2015 : Pour le pape, ça passe ou ça casse !
Pourquoi un tel sujet ?
Parce qu’il est intéressant, traité de façon relativement neutre, et concerne, de plus ou moins près, deux milliards et demi d’humains sur la planète,
parce qu’on le veuille ou non le Pape en tant que chef spirituel de cette énorme communauté influence directement ou indirectement notre vie, politique, civile, nos choix de vie personnels et nos action citoyenne,
parce que réfléchir sur un sujet même honni ne serait-ce que pour tenter de comprendre notre monde ne fait jamais de mal..
Enfin, aborder un sujet avec ouverture est un excellent exercice pour un début d’année. De l’ouverture d’esprit, nous allons tous en avoir grand besoin, je crois…
Galadriel
QUELQUE CHOSE SERAIT-IL ENTRAIN DE CHANGER ?
Dans un monde globalisé en crise, François, pape argentin, tenace et tolérant, s’attaque au capitalisme maffieux comme aux privilèges d’une Église d’Ancien Régime. Il joue serré. Seule l’instauration d’un modèle participatif planétaire lui permettra de vaincre l’hydre du Vatican…
Ce pape tombe à pic tout en arrivant bien tard. Il semble gracier ceux qui furent châtiés pour avoir parlé à sa façon, trop tôt cependant. Ainsi l’abbé Alfred Loisy (1857-1940), révoqué de l’Institut catholique de Paris, excommunié en 1908, avait eu cette formule si juste, que le pape actuel semble enfin reprendre à son compte : « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue. »
Jorge Mario Bergoglio, devenu François, paraît surtout battre le rappel de ceux qui abandonnèrent, la rage au cœur ou sur la pointe des pieds, une machinerie catholique apostolique romaine au lourd fumet d’Inquisition : broyeuse de prêtes ouvriers (Pie XII en 1954) ou anathématisant les déviations de la théologie de la libération (cardinal Joseph Ratzinger sous Jean-Paul II, en 1984).
Or voici qu’un pape venu d’Argentine fustige « la théologie de bureau » ! On croirait parfois entendre l’évêque brésilien Helder Câmara (1909-1999), qui n’était pas en odeur de sainteté au Vatican : « Quand j’aide les pauvres, on me dit que je suis un saint. Mais lorsque je demande pourquoi ils sont pauvres, on me traite de communiste. »
Le 17 juin 2014, dans une homélie prononcée lors du Congrès ecclésial du diocèse de Rome, le Saint Père, comme il n’aime pas être appelé, lança ce pavé dans le Tibre : « Aujourd’hui, un chrétien, s’il n’est pas révolutionnaire, n’est pas chrétien ! » Et le 22 décembre dernier, le jour où étaient reçus pour la première fois de l’histoire du Vatican tous les employés du cru en vue de Noël, c’était également la terrible avoinée en direction de la Curie.
En bon propagandiste – il faudrait analyser comment des listes infamantes furent utilisées pour discréditer l’adversaire, des jésuites aux maoïstes… –, le pape agite quinze maladies menaçant les individus et les groupes humains. Le texte intégral vaut d’être lu (cliquer ici). Chacun se reconnaît, touché par la disgrâce, dans ce puzzle qui brosse un portrait incisif de nos sociétés en panne : ceux qui se croient immortels ou indispensables ; ceux qui se noient dans l’activisme ou le travail ainsi que dans une planification excessive ; ceux gagnés par la « pétrification » et même « l’Alzheimer » mentaux et spirituels ; ceux qui se vautrent dans l’hypocrisie quand ils ne mènent pas une double vie au point de souffrir de « schizophrénie existentielle », accumulant au lieu de se dépouiller, s’exhibant tels des mondains épris de pouvoir ; ceux qui divinisent les chefs ou instillent la division, le commérage et la rumeur ; ceux qui se montrent indifférents aux autres ou qui affichent des visages lugubres en guise de contenance, incapables de saisir ou de pratiquer l’humour, s’enfermant dans « des cercles fermés ».
