Alors que c’est aujourd’hui la Journée de la gentillesse, force est de reconnaître que cette qualité n’a plus la cote à l’ère du chacun pour soi. En 2009, un psychanalyste et une historienne britanniques nous invitaient déjà à réhabiliter cette disposition d’esprit si précieuse.
La gentillesse, disait l’empereur et philosophe romain Marc-Aurèle, est « le plus grand plaisir » de l’être humain. Penseurs et écrivains ont abondé dans ce sens pendant des siècles, mais aujourd’hui beaucoup de gens trouvent ce plaisir incroyable ou du moins hautement suspect. On en est venu à penser l’être humain comme étant dépourvu de générosité naturelle. Nous sommes pour la plupart convaincus qu’en tant qu’espèce nous sommes profondément et foncièrement hostiles les uns aux autres, que nos motivations sont égoïstes et nos élans d’affection des formes de protection. La gentillesse – et non pas la sexualité, non pas la violence, non pas l’argent – est aujourd’hui notre plaisir interdit.
En un sens, la gentillesse est périlleuse parce qu’elle repose sur une sensibilité aux autres, sur une capacité à s’identifier à leurs plaisirs et à leurs souffrances. Se mettre à la place de l’autre peut être très inconfortable. Mais les plaisirs que procure la gentillesse, comme tous les grands plaisirs humains, ont beau être par nature périlleux, ils sont parmi les plus choses les plus gratifiantes que nous possédions.
En 1741, le philosophe écossais David Hume perdit patience face à une école philosophique qui tenait l’humanité pour irrémédiablement égoïste. Ceux qui étaient assez bêtes pour nier l’existence de la gentillesse humaine avaient perdu de vue la réalité des sentiments, estimait-il. Pendant presque toute l’histoire de l’humanité – jusqu’à l’époque de Hume et au-delà, à l’aube de l’âge moderne –, les gens se sont perçus comme naturellement bons. En renonçant à la gentillesse – et en particulier aux actes de bonté –, nous nous privons d’un plaisir essentiel à notre bien-être.
Notre capacité à aimer autrui est inhibée par des peurs
Le terme de « gentillesse » recouvre des sentiments que l’on nomme aujourd’hui solidarité, générosité, altruisme, humanité, compassion, pitié, empathie – et qui par le passé étaient connus sous d’autres noms, tels que philanthropia (amour de l’humanité) et caritas (amour du prochain ou amour fraternel).
La signification précise de ces mots varie, mais ils désignent tous en gros ce que l’on appelait à l’époque victorienne « grand cœur » [open-heartedness], la disposition favorable à l’égard de l’autre. « Plus répandu encore que l’éloignement entre les personnes est le désir de rompre cet éloignement », disait le philosophe allemand Theodor Adorno, pour signifier que la distance que nous gardons vis-à-vis des autres nous fait nous sentir en sécurité mais nous rend aussi malheureux, comme si la solitude était le prix inévitable à payer pour nous préserver.
L’Histoire nous montre les multiples façons qu’a l’homme d’exprimer son désir d’aller vers l’autre, des célébrations classiques de l’amitié aux philosophies de l’action sociale du XXe siècle, en passant par les enseignements chrétiens de l’amour et de la charité. Elle nous montre aussi à quel point nous sommes étrangers les uns aux autres, et à quel point notre capacité à aimer autrui est inhibée par des peurs et des rivalités aussi anciennes que la gentillesse elle-même.
Pendant la plus grande partie de l’histoire occidentale, la tradition dominante en matière de gentillesse a été le christianisme, qui sacralise les instincts généreux de l’homme et en fait le fondement d’une foi universaliste. La charité chrétienne a servi pendant des siècles de ciment unissant les individus en une société.
A partir du XVIe siècle, le commandement chrétien « Tu aimeras ton prochain comme toi-même” commence à subir la concurrence de l’individualisme.
Le Léviathan de Thomas Hobbes (1651), le texte fondateur du nouvel individualisme, considérait la bonté chrétienne comme une absurdité psychologique. Les hommes étaient, selon Hobbes, des animaux égoïstes qui ne se souciaient que de leur propre bien-être, et l’existence humaine « une guerre de tous contre tous ».
Ses vues mettront du temps à s’imposer, mais à la fin du XVIIIe elles sont devenues l’orthodoxie – en dépit des tous les efforts de Hume et d’autres. Deux siècles plus tard, il semble que nous soyons tous hobbesiens, convaincus d’être mus par l’intérêt personnel.
La gentillesse inspire de la méfiance, et ses démonstrations publiques sont jugées moralistes et sentimentales.
Ses icônes populaires – la princesse Diana, Nelson Mandela, Mère Teresa – sont soit vénérées comme des saints, soit accusées d’être des hypocrites intéressés. Donner la priorité aux besoins d’autrui est peut-être louable, pensons-nous, mais certainement pas normal.
Refus phobique de la gentillesse
Aujourd’hui, il n’y a qu’entre parents et enfants que la gentillesse est attendue, bien vue et de fait obligatoire.
La gentillesse – c’est-à-dire la disposition à assumer la vulnérabilité des autres, et donc de soi-même – est devenue un signe de faiblesse (sauf naturellement chez les saints, chez qui elle témoigne de leur nature exceptionnelle).
On n’en est pas encore à dire que les parents doivent cesser d’être gentils avec leurs enfants. Mais nous avons développé dans nos sociétés une phobie de la gentillesse, évitant les actes de bonté et trouvant toutes sortes de bonnes raisons pour justifier cette aversion.
Toute compassion est de l’apitoiement sur soi, relevait l’écrivain D.H. Lawrence, et cette formule reflète bien ce qu’inspire aujourd’hui la gentillesse, qui est prise soit pour une forme noble d’égoïsme, soit pour la forme de faiblesse la plus vile (les gentils sont gentils uniquement parce qu’ils n’ont pas le cran d’être autre chose).
La plupart des adultes pensent secrètement que la gentillesse est une vertu de perdants.
Mais parler de perdants et de gagnants participe du refus phobique de la gentillesse. Car s’il y a une chose que les ennemis de la gentillesse – et nous en sommes tous aujourd’hui – ne se demandent jamais, c’est pourquoi nous en éprouvons.
Pourquoi sommes-nous portés à être gentils envers les autres ? Pourquoi la gentillesse est-elle importante pour nous ? La gentillesse a ceci de particulier que nous savons parfaitement la reconnaître, dans la plupart des situations ; et pourtant le fait de reconnaître un acte de gentillesse le rend plus facile à éviter.
Nous savons généralement quoi faire pour être gentil – et reconnaître les occasions où l’on est gentil avec nous et celles où on ne l’est pas. Nous avons généralement les moyens de le faire (nul besoin d’être expert pour cela) et cela nous procure du plaisir. Et pourtant, cela nous perturbe à l’extrême. Il n’y a rien dont nous nous sentions plus régulièrement privés que de gentillesse ; le manque de gentillesse est la maladie de notre époque.
« Un signe de santé mentale, écrivait [le psychanalyste britannique] Donald Winnicott en 1970,est la capacité à entrer en imagination dans les pensées, les sentiments, les espