Le prendre ou se le donner : Un autre rapport au temps

Pour se réapproprier nos vies

Nous avons trop souvent l’impression que le temps passe vite, trop vite. Chaque soir nous regrettons de ne pas avoir eu le temps de faire tout ce que l’on avait prévu le matin même. « Tempus fugit » diraient les latins, pour désigner ce temps qui fuit, qui s’échappe et qui est irremplaçable. Mais est-ce bien le temps qui nous manque ? Nos vies seraient-elles alors trop courtes ? Notre désarroi ne s’explique-il pas plutôt par notre rythme de vie et notre ordre de priorité ? De plus, le problème ne réside-t-il pas aussi dans le système socio-économique, qui nous enjoint à consacrer notre temps libre hors de notre domicile et pour consommer toujours davantage ?

La détérioration de notre relation au temps est à la fois un des facteurs et une des conséquences de l’Anthropocène[1], cette nouvelle ère géologique vers laquelle l’évolution et les impacts des activités humaines nous ont menés. Face à ce constat implacable, dans lequel chacun de nous s’y reconnaît plus ou moins, il existe des pistes d’amélioration.

Pour vivre autrement et instaurer un nouveau rapport au temps, ou plutôt aux temps. La transition en cours de notre société sera si profonde qu’elle touchera à tout : écologie, énergie, démocratie, territoires, compétences, mais aussi organisation sociale, marché du travail, modes de vie, etc.

Se recentrer sur le moment présent

Grand spécialiste des religions et des spiritualités, Frédéric Lenoir estime que « [n]ous sommes tellement multitâches ; nous anticipons sans cesse ce que nous allons faire plus tard et nous répétons en boucle ce que nous avons mal fait avant, alors que tout se joue dans l’instant présent »[2]. Il en résulte que nous avons les yeux rivés vers notre futur personnel, d’une part, dans un souci de sécurité physique et financière et, d’autre part, pour lutter contre l’angoisse du néant et la peur de ne pas maîtriser notre destin.

Effectivement, Epicure a démontré que nous avons peur de ce qui nous est extérieur : le monde, les autres, les dieux, le temps. Quoi qu’il en soit, nous nous polluons l’existence avec des considérations qui sont pour la plupart futiles ; nous avons oublié que ce n’est pas le temps qui passe, mais nous qui nous en allons, pour reprendre Ronsard.

Notre peur du manque, qui nous projette en permanence vers le futur, est un trait caractéristique de l’être humain. Selon Pierre Rabhi, « Quand un lion mange une antilope, il digère son antilope. Il n’a pas de dépôt d’antilopes, ni de banques d’antilopes pour vendre aux copains. Le lion ne prélève que ce qui est indispensable à sa survie ; il n’est pas affecté par cette terrible convoitise si préjudiciable au vivre ensemble humain »[3].

Bien entendu une telle organisation sociale n’est pas transposable chez l’être humain, mais cela a pour mérite de prouver une fois encore que nous ne vivons pas dans l’immédiateté, car nous voulons constamment accumuler des biens, des richesses.
Or, cette posture est-elle pertinente dans un monde où les ressources naturelles sont finies et la population toujours plus nombreuse ? « De temps en temps, je prends conscience que je suis là, qu’il fait beau, ou qu’il pleut d‘ailleurs, ça m’est égal. Et tout d’un coup, je prends conscience de la présence du monde extérieur, des éléments, des autres.
La vie s’agite autour de moi, les plantes, les animaux, les êtres humains. J’entends ce bruit sourd de la vie, de la ville aussi, et j’en participe. J’entends aussi le bruit interne de mon cœur qui bat ou des organes qui existent et qui s’agitent. C’est un moment de plénitude absolue »[4].

Ville, vitesse et technique

De toute évidence, la modernité et la vie urbaine semblent avoir brisé notre rapport au temps et à la nature. A ce titre, les fruits et les légumes que l’on mange dans les métropoles du monde entier n’ont plus vraiment de lien avec les cycles saisonniers. Puis, l’existence en ville ne laisse que peu de place au repos, à l’immédiateté et à la contemplation.
D’autre part, la vitesse a modifié notre rapport au temps en reconfigurant notre perception de l’espace. Notre mode de vie se caractérise par une suractivité constante qui pousse la société dans une sorte de frénésie, où nous sommes chaque jour prisonnier des montres et de nos emplois du temps.
Ainsi, nous dépensons chaque année des sommes exorbitantes pour gagner quelques millionièmes de seconde dans les transactions financières.

