L’averse commence avec une seule goutte.
Rébellions, révolutions et grands mouvements naissent de la rage
Les grandes crises profondes, celles qui arrivent de temps en temps mais marquent une séparation, peuvent créer des mouvements antisystémiques de longue durée, c’est à dire, des mouvements qui ne s’épuisent pas dans des mobilisations qui, aussi nombreuses qu’elles soient, sont nécessairement éphémères. Au contraire, les mouvements eux durent, ne s’évanouissent pas au cours du temps, ils sont capables de filtrer des articulations et adoptent une poussée propre qui les porte beaucoup plus loin que le peuvent les inerties du moment.
Les crises profondes cassent les barrières et les cloisons construites par ceux d’en haut pour séparer dans des compartiments étanches la diversité de ceux d’en bas, afin d’empêcher la convergence des rébellions. Seulement pendant les crises se produisent ces débordements qui mettent en contact des mouvements nés dans des périodes distinctes, parmi divers secteurs de la société, dans des géographies variées et dans des douleurs hétérogènes, qui à ces moments précis, se reconnaissent et s’embrassent.
Le 15 novembre les parents et camarades des 43 disparus dans Ayotzinapa [Etat de Guerrero, Méxique] se sont présentés au caracol Oventik [communauté autonome zapatiste de l’Etat de Chiapas, Méxique. El Correo] pour rencontrer l’EZLN, comme membres des caravanes qui parcourent le pays. Dans les moments de très grande douleur, ils sont allés chercher leurs égaux, où ils ont trouvé une écoute et du respect. « Ce fut nous qui les avons cherchés parce que nous connaissons leur position politique et leurs formes de travail », ont-ils dit.
Je sens que les mots du commandement général par la voix du sous-commandant insurgé Moisés méritent d’être lus soigneusement, parce qu’ils naissent du cœur de l’un des mouvements contemporains les plus transcendants. Ils résument la sagesse collective accumulée pendant trois décennies par les rebelles du Chiapas qui incarnent, à leur tour, cinq siècles de résistance contre la domination coloniale et l’engagement le plus consistant pour créer un monde nouveau.
Des collectifs débattent déjà des mots du commandement dans plusieurs endroits dans le monde. Trois questions me semblent nécessaires de faire ressortir, bien qu’il est sûr que les milliers de personnes qui en discutent trouveront davantage et de meilleurs arguments dans le texte zapatiste.
La douleur et la rage, transformées en dignité active, créent les mouvements. C’est le noyau « qui a mis tout en marche », a dit Moisés. Rage, rébellion et résistance qui contrastent avec les débats sur des tactiques et stratégies, programmes, méthodes de lutte et, bien sûr, quoi ou qui dirige. C’est le premier. Sans cela, il n’y a rien, malgré plus d’élucubrations théoriques qui s’exercent, plus de discours et analyses rationnelles qui sont élaborées. Les rébellions, les révolutions, les grands mouvements, naissent de la rage, moteur de toutes les luttes et des dignités collectives.
C’est la rage organisée, faite dignité, qui empêche que les rebelles finissent par se vendre ou par céder, dans un monde où le calcul rationnel dit que le meilleur est de s’adapter à la réalité, de s’installer le plus haut qu’on peut, parce que vaincre les puissants est presque impossible. C’est la rage (bronca, nous disons au sud de l’Amérique) qui peut nous faire franchir le seuil de l’impossible ; pas le programme ni l’analyse universitaire brillante qui, en tout cas, servent à la rage, mais ils ne la substituent jamais.
La deuxième question à souligner ce sont ces paragraphes savants et merveilleux où s’égraine la propre histoire : l’abandon de 99 de chaque 100 de ceux qui se sont approchés dans les moments d’euphorie, jusqu’à que reste seulement un, une, pré condition indispensable pour que survienne « quelque chose de terrible et merveilleux » : découvrir qu’il y a des millions comme ce un, une. C’est une sagesse rebelle, celle qu’on peut apprendre seulement en la vivant. Celui qui n’est pas resté seul, ne peut pas se découvrir dans les autres, il ne peut pas continuer contre vents et marées. C’est l’histoire du zapatisme.
C’est l’histoire de Olga Arédez, Mère de la Place de Mai, qui pendant des années a tourné autour de la place, seule, en réclamant l’apparition vivante de son époux, devant l’indifférence de ses voisins de Ledesma [province de Jujuy, Argentine], un village écrasé de peur par la famille propriétaire d’une importante plantation sucrière. Combien de dignité il y avait dans son corps fragile pour poursuivre, dans la solitude, à tourner et tourner autour de la place, jusqu’à effacer la peur de ses voisins. Grâce à sa persistance entêtée ont été jugés les propriétaires de l’usine Ledesma, qui avaient provoqué des pannes d’électricité pendant lesquelles l’armée [argentine] a fait disparaître 400 militants sociaux et politiques. L’oligarque Carlos Pedro Blaquier, propriétaire de l’usine, a été accusé.
La troisième est le temps. « Cela ne sera pas facile », dit Moisés. « Ce ne sera pas rapide ». Ce qui est facile et rapide, c’est de créer un parti électoral, comme recommandent de façon coloniale quelques universitaires décoloniaux. C’est la meilleure manière pour que « les masses ouvrent le chemin au pouvoir », comme le dit le communiqué lu à Oventik. Il n’y a pas de magie capable de transformer la rage en votes sans la transformer en marchandise, objet interchangeable par d’autres objets sur le marché de la politique institutionnelle. Des manifestations en échange de sièges ; des organisations entières qui se négocient pour des postes, et ainsi.
Seul le temps a la capacité de sédimenter les choses. De faire que les survivants d’un cycle de luttes se connectent avec ceux qui commencent de nouveaux combats. L’histoire de ceux d’en bas est remplie de rébellions et de révolutions. Au sein d’elles apparaissent des personnes, et des collectifs qui persistent au-delà du moment, les militants. Parmi ceux-ci, nous apprend aussi l’histoire, on recrute souvent les membres des nouvelles élites ou classes dominantes.
Le défi consiste en ce que ces militants ne soient pas vendus pour un poste ni qu’ils baissent les bras mais, aussi, qu’ils obéissent au peuple, qu’ils n’agissent pas seuls. Après une poignée « de révolutions triomphantes » tout au long de presque un siècle, c’est un défi plus grand que nous continuons d’affronter. Le texte du commandement traite de cela. Le zapatisme défie la « loi de fer de l’oligarchie » de Robert Michels, qui assurait que gouvernera toujours une minorité, que toute organisation devient oligarchique.
Cela explique, au passage, pourquoi les hommes politiques d’en haut les détestent et pourquoi ceux d’en bas qui résistent les prennent comme référence.
Raúl Zibechi pour La Jornada