Députés, sénateurs : ils ne se prennent plus le chou !
Ça va devenir trop facile de repérer les amendements dictés par les lobbies
Parfois, les députés sont pris d’un coup de flemme. Ils ne réécrivent même pas les suggestions de lobbyistes, ce qui nous permet, ensuite, de les griller. Exemple avec le tabac.
C’est la marque des lobbies : un phrasé inspiré que l’on retrouve saupoudré à l’identique dans les débats de l’Assemblée.
Le Journal du dimanche souligne avec amusement que « pas moins de vingt amendements identiques ont été déposés en commission des Finances de l’Assemblée nationale » dans le cadre du projet de loi de finances rectificatif (PLFR). Déposées par des parlementaires de droite comme de gauche (sauf les écolos), ces dispositions ont pour objectif de limiter la fiscalité sur le tabac.
Refusés en commission, ils pourraient théoriquement être réintroduits dans le texte, lors du débat dans l’hémicycle ce vendredi.
Aux Finances, ça n’arrête pas
Les collaborateurs des députés reçoivent régulièrement des propositions d’amendements ou de questions écrites rédigées par des lobbyistes (ou « représentants d’intérêts » dans le chaste vocabulaire de l’Assemblée nationale). L’assistant d’une députée socialiste dit ainsi recevoir une « dizaine d’ e-mails chaque jour ».
Bien sûr, la fréquence de ces e-mails dépend des commissions. C’est là que se trouve le centre de gravité du travail législatif depuis la réforme constitutionnelle de 2008. C’est donc là que se concentre le feu des cabinets, des entreprises, des fédérations, des ONG, des syndicats, etc., lorsqu’ils n’ont pas obtenu satisfaction auprès des ministères.
Certaines commissions sont plus rock ’n’ roll que d’autres. Aux Finances, vous recevrez plus d’e-mails ou de courriers personnalisés (en plus des invitations à déjeuner). Car l’examen des textes budgétaires est une période d’intense activité dans les cabinets de relations publiques. Les enjeux y sont très importants.
« J’attire votre attention »
Par exemple, lors des discussions, à la fin 2013, sur le projet de loi sur la consommation, la Confédération générale du patronat des petites et moyennes entreprises (CGPME) a envoyé un joli e-mail farci de propositions d’amendements [document] :
« Monsieur le député,
Dans la perspective de la deuxième lecture du projet de loi relatif à la consommation, subsistent de nombreuses problématiques touchant les TPE-PME.
C’est pourquoi, je me permets d’attirer votre attention sur les propositions d’amendements de la CGPME. »
Les amendements déjà rédigés figurent sur un document Word en pièce-jointe. Il n’y a plus qu’à remplacer « Présenté par M. Député/Députée » par le nom du parlementaire.
En effectuant quelques recherches dans la liste des amendements déposés à l’époque, on retrouve facilement les copiés-collés. Prenons pour exemple l’amendement qui vise à « supprimer l’action de groupe » (class action). L’exposé des motifs suggéré par la CGPME se retrouve quasi mot pour mot dans deux amendements :
- CE79 : Damien Abad et de Catherine Vautrin (UMP)
- CE191 : Thierry Benoit, Franck Reynier, François Sauvadet et Jean-Paul Tuaiva (UDI).
Cette recherche est encore un peu artisanale, mais l’association Regards citoyens travaille à un outil qui permet de comparer les documents de lobbyistes aux amendements déposés. Au Parlement européen, une initiative similaire – LobbyPlag – avait permis d’illustrer l’influence des lobbies sur les décisions publiques. Mais, il s’agissait d’un coup « ponctuel », non reproductible.
Grâce à sa base, Regards citoyens peut aussi identifier les amendements identiques déposés par plusieurs groupes. Ainsi, sur le projet de loi sur l’agriculture, on s’aperçoit qu’un amendement visant à établir une « compensation agricole » a été déposé, quasi à l’identique, par des députés PS, PC, UMP et FN. On peut facilement imaginer qu’il a été soufflé par un même acteur.
« En pièce-jointe, les conséquences de… »
Pour ce qui est des amendements sur le tabac évoqués par Le JDD, il semble bien que la Confédération des buralistes se soit adjoint les services du cabinet Rivington. Ce dernier organise « des conférences parlementaires sur les thèmes qui font l’actualité ». Mais, contrairement à d’autres cabinets, il ne s’est pas inscrit au registre des représentants d’intérêt de l’Assemblée.
Jeudi, le lobbyiste de Rivington a envoyé l’e-mail ci-dessous, en prévision du débat en séance publique, pour soutenir les amendements pro-tabac, déposés par les 40 élus repérés par Le JDD. Joint par Rue89, il refuse poliment de répondre à nos questions et de confirmer qu’il travaille pour les buralistes (ou pour un cigarettier). Il faut dire que les mecs sont de vrais pros, comme le souligne un collaborateur de député : le message est à la fois personnalisé et précédé d’un coup de fil.
« Dans l’optique de l’examen du PLFR demain, vous trouverez en pièce-jointe trois notes relatives aux amendements concernant le tabac.
Une note et une FAQ concernant des amendements soutenus par 40 députés, qui visent à protéger les buralistes des accroissements mécaniques des écarts de prix avec les pays frontaliers (notamment les amendements SRC 322 et 323 ainsi que 151 et 152).
Par une évolution technique qui harmonisera notre fiscalité avec 26 des 28 autres Etats-membres, nos 26 000 buralistes seront protégés des augmentations automatiques de la fiscalité du tabac.
Cette réforme, qui ne modifie en aucun cas le niveau de fiscalité actuel, est fortement soutenue par la Confédération des buralistes. »
Les notes qui accompagnent cet e-mail [exemple en PDF] dégomment aussi certains amendements qui « visent à augmenter de façon considérable la fiscalité » sur le tabac. Dans la ligne de mire, l’amendement 419 de Michèle Delaunay [PDF], qui visait à réduire la consommation. Rappelons que l’ancienne ministre est médecin de profession.
Pour convaincre les députés de la nécessité d’enterrer cette proposition, Rivington évoque sur un ton apocalyptique « l’explosion du marché parallèle, la mise en péril du réseau des buralistes et la baisse des recettes de l’Etat ».
Il ne reste plus qu’à guetter ces éléments de langage dans les discussions budgétaires de l’après-midi. Dans la bouche, par exemple, du député socialiste Razzy Hammadi, qui a répondu aux critiques dans la soirée en assumant ses « contacts avec les buralistes » au même titre qu’avec des « associations de consommateurs » :
« Quand, à l’extérieur de cet hémicycle, sont évoqués des parlementaires sous influence parce qu’ils ont défendu leurs convictions, je trouve cela inacceptable. »