La gestion du temps, un équilibre à retrouver

La sociologue Cyria Emelianoff a observé que les gains de productivité de ces trente dernières années ne se sont pas traduits par une augmentation du temps consacré à la culture et aux loisirs non-marchands.
Suite à la diminution du temps passé au travail, c’est le « budget-temps » dédié à la consommation qui s’est accru, provoquant une « confiscation du temps ».
En parallèle, chacun de nous a adopté une vision économique et comptable du temps, signe d’une « impatience économique »[5]. Combien de personnes se disent : « mon entreprise va bien, moi pas » ?
Chacun de nous doit apprendre à mieux équilibrer l’utilisation de son temps, entre le travail, les loisirs marchands et non-marchands, les proches, les causes bénévoles, mais aussi le développement d’activités qui favorisent l’épanouissement et la découverte.

Le pêcheur et l’homme d’affaires (fable amérindienne)

Un homme d’affaires se promenait sur une plage et, non loin de là, un petit pêcheur était en train de se reposer pendant que ses filets séchaient.
L’homme d’affaires s’approche et s’adresse au pêcheur : « Monsieur, si au lieu de vous reposer vous étiez au travail, vous pourriez avoir un bateau plus grand ».
« Oui, et alors ? », lui répond le pêcheur.
« Eh bien, grâce à ce grand bateau, vous pourriez engager des gens, créer du travail, puis acheter d’autres bateaux de pêche », recommande l’homme d’affaires.
« Oui, et après ? », lui dit le pêcheur.
« Eh bien, tout cela vous permettrait ensuite de vous reposer », affirme l’homme d’affaires.
« Mais c’est ce que je suis en train de faire », conclut le pêcheur.

Temps libre et autoproduction

Que devons-nous faire de notre temps non-rémunéré ? Pour commencer, précisons que le temps libre ne désigne pas seulement des activités « non-productives », d’autant plus qu’aujourd’hui, le temps passé « au domicile » s’est considérablement réduit, au profit des loisirs marchands, du shopping, etc.
Par conséquent, est-il toujours possible de nous servir et d’entretenir nos facultés naturelles ?

Pierre Rabhi soutient que « travailler [s]a terre [l]e maintient en lien avec les saisons et les cadences naturelles dont la modernité nous a éloignées »[6].
Nous passons trop souvent à côté de nos vies, alors qu’il faudrait réapprendre à les habiter au quotidien, par tout un ensemble de pratiques : cuisine, achat de biens plus responsables et produits localement, entretien d’un jardin potager, ou encore fabrication de certains de nos biens (cf. la multiplication des « Fab Labs »).

Conclusion

Les bénéfices de ces nouveaux comportements sont multiples et interconnectés : quête de sens, réappropriation de notre temps, création de liens sociaux, mais également atténuation de nos impacts environnementaux.

En effet, d’après une étude de Tim Kasser et Kennen Brown, les personnes qui disposent de davantage de temps de loisir ont une plus faible empreinte écologique[7]. Ces dernières peuvent par exemple changer leur façon de s’alimenter, en participant à l’essor d’initiatives comme La Ruche qui dit oui, les AMAP ou les potagers en milieux urbains.
En résumé, nous disposons de suffisamment de temps pour davantage produire ce que nous consommons, ce qui permet à la fois de bâtir une société plus résiliente et plus conviviale.

« Reprenons nos vies en mains ! », tel pourrait être le cri de ralliement, le cri d’espoir du mouvement des « Makers », un mouvement constitué de citoyens qui ambitionnent de réapprendre à travailler de leurs mains. Il n’y a d’ailleurs rien de plus jubilatoire que de créer. Partout des actions se développent, partout une énergie nouvelle émerge, fruit de volontés individuelles et de dynamiques collectives. A nous d’être attentifs, de nous imprégner et de relayer ces signaux faibles.

Notes

http://www.pourlascience.fr/ewb_pages/a/article-comment-nous-sommes-entres-dans-l-anthropocene-33151.php

Frédéric Lenoir, « Du discernement », in Nos voies d’espérance, Actes Sud, oct. 2014, p. 92.

Pierre Rabhi, Se changer, changer le monde, L’Iconoclaste, 2013, p. 143.

Françoise Héritier, « De la joie », in Nos voies d’espérance, Actes Sud, oct. 2014, p. 209.

Comité 21, La ville, nouvel écosystème du XXIe siècle : Ville, réseaux, développement durable, 2012, p. 21 et 22 (http://www.comite21.org/docs/actualites-comite-21/2012/rapport-la-ville-nouvel-ecosysteme-du-21eme-siecle-06-04-12.pdf).

Pierre Rabhi, Se changer, changer le monde, L’Iconoclaste, 2013, p. 154.

Tim Kasser et Kennen Brown, « On time, happiness, and ecological footprints », in Take back your time, Berrett-Koehler Publishers, 2003.

Auteur Corentin Gobé

Source : http://www.notre-planete.info/actualites/4155-temps-environnement-vie