La fermeture, voilà l’ennemi ! À bas les clôtures, qui transforment les nonnes en vieilles filles s’éloignant des autres au lieu d’aller vers eux. Ce pape, charnel, possède, comme seul Jean-Paul II avant lui, un corps, qui lui permet de s’incarner avec énergie. Jean XXIII avait la rondeur du bon vieillard au bout du rouleau. Mais les autres surgirent telles des caricatures vilipendées par François : Pie XII était sec comme un coup de trique, Paul VI avait des allures d’arbre mort, Jean-Paul Ier arborait le sourire des enfants attardés, Benoît XVI attifait son évanescence physique de fanfreluches régressives – encore un peu et il ressortait les plumes d’autruche ou la sedia gestatoria !
Non seulement Bergoglio renonce aux pompes, dans tous les sens du terme (il refuse les mules pour garder ses croquenots), mais il est le premier pape – avec, dans une certaine mesure, Jean-Paul II – qui ait exercé, avant d’entrer dans les ordres, divers métiers, manuels (jusqu’à videur de boîte de nuit !). Il est surtout le seul à ne pas être issu d’un village européen mais d’une ville tentaculaire de l’hémisphère sud : Buenos-Aires
Venu « du bout du monde », débarrassé des codes et libéré des entraves, l’Argentin brandit sa différence comme une oriflamme et la théorise ainsi : « Aller dans les périphéries géographiques mais également existentielles : là où réside le mystère du péché, la douleur, l’injustice ; là où sont toutes les misères. » Il se lance dans une révolution pastorale, ne touchant pas aux dogmes et maintenant à distance la vieille morale : « À Rome, on veut enfermer le monde dans un préservatif », plaisantait-il avant son élection. Il se veut en prise directe avec des réalités que la crise disloque : « Je vois avec clarté que la chose dont a le plus besoin l’Église aujourd’hui, c’est la capacité de soigner les blessures et de réchauffer le cœur des fidèles, la proximité, la convivialité. Je vois l’Église comme un hôpital de campagne après une bataille. Il est inutile de demander à un blessé grave s’il a du cholestérol et si son taux de sucre est trop haut ! Nous devons soigner les blessures. Ensuite nous pourrons aborder le reste. »
Les incroyants en sont fanas ! Au point de parfois oublier que ce François, ainsi que le remarquait jadis André Frossard au sujet de Jean-Paul II, « fait son métier de pape ». Il est vain de plaquer sur lui des visions profanes en pensant l’avoir ainsi rallié à sa philosophie politique. L’historien Eric Hobsbawm, à travers son prisme coriace, avait de la sorte perçu Jean-Paul II en « dernier socialiste du XXe siècle » pour s’être élevé avec force et constance contre les ravages du capitalisme effréné. Ne nous soumettons pas à la tentation de transformer Che Bergoglio en saint Guevara…
Vigilance carnassière des grands sauriens
Jorge Mario Bergoglio, qui se présente volontiers comme « un peu rusé (furbo) », n’est pas si facile à cerner. Le pasteur est un patron, qui fascine les sphères économiques par la stratégie, le dynamisme et les qualités de son management. « Chaque fois qu’il nous reçoit, j’ai l’impression de me retrouver devant un dirigeant du Cac 40 », confie un laïc anonyme à La Croix, tandis qu’une employée de Radio Vatican renchérit : « De loin, il est franciscain, mais quand vous vous approchez, il est général jésuite. »
Fort de son pouvoir temporel et spirituel, ce pape a la suprême habileté de toujours jouer sur les deux tableaux : collégial et autoritaire, gardien suprême de dogmes hiératiques mais bon berger attaché à l’odeur de ses brebis, il se veut insaisissable parce que dans le mouvement. Pratiquant la surprise et l’inattendu, il oblige chacun à s’épuiser en le suivant. Personne ne se sent plus propriétaire de sa charge. Il double les fonctions, organise lui-même son opposition – parmi les partisans du progrès comme chez ceux de la nécrose –, ce qui lui permet de trancher en position de centriste.
Il a créé, un mois après son élection, un groupe de huit cardinaux chargés de secouer le cocotier de la Curie. Il a lancé un synode de la famille. Cela permit aux conservateurs de sortir du bois en donnant des coups de frein qui leur firent beaucoup de bien, à l’automne dernier. Un simple baroud d’honneur : nouvelle manche du synode en 2015, puis décision papale en 2016, dans un sens dont l’évêque de Rome ne fait guère mystère. La panique gagne les milieux traditionalistes, qui réagissent de trois façons différentes : l’agression injurieuse (le pape est hérétique, satanique et marxiste), le mépris plus ou moins suave (la théologie n’est pas son fort), le déni du désespoir rappelant au locataire du Vatican qu’il a Dieu pour boss (ainsi va le discours de l’illuminé dans la vidéo ci-dessous) :
La meilleure façon de comprendre le rusé François consiste à se référer à un entretien controversé mais essentiel, accordé au journaliste Eugenio Scalfari, fondateur de La Republica en 1976, socialiste et athée. En 2013, à 89 ans, il reçoit un coup de fil inopiné du pape. Celui-ci l’invite à lui rendre visite dans la résidence Sainte-Marthe qu’il occupe toujours au Vatican, de préférence aux appartements pontificaux jugés trop luxueux. Une conversation s’engage, retranscrite par le Jean Daniel italien, qui prend quelques libertés avec les guillemets : qu’importe. Le pape renonce à toute supériorité en aplomb : « Le prosélytisme est une pompeuse absurdité, cela n’a aucun sens. Il faut savoir se connaître, s’écouter les uns les autres. Le monde est parcouru de routes qui rapprochent et éloignent, mais l’important c’est qu’elles conduisent vers le Bien. »
Suivent des paroles à faire enrager la pourpre cardinalice : « L’esprit de cour est la lèpre de la papauté. » Le pontife avoue, qu’en présence de certains spécimens : « Je deviens soudain anticlérical. Le cléricalisme ne devrait rien avoir à faire avec le christianisme. » Scalfari lui demande si le pape a eu raison de jadis condamner les partisans de la théologie de la libération. Tombe cette réponse, roublarde à souhait : « Il est certain qu’ils prolongeaient la théologie qu’ils professaient dans la sphère politique, mais nombre d’entre eux étaient des croyants qui avaient une haute idée de la notion d’humanité. »
Sa rhétorique épouse le tango (qui commence par un pas en arrière) : « L’Église ne s’occupera pas de politique. (…) Je crois que les catholiques engagés dans la politique portent en eux les valeurs de la religion avec toute la maturité de conscience et les compétences nécessaires pour les mettre en œuvre. » Un peu plus loin : « Ce que l’on désigne par “libéralisme sauvage” ne fait que rendre plus forts les forts tandis qu’il affaiblit les faibles et aggrave l’exclusion. » Sa très officielle encyclique Evangelii Gaudium (La Joie de l’Évangile) n’énonce pas autre chose : « Cette économie tue. »
Une telle révolution culturelle, sinon cultuelle, horripile, de la Curie à Fox News, en passant par le Financial Times. Dans un livre à paraître le 15 janvier, François parmi les loups (Ed. Philippe Rey), Marco Politi, journaliste à… La Republicca (décidément les athées de gauche bichonnent ce pape), s’inquiète, non sans alarmes documentées. Jorge Mario Bergoglio est pris en étau. La mafia le défie comme un vulgaire juge à abattre. Il a contrarié trop d’intérêts avec sa volonté d’apurer la banque du Vatican, de mettre fin aux opérations immobilières juteuses ou aux marchés truqués. Quant aux princes de l’Église, persuadés que les papes passent et que la Curie reste, confortés par la nouvelle possibilité d’un contrat à durée déterminée sur le trône de Saint-Pierre (Benoît XVI ayant démissionné, son successeur peut être poussé à faire de même), ils attendent avec la vigilance carnassière des grands sauriens.
Combien de temps sera tolérée, en Saint Père, cette silhouette volontairement gauche, mettant sans faillir les pieds dans le plat, qui ne se contente pas d’un style folklorique propre aux marginaux sympathiques tels l’abbé Pierre, mais qui profite de sa position pour menacer les intérêts considérables d’une Église engluée dans le pouvoir temporel ? Un pape qui n’octroie pas une miséricorde tombée du haut vers le bas, mais qui reconnaît la légitimité des revendications des plus pauvres en ce monde, un tel pape n’est-il pas sur un siège éjectable ? « Je prie pour lui car un jour, quand la lune de miel sera terminée et que le temps viendra de prendre des décisions, ils l’attendront au pied du mur », confie à l’auteur de François parmi les loups le cardinal Roger Etchegaray, 92 ans.
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