Réflexion : Désobéir ? Pourquoi ? – Ordre et liberté

Le mouton est mal placé pour juger; aussi voit-on que le berger de moutons marche devant, et que les moutons se pressent derrière lui; et l’on voit bien qu ’ils croiraient tout perdu s’ils n’entendaient plus le berger, qui est comme leur dieu.

Et j’ai entendu conter que les moutons que l’on mène à la capitale pour y être égorgés meurent de chagrin dans le voyage, s’ils ne sont pas accompagnés par leur berger ordinaire. Les choses sont ainsi par la nature; car il est vrai que le berger pense beaucoup aux moutons et au bien des moutons; les choses ne se gâtent qu ’à l’égorgement; mais c’est chose prompte, séparée, et qui ne change point les sentiments.

Les mères brebis expliquent cela aux agneaux, enseignant la discipline moutonnière, et les effrayant du loup. Et encore plus les effrayant du mouton noir, s’il s’en trouve, qui voudrait expliquer que le plus grand ennemi du mouton, c’est justement le berger.

« Qui donc a soin de vous? Qui vous abrite du soleil et de la pluie? Qui règle son pas sur le vôtre afin que vous puissiez brouter à votre gré? Qui va chercher à grande fatigue la brebis perdue? Qui la rapporte dans ses bras? Pour un mouton mort de maladie, j ’ai vu pleurer cet homme dur. Oui je l’ai vu pleurer. Le jour qu ’un agneau fut mangé par le loup, ce fut une belle colère; et le maître des bergers, providence supérieure et invisible, lui-même s’en mêla. Il fit serment que l’agneau serait vengé; il y eut une guerre contre les loups, et cinq têtes de loup clouées aux portes de l’étable, pour un seul agneau.

Pourquoi chercher d ’autres preuves? Nous sommes ses membres et sa chair. Il est notre force et notre bien. Sa pensée est notre pensée; sa volonté est notre volonté. C’est pourquoi, mon fils agneau, tu te dois à toi-même de surmonter la difficulté d ’obéir, ainsi que l’a dit un savant mouton.

Réfléchis donc, et juge-toi. Par quelles belles raisons voudrais-tu désobéir? Une touffe fleurie ? Ou bien le plaisir d ’une gambade? Autant dire que tu te laisserais gouverner par ta langue ou par tes jambes indociles. Mais non.

Tu comprends bien que, dans un agneau bien gouverné, et qui a ambition d ’être un vrai mouton, les jambes ne font rien contre le corps tout entier. Suis donc cette idée; parmi les idées moutonnières, il n’y en a peut-être pas une qui marque mieux le génie propre au vrai mouton. Sois donc au troupeau comme ta jambe est à toi. »

L’agneau suivait donc ces idées sublimes, afin de se raffermir sur ses pattes; car il était environné d ’une odeur de sang, et il ne pouvait faire autrement qu’entendre des gémissements bientôt interrompus; et il pressentait quelque chose d’horrible.

Mais que craindre sous un bon maître, et quand on n’a rien fait que par ses ordres? Que craindre lorsque l’on voit le berger avec son visage ordinaire et tranquille ainsi qu ’au pâturage? A quoi se fier, si l’on ne se fie à cette longue suite d ’actions qui sont toutes des bienfaits?

Quand le bienfaiteur, quand le défenseur reste en paix, que pourrait-on craindre? Et même si l’agneau se trouve couché sur une table sanglante, il cherche encore des yeux le bienfaiteur, et le voyant tout près de lui, attentif à lui, il trouve dans son cœur d ’agneau tout le courage possible. Alors passe le couteau; alors est effacée la solution, et en même temps le problème.

Extrait du livre « Propos sur les pouvoirs » d’Émile Chartier,  dit Alain, philosophe, écrivain, journaliste

SOURCE : http://laleveedesvoiles.fr/par-quelles-belles-raisons-voudrais-tu-desobeir/

A lire du même site : http://laleveedesvoiles.fr/1960-en-france-lexception-culturelle/

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ALLER PLUS LOIN avec Alain sur ce sujet :
TEXTE PROPOSE COMME SUJET DU BACCALAUREAT (2007) :
)« Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l’obéissance il assure l’ordre ; par la résistance il assure la liberté.
Et il est bien clair que l’ordre et la liberté ne sont point séparables, car le jeu des forces, c’est-à-dire la guerre privée à toute minute, n’enferme(1) aucune liberté ; c’est une vie animale, livrée à tous les hasards. Donc les deux termes, ordre et liberté, sont bien loin d’être opposés ; j’aime mieux dire qu’ils sont corrélatifs.
La liberté ne va pas sans l’ordre ; l’ordre ne vaut rien sans la liberté. Obéir en résistant, c’est tout le secret. Ce qui détruit l’obéissance est anarchie ; ce qui détruit la résistance est tyrannie.
Ces deux maux s’appellent, car la tyrannie employant la force contre les opinions, les opinions, en retour, emploient la force contre la tyrannie ; et, inversement, quand la résistance devient désobéissance, les pouvoirs ont beau jeu pour écraser la résistance, et ainsi deviennent tyranniques. Dès qu’un pouvoir use de force pour tuer la critique, il est tyrannique. Voilà d’après quoi un citoyen raisonnable peut d’abord orienter ses réflexions. »
Alain

Si le corrigé vous intéresse, (encore que de mon point de vue il est préférable d’analyser votre propre position par rapport au texte),  cliquez ici :

http://www.assistancescolaire.com/eleve/TSTMG/philosophie/travailler-sur-des-sujets-du-bac/texte-d-alain-juin-2007-tt_phi_rde20