A lire : Altermondialisme contre barbarie
Une pensée de philosophe à opposer à la terreur des armes.
Gabrielle Lefèvre
On a beaucoup parlé de l’attentat terroriste à Tunis et de la mobilisation de la société tunisienne pour préserver les acquis de sa révolution pacifique. On a moins évoqué l’ouverture, mardi prochain, du Forum Social Mondial, dans cette même ville blessée au cœur de son histoire, de sa culture et du pouvoir démocratique, puisque le musée du Bardo symbolise tout cela.
Le FSM sera, comme il y a deux ans sur le même campus de l’université de Tunis, l’occasion pour des associations du monde entier de nouer des contacts, d’expliquer, de confronter les opinions et points de vue pour mobiliser la société civile vers cet autre monde possible de développement durable, de paix, de tolérance, de démocratie participative.
Une manifestation des participants au FSM de Tunis il y a deux ans. © G.L.
En apéritif avant un compte-rendu de cet événement, je ne résiste pas au plaisir de vous proposer le texte de Patrick Viveret, philosophe et essayiste altermondialiste, réagissant après l’attentat du Bardo :
A menace globale il faut une riposte globale déclare un responsable tunisien après les attentats de Tunis venant après ceux de Bruxelles, de Paris, de Copenhague… Certes mais encore faut-il ne pas se tromper de menace si l’on ne veut pas que la riposte soit inadaptée ou pire contre-productive. Car si à l’évidence nous sommes en présence d’un conflit mondial qui peut toucher n’importe quel pays à n’importe quel moment, qui concerne tout autant l’échelle planétaire que l’échelle locale de nos cités il y a deux approches radicalement différentes de l’analyse et de la stratégie à mettre en œuvre.
La première est celle de la guerre de civilisation théorisée il y a quelques années par le penseur conservateur américain Samuel Huntington. C’est celle qui a conduit le gouvernement Bush à réagir par la guerre, le mensonge, la torture, et la restriction massive des droits à travers le Patriot Act. Cette logique, si elle s’imposait aujourd’hui en Europe, nous mènerait droit vers des régressions comparables ou même pires et pourrait devenir source de guerre civile ce qui signerait d’ailleurs la victoire de la logique terroriste dont c’est l’objectif à terme.
L’autre voie c’est au contraire celle qu’avait indiqué le premier ministre norvégien après l’attentat meurtrier d’un fanatique d’extrême droite dans l’ile d’Utoya en juillet 2011 : « j’ai un message pour celui qui nous a attaqué et pour ceux qui sont derrière tout çà : vous ne détruirez pas la démocratie et notre travail pour rendre le monde meilleur »… « Nous allons répondre à la terreur par plus de démocratie, d’ouverture et de tolérance »…
Cette seconde voie c’est celle de la logique de vie, du dialogue de civilisation, du refus de confondre violence et conflit.
C’est celle de la Liberté face aux régressions sécuritaires, de l’égalité face à l’explosion des inégalités et bien sûr de la fraternité, cette grande oubliée de la République, face aux fanatismes et aux racismes de toute nature.
Tel est l’enjeu de ce conflit mondial qui n’est pas pour autant une guerre mondiale car son objet est précisément, dans un travail sur la paix, de substituer la logique du conflit entre adversaires à celle de la violence entre ennemis.
Simple nuance de vocabulaire dira-t-on ? Pas le moins du monde. La logique de la violence entre ennemis c’est celle de l’éradication. L’Autre, est identifié substantiellement comme extérieur au genre humain. Il est le Mal incarné, le Barbare, le Terroriste.
Le détruire, l’éradiquer, c’est alors une opération de purification, purification ethnique comme le disaient les milices serbes contre les Bosniaques, de « nettoyage » comme le disait l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Remarquons que cette posture est parfaitement symétrique, interchangeable. Aux yeux de Ben Laden hier, de Daesh aujourd’hui, c’est l’Occident qui fait figure d’axe du mal. Cette absolutisation autorise à utiliser tous les moyens, en particulier celui de l’élimination physique.
La logique du conflit est toute autre. Il y a des actes barbares, il n’y a pas de Barbares. La barbarie est un dérapage dans l’inhumanité qui menace tout individu, tout groupe humain. C’est une aliénation, une altération d’humanité qui n’est pas réservée à certains.
L’Europe a payé le prix lourd pour comprendre que la barbarie pouvait naître au cœur de grandes civilisations.
La patrie de Kant et de Beethoven pouvait aussi enfanter le nazisme. La patrie de Dante pouvait enfanter le fascisme, celle des droits de l’homme le colonialisme, celle de Cervantès le franquisme, celle de l’habeas corpus l’impérialisme, celle de la libération du tsarisme, la terreur stalinienne, celle de la statue de la liberté organiser un système international de torture. La liste est infinie.
Le fait d’avoir été victime ne constitue en rien une garantie de ne pas devenir soi-même bourreau. L’holocauste dont ont été victimes les Juifs ne justifie pas la politique d’apartheid du gouvernement israélien. Et le drame que vivent les Palestiniens ne justifie pas plus les actes meurtriers qui sont commis régulièrement contre des Juifs.
Dès lors que l’on a compris cela on comprend que la barbarie n’est pas du côté de la diabolisation de l’altérité mais de l’absolutisation de l’identité. Nous retrouvons alors ce que ne cessent de nous dire depuis des millénaires les traditions de sagesse: La barbarie est intérieure et non extérieure. Elle n’est pas étrangère à l’humanité, elle en constitue la face sombre, celle de sa propre inhumanité.
S’il y a un djihad, une guerre sainte, c’est en réalité un conflit intérieur, un travail sur soi individuel et collectif contre cette barbarie intérieure. Et c’est là que nous saisissons l’enjeu de la fraternité. Car le frater étymologiquement c’est le genre humain. Et l’esprit de fraternité dont parle la déclaration universelle des droits humains nous pouvons le définir comme le travail sur lui même que doit faire « le peuple de la terre», notre fragile famille humaine pour apprendre à s’humaniser pour apprendre à mieux s’aimer.
Faute de ce mouvement vers une qualité supérieure d’humanité et de fraternité nous risquons comme le notait Martin Luther King dans une phrase célèbre de « périr comme des idiots » !
Il y a en effet un lien étroit entre la brutalité et la bêtise comme le signale la fameuse expression : « bête et méchant ». Et il y a au contraire un lien étroit entre l’intelligence et l’esprit de fraternité n’en déplaise aux cyniques qui hurlent aux « bisounours » dès que l’on évoque ce lien. Car l’intelligence se nourrit de l’interdépendance, du lien, donc de l’écoute de la différence et de la divergence dès lors que celle ci ne dérape pas en violence.
Oui, il est temps de revisiter les valeurs-forces de vie qu’exprime la tension dynamique entre liberté, égalité et fraternité à condition de redonner toute sa force à la dernière, de cesser d’en faire non la cerise sur le gâteau mais la cerise dans le gâteau, non un simple supplément d’âme mais l’anima, le souffle même qui permettrait de revisiter les deux autres valeurs clefs et même les trois autres si l’on y ajoute la Laïcité.