qu’il y ait des actions plus pêchues peut aussi motiver des gens à soutenir le mouvement sans participer directement à ces actions, mais en venant des manifestations, en posant des jours de grève, etc.
Il me semble qu’on peut reconnaître l’intérêt des actions dites « violentes » tout en admettant qu’elles ne sont pas forcément accessibles de la même manière à tout le monde. Bref, faire en sorte que chacun·e puisse s’impliquer dans la lutte en fonction de ses capacités, ses envies, etc. plutôt que de dresser un portrait très restrictif et au final un peu élitiste du Vrai Militant Radical. Parce qu’en fait le mot « radical », ça vient de « racine », et que s’attaquer à la racine du problème c’est pas juste le spectacle du cocktail molotov qui explose sur un commissariat, mais aussi tout le travail à long terme pour soutenir des salarié·e·s dans leur entreprise, faire en sorte qu’il y ait une meilleure répartition des tâches homme/femmes (pour éviter que des meufs se retrouvent à ne pas pouvoir participer à la lutte parce qu’elles doivent s’occuper des enfants et des tâches domestiques), défendre l’égalité et combattre les oppressions au quotidien, etc.
Bref, peut-être qu’il serait temps de sortir de la dichotomie entre « condamner les méchant·e·s casseu·r·se·s » et « mépriser les manifestant·e·s pépères ».
Notes
[1] Je mets celui-là en exemple parce qu’il faut bien partir de quelque part. On pourra trouver d’autres exemples en regardant le reste de la production actuelle sur Lundi.am ou un certain nombre d’articles sur les Indymedia et autres sites d’informations militants locaux.
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SOURCE DE L’ARTICLE :
http://oi.crowdagger.fr/post/2016/03/28/J-aime-l-odeur-de-la-lacrymo-au-petit-matin
Source de l’image : La Charente Libre – © AFP