Anthropologie : La démocratie est l’organisation spontanée et naturelle d’un groupe humain
Les sociétés sans État s’organisent naturellement, spontanément et de façon démocratique !
David Graeber est épatant. Après m’avoir remué en profondeur sur le sujet de la monnaie avec son livreDette : 5 000 ans d’histoire, voici qu’il me retourne sur celui de la démocratie avec son livre La démocratie aux marges (avec une passionnante préface d’Alain Caillé).
Après m’avoir fait comprendre que presque tout ce qu’on nous apprend en « économie » sur la monnaie et la dette est un tissu de contresens, voilà que David me fait réaliser, à moi qui justement croyais avoir déjà fait un bon travail de démystification sur le plan politique autour de la démocratie, que j’ai encore un étage à monter pour prendre conscience des erreurs courantes en la matière.Cet anthropologue observe les sociétés humaines réelles, y compris et surtout les communautés dont l’imaginaire n’a pas encore été colonisé par les marchands (et leurs armées), les sociétés qu’on appelle « primitives » et qui sont, en fait, à bien des égards, plus humaines et plus généreuses que nous, stupides consommateurs matérialistes et compétiteurs égoïstes – décervelés par la réclame et les jeux du cirque – que nous sommes devenus.
Du point de vue de l’anthropologue Graeber, Athènes n’est pas la seule démocratie au monde, loin de là, et c’en est même une version plutôt dégradée (militaire et brutale), alors que toutes les sociétés sans État se sont organisées ─ et s’organisent encore, naturellement, spontanément ─ de façon démocratique ! C’est-à-dire en se réunissant tous pour discuter ensemble et décider ensemble, et presque toujours sans voter ! En cherchant toujours le consensus, sorte de quasi-unanimité… Cornegidouille, ça secoue !
Le passage sur le petit nombre de sociétés qui votent leurs lois (alors que je pensais, après l’avoir pas mal étudiée, que la démocratie, c’est précisément voter nous-mêmes nos lois au lieu d’élire des maîtres) est passionnant : Graeber explique que les sociétés qui votent leurs lois sont toujours des sociétés de soldats, donc armées, donc redoutables, capables d’imposer leurs vues par la force, et pour qui le vote est une solution raisonnable pour ne pas s’entre-tuer et économiser des vies humaines en se comptant avant de se battre.
Et il décrit, au contraire, la multitude des autres sociétés (que les anthropologues connaissent bien mais que nous ignorons trop), les communautés sans coercition, sans État, où personne n’a les moyens d’imposer un comportement à qui que ce soit, et qui préfèrent la solution apparemment la plus difficile : négocier plutôt que voter, chercher un consensus plutôt qu’une majorité.
Graeber explique ce choix étonnant d’une façon lumineuse (page 48 et s.) :
On doit se demander pourquoi ces méthodes [lever la main pour dire son accord ou désaccord avec une proposition] sont si rarement employées. Et pourquoi, à l’inverse, les communautés humaines ont toujours préféré s’imposer la tâche bien plus difficile d’aboutir à des décisions unanimes.
L’explication que je voudrais suggérer est la suivante : il est plus facile, dans des communautés de face-à-face, de se représenter ce que la plupart des membres veulent faire, que d’imaginer les moyens de convaincre ceux qui sont en désaccord.
La prise de décision consensuelle est typique des sociétés au sein desquelles on ne voit aucun moyen de contraindre une minorité à accepter une décision majoritaire, soit parce qu’il n’existe pas d’État disposant du monopole de la coercition, soit parce qu’il ne manifeste aucun intérêt ni aucune propension à intervenir dans les prises de décisions locales. S’il n’y a aucun moyen de forcer ceux qui considèrent une décision majoritaire comme désastreuse à s’y plier, alors la dernière chose à faire, c’est d’organiser un vote. Ce serait organiser une sorte de compétition publique à l’issue de laquelle certains seraient considérés comme des perdants. Voter serait le meilleur moyen de provoquer ces formes d’humiliation, de ressentiment et de haine qui conduisent au bout du compte à la disparition des communautés. […]
Cela ne veut pas dire que tout le monde doit être d’accord. La plupart des formes de consensus incluent toute une variété de formes graduées de désaccords. L’enjeu est de s’assurer que personne ne s’en aille avec le sentiment que ses opinions ont été totalement ignorées […]
La démocratie majoritaire ne peut donc émerger que lorsque deux facteurs sont conjointement à l’œuvre : 1) le sentiment que les gens doivent avoir un pouvoir égal dans la prise de décision au sein du groupe, et 2) un appareil de coercition capable d’assurer l’application des décisions.
Dans la plus grande partie de l’histoire humaine, ces deux conditions n’ont été qu’exceptionnellement réunies au même moment. Là où existent des sociétés égalitaires, imposer une coercition systématique est jugé habituellement de façon négative. Parallèlement, là où un appareil de coercition existait pour de bon, il ne venait guère à l’esprit de ses agents qu’ils mettaient en œuvre une quelconque volonté populaire.
Nul ne saurait contester l’évidence que la Grèce antique a été l’une des sociétés les plus compétitives que l’histoire ait connues.Elle avait en effet tendance à faire de toute chose un objet de rivalité publique, de l’athlétisme à la philosophie ou à l’art dramatique, etc. Il n’est donc guère surprenant que la prise de décision politique ait connu elle aussi un sort semblable.
Plus crucial encore est le fait que les décisions étaient prises par le peuple en armes.
En d’autres termes, si un homme est armé, on a tout intérêt à prendre en compte son opinion. […]
Chaque vote était, au sens fort du terme, une conquête. »
Source : David Graeber, La Démocratie aux marges, Bord de l’eau, 2014
En lisant la suite, je voudrais tout publier, tout relayer :
le « miroir des horreurs » (le spectacle dégoûtant d’une foule cruelle et dangereuse que le prince renvoie exprès à son peuple — à travers les jeux du cirque hier, ou à travers les déformations télévisées à 20 h aujourd’hui —, pour le dissuader de convoiter le pouvoir en ayant peur de lui-même),
la réfutation parfaite de la thèse ridicule de Samuel Huntington (qui prétend que les valeurs démocratiques sont spécifiquement « occidentales », alors que la réalité des élites en question est au contraire, toujours et partout, la haine de la démocratie et le massacre des démocrates),
l’évocation du travail formidable de Marcus Rediker sur l’éthique profondément démocratique des pirates des mers (premiers résistants farouches à la brutalité marchande à la fin du XVIIe siècle),
la mise en valeur de l’extraordinaire expérience de l’AZLN dans la forêt du Lacandon (« Les zapatistes ont développé un système très élaboré d’assemblées communautaires opérant par voie de consensus, complétées par des comités de femmes et de jeunes ─ afin de contrebalancer la domination traditionnelle des adultes mâles ─ et des conseils formés de délégués révocables. »),
etc.
Ce texte de Graeber (assez court, finalement) est d’utilité publique, il faudrait le faire lire dans les écoles, il devrait être en libre accès sur Internet pour tous ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter des livres.
Donc, pour Graeber, les démocraties dignes de ce nom ne sont advenues — et ne peuvent advenir (et c’est là, pour l’avenir, que j’espère qu’il se trompe) — QUE à l’abri de l’État, qu’aux marges des sociétés ayant institué un monopole de la coercition à une puissance publique.
J’aimerais bien échanger avec lui, pour passer au feu de sa critique mon idée de « processus constituant populaire », car, même après l’avoir lu, je continue à me demander comment une société peut protéger efficacement les 99 % contre les 1 % les plus forts et les plus égoïstes sans organiser une puissance publique protectrice qui soit, par construction, supérieure à toute puissance privée et sous contrôle public permanent.
Dans sa conclusion, cet anar de Graeber (mais la vraie démocratie est-elle autre chose que l’anarchie, ce projet fondamentalement généreux et pacifique défendu par des héros comme Proudhon, Kropotkine, Tolstoï ?), cet anar de Graeber, donc, nous suggère de résister à l’Empire du moment avec la méthode zapatiste d’une refondation démocratique par l’auto-organisation de communautés autonomes. Ça me fait penser aux « micro-résistances », que Michel (Onfray) suggère d’organiser contre ce qu’il appelle des « micro-fascismes ». Ces deux propositions sont intéressantes, évidemment, mais elles ne me paraissent pas tout à fait à la hauteur de la puissance et de la cruauté du projet d’asservissement des grands privilégiés qui nous préparent une toute prochaine guerre… Ils devraient bien s’entendre, ces deux-là (David et Michel), d’ailleurs. On dirait que les anthropologues (Graeber, Clastres…), à force d’étudier des sociétés bien réelles sans chefs et pourtant calmes et prospères, deviennent naturellement anarchistes… D’ailleurs (mais je ne vais pas démarrer là-dessus), David Graeber a écrit un troisième petit livre, lui aussi tout à fait passionnant du début à la fin :Pour une anthropologie anarchiste (2004)… Je vous en parlerai une autre fois.
Par ailleurs, sur ce même sujet de réappropriation populaire du mot démocratie, je voudrais signaler deux autres livres que je lis en même temps, et qui renforcent et complètent mon auto-formation, ma cure de désintoxication politique.
Francis Dupuis-Déri, dont j’ai déjà parlé, vient d’écrire un livre vraiment passionnant, très instructif, très utile pour notre éducation populaire : Démocratie, histoire politique d’un mot, aux États-Unis et en France (2013). Je souligne ici notamment l’exemple formidable des communautés villageoises au Moyen Âge, incroyablement démocratiques au regard des portraits calamiteux que nous ont dressés de l’Ancien régime les prétendues « Lumières » (très marchandes, en fait, et très ploutocratiques, au fond, les « Lumières »). Cet exemple de la démocratie quotidienne au Moyen Âge est édifiant. L’exemple très démocratique des Amérindiens est, lui aussi, passionnant. Il faut que nous creusions tout ça.
Voyez ce passage, pages 40 et s. :
Cela dit, « démocratie » et ses dérivés sont rarement utilisés avant le XIXe siècle. Jusqu’alors, il s’agit plutôt de termes savants qui font référence à l’Antiquité gréco-romaine.
Pourtant, au Moyen Âge et pendant la Renaissance européenne, des milliers de villages disposaient d’une assemblée d’habitants où se prenaient en commun les décisions au sujet de la collectivité. Les « communautés d’habitants », qui disposaient même d’un statut juridique, ont fonctionné sur le mode de l’autogestion pendant des siècles. Les rois et les nobles se contentaient de gérer les affaires liées à la guerre ou à leurs domaines privés, d’administrer la justice et de mobiliser leurs sujets par des corvées. Les autorités monarchiques ou aristocratiques ne s’ingéraient pas dans les affaires de la communauté, qui se réunissait en assemblée pour délibérer au sujet d’enjeux politiques, communaux, financiers, judiciaires et paroissiaux. […]
La participation à l’assemblée était obligatoire et une amende était imposée aux absents quand l’enjeu était important. Un quorum de deux tiers devait alors être respecté pour que la décision collective soit valide, par exemple celle d’aliéner une partie des biens communs de la communauté (bois ou pâturage). Il était si important que la communauté s’exprime que même lorsque la peste a frappé dans la région de Nîmes, en 1649, l’assemblée a été convoquée dans la campagne sur les deux rives d’une rivière, pour permettre de réunir à la fois les personnes ayant fui la ville et celles qui y étaient restées. En général, le vote était rapide, à main levée, par acclamation ou selon le système de « ballote » distinguant les « pour » des « contre » par des boules noires et blanches. Lorsque la décision était importante, les noms des personnes présentes et ayant voté étaient portés au procès-verbal. […]
En plus des assemblées de la communauté, des assemblées fédérales réunissaient plusieurs communautés d’une même vallée, par exemple, pour traiter des affaires communes. […]
En plus de ces assemblées municipales, des assemblées au sein des guildes de marchands et d’artisans. […]
La démocratie médiévale, bien vivante alors, mais aujourd’hui si méconnue, permettait au peuple de traverser de longs mois sans contact direct avec des représentants de la monarchie, une institution qui offrait finalement très peu de services à sa population composée de sujets, et non de citoyens. […]
Les communautés d’habitants et les guildes de métiers perdent peu à peu de leur autonomie politique non pas en raison d’un dysfonctionnement de leurs pratiques démocratiques, qui se poursuivent d’ailleurs dans certains cas jusqu’au XVIIIe siècle, mais plutôt en raison de la montée en puissance de l’État, de plus en plus autoritaire et centralisateur. [Lire La fin des Corporations de Steven L. Kaplan.] Vers les XVIe et XVIIesiècles, les royaumes monarchiques se transforment peu à peu en États, soit un nouveau système politique qui développe plusieurs stratégies pour accroître son pouvoir d’imposition, de taxation et de conscription, alors que la guerre coûte de plus en plus cher, en raison des développements technologiques de la marine et de l’armement (arquebuses, canons). En effet, ces États modifient petit à petit les lois et règlements qui encadrent les villes et villages, pour maximiser leur capacité d’appropriation des revenus et des hommes. […]
L’assemblée d’habitants est alors un espace où s’organise la résistance face à cette montée en puissance de l’État. Par exemple, en protestation contre une conscription jugée illégitime, les assemblées choisissent un handicapé pour servir dans la milice. Lorsqu’on annonce de nouvelles taxes, les cloches convoquent l’assemblée et le démos se transforme parfois en foule émeutière, en plèbe : elle attaque les prisons pour libérer les prisonniers endettés, incendie la maison du « gabeleur », voire l’assassine. En guise de représailles, les troupes royales confisquent les cloches et les fondent. Finalement, les assemblées d’habitants sont tout simplement interdites et le roi nomme des préfets à la tête des communautés. […]
En Amérique du Nord, les colonisateurs d’origine européenne ont été en contact avec des sociétés amérindiennes fonctionnant selon des principes démocratiques. Pour le cas de la Nouvelle-France, notons l’exemple des Wendats (connus aussi sous le nom de Hurons), qui comptaient quatre niveaux de gouvernement, soient le clan, le village, la nation et la confédération. Le clan regroupait environ 250 personnes, soit une dizaine de familles. Chaque clan avait un chef civil et un ou plusieurs chefs de guerre, nommés souvent par un conseil de femmes. Ces chefs n’avaient pas de pouvoir coercitif leur permettant d’imposer leur volonté. […] Selon un Français témoin des sociétés amérindiennes au tout début du XVIIIe siècle, le titre de « chef » « ne leur donne aucun pouvoir sur les guerriers ; ces sortes de gens ne connaissent point la subordination militaire non plus que civile. Cela est tellement vrai que si ce grand chef s’avisait de commander quelque chose au moindre homme de son parti, [ce dernier] est en droit de répondre nettement à cette figure de capitaine qu’il ait à faire lui-même ce qu’il ordonne aux autres ». […]
De telles communautés égalitaires et démocratiques attiraient inévitablement les Européens déserteurs de la marine ou de l’armée, les esclaves en fuite et des femmes fuyant un mari violent. Si bien que les autorités coloniales interdisaient les contacts entre les esclaves, par exemple, et les communautés amérindiennes.
Conscient que les pratiques démocratiques d’assemblées délibératives ont été très répandues dans le monde, l’anthropologue Marcel Détienne insiste sur l’importance de contester « une opinion fort répandue, dans les États-Unis d’Europe et d’Amérique, que la démocratie est tombée du ciel, une fois pour toutes, en Grèce, et même sur une seule cité, […] Athènes ».
Source : Francis Dupuis-Déri, Démocratie. Histoire politique d’un mot, aux États-Unis et en France
Comme le rappellent aussi l’anthropologue David Graeber et l’économiste Amartya Sen, la pratique de s’assembler pour délibérer au sujet des affaires communes a existé un peu partout, y compris en Europe au Moyen Âge et dans les siècles suivants, et dans les territoires que l’Europe a conquis et colonisés. »
SUITE ET FIN DE L’ARTICLE :
http://echelledejacob.blogspot.fr/2015/04/les-les-societes-sans-etat-se-sont.html