Réflexion : Jean-Pierre Dupuy : Le catastrophisme éclairé

« Parce que le pire est inéluctable, on est forcé d’agir. »

L’homme court à la catastrophe, mais refuse d’y croire. Pour se construire un avenir désirable, nos sociétés doivent réinventer le sacré, affirme le philosophe Jean-Pierre Dupuy.

Il y a de l’espoir en lui, même si certains le considèrent comme un prophète de malheur. A 68 ans, Jean-Pierre Dupuy, polytechnicien passé à la philosophie, enseignant aux Etats-Unis et auteur d’une vingtaine d’ouvrages, s’interroge sur le destin de l’humanité. Un destin que le réchauffement climatique et la prolifération nucléaire menacent et que les hommes ne parviennent plus à penser. Car la catastrophe est devenue possible. Et surtout, explique Dupuy, ni la peur ni les principes de précaution ne parviennent à éloigner, ou mieux encore à briser, l’épée de Damoclès suspendue au-dessus du monde. Pas question cependant de s’en remettre à la fatalité : comme un encyclopédiste, le philosophe des sciences convoque toutes les disciplines – économie, stratégie militaire, mais aussi cinéma et « polars métaphysiques » – dans sa plaidoirie pour un « catastrophisme éclairé ». Et débusque dans son dernier ouvrage la marque indélébile d’un « sacré » que l’on avait peut-être enterré trop vite.

 

Au coeur de toute votre oeuvre se trouve le mot « catastrophe ». Dans quel sens l’entendez-vous ?

La catastrophe est l’événement qui clôt une pièce et le plus souvent en modifie le sens au tout dernier moment. Elle éclaire des choses que nous ne voyons pas, focalisés que nous sommes sur le quotidien. Bref, elle amène une « révélation », comme dans les « polars métaphysiques » de Borges, Chesterton ou Edgar Poe, ou encore le film Vertigo, d’Alfred Hitchcock, auquel je consacre le dernier chapitre de mon livre.

Pour vous, la catastrophe n’est pas la fin ?

Si la catastrophe est une fin, ce n’est pas le grand boum ni l’extinction de l’humanité. En exergue de mon essai Pour un catastrophisme éclairé, je cite les derniers vers du poème de T.S. Eliot, The Hollow Men : « This is the way the world ends / not with a bang but a whimper » – « C’est ainsi que le monde finit / pas dans un bang mais sur un gémissement ». Ce qui change, cependant, par rapport aux récits mythiques ou aux Evangiles, c’est que dans ces textes la catastrophe ou l’apocalypse est présentée comme la vengeance de Dieu, alors que dans le monde moderne la catastrophe est le résultat de l’action de l’homme. Cela nous oblige à repenser tout le destin de l’humanité.

De nombreuses études évoquent la possibilité d’une catastrophe écologique dans les prochaines décennies. Et pourtant, on a l’impression que les décisions, radicales et nécessaires, tardent à venir. Pourquoi ces atermoiements ?

Partons, si vous le voulez bien, de l’expression anglo-saxonne tipping point, que l’on peut traduire par « point de basculement ». Vous approchez votre stylo du bord de la table : passé ce point de basculement, il tombe. La même chose se passe avec le climat : malgré les incertitudes, nous savons qu’il existe des tipping points, des limites au-delà desquelles des phénomènes graves, et surtout irréversibles, ne manqueront pas de se déclencher.

Par exemple ?

Le réchauffement fait fondre la banquise de l’extrême Nord. Cette banquise contient des milliards de tonnes de gaz à effet de serre, notamment du méthane (CH4). Résultat : l’effet du réchauffement accélère les causes du réchauffement. Passé un cap, les événements s’emballent. On n’a donc pas intérêt, évidemment, d’approcher les points de basculement de trop près. Problème : on ne sait pas exactement où ils se trouvent et le seul moyen de le savoir est de… les franchir – c’est-à-dire trop tard. Ainsi, la prudence consiste à ne pas chercher à savoir où ils sont.

Vous abordez ces questions en philosophe et non en scientifique, et vous semblez douter que la science apporte un jour des solutions à ces problèmes qu’elle a contribué à créer…

Avant le 6 août 1945 (Hiroshima), les ingénieurs Taylor et Oppenheimer, qui avaient fabriqué la bombe atomique, n’excluaient pas la possibilité que leur invention mette fin un jour à toute vie terrestre. Cela ne les a pas empêchés de jouer aux apprentis sorciers ! Pour le philosophe Günther Anders, que je cite abondamment dans mes livres, Hiroshima est justement un de ces tipping points qui révèle l’humanité à elle-même : notre capacité d’autodestruction, en effet, change le sens de l’existence, et modifie même, rétrospectivement, toute l’histoire de l’humanité. Nous entrons là dans le domaine de la métaphysique, c’est-à-dire des questions auxquelles ni la science ni la philosophie ne peuvent apporter de réponses… mais que nous ne pouvons pas nous empêcher de nous poser : qu’est-ce que le temps ? qui est « je » ? Dieu existe-t-il ?…

On pourrait cependant vous objecter que l’homme, conscient des dangers qu’il court, sera capable de choisir parmi tous les horizons possibles celui qui présente le moins de risques pour l’humanité ?

Dans toutes les cultures, la réponse à cette question a pris la forme d’un récit. Dans le monde occidental, c’est celui du « meilleur des mondes possibles » imaginé par Leibniz : Dieu, pensait le philosophe, a un ensemble de possibles devant lui et il choisit le meilleur d’entre eux. Inconsciemment, nous baignons dans la même fiction, imaginant notre futur comme un ensemble de possibles parmi lesquels notre libre arbitre choisira le meilleur. C’est là que le bât blesse, car tant que l’avenir sera considéré comme un « possible » – et seulement comme un « possible » – nous n’arrivons pas à lui donner un poids de réalité suffisant pour entreprendre ce qui est nécessaire afin d’éviter la catastrophe. La catastrophe, en effet, a ceci de terrible que non seulement on ne croit pas qu’elle va se produire, mais qu’une fois produite elle apparaît comme relevant de l’ordre normal des choses. D’où nos atermoiements.

Quels exemples peut-on trouver de ce comportement dans l’Histoire ?

C’est le philosophe Henri Bergson qui en donne le meilleur exemple à propos de la Grande Guerre : « Avant août 1914, raconte-t-il, mes amis et moi tenions la Guerre pour certaine, ou quasi certaine… et en même temps comme impossible. » Comme on le voit, le certain et l’impossible peuvent donc aller ensemble. La Grande Guerre n’est devenue possible… qu’une fois qu’elle a eu lieu ! Un siècle plus tard, nous continuons à penser de cette manière : nous « savons » que la catastrophe écologique est en marche – les travaux du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, NDLR) montrent même que nous sommes près du « point de basculement » – mais nous n’y croyons pas suffisamment pour prendre des mesures radicales. La méthode que je propose sous le nom de « catastrophisme éclairé » consiste à donner un poids de réalité suffisant à cette catastrophe en la considérant comme inéluctable. Quand je regarde cette inéluctabilité, cependant, je ne me positionne pas avant le point de basculement, mais après, quand la catastrophe « aura déjà eu lieu », et je jette un regard rétrospectif sur notre époque.

Cette ruse de l’esprit n’est-elle pas artificielle ?

Elle est pratiquée le plus naturellement du monde par des gens très ordinaires. Je suis originaire de La Chalosse, dans le sud-ouest de la France, une région qui, lorsque j’étais enfant, était totalement déshéritée culturellement. J’ai observé que là-bas, lorsqu’un événement tragique se produit dans leur vie, les paysans (certains dans ma propre famille) pensent spontanément que puisque cet accident a eu lieu, il ne pouvait pas ne pas se produire. « C’était la fatalité », comme on dit. Et pourtant, les mêmes paysans pensent aussi qu’avant que l’événement ne se produise, il pouvait très bien ne jamais avoir lieu.

http://www.telerama.fr/idees/jean-pierre-dupuy-il-faut-garder-les-yeux-sur-le-scenario-du-pire-parce-qu-il-est-ineluctable-on-est-force-d-agir,42215.php

IMAGE A LA UNE : http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/dosnano/decouv/04/04_3/04_1.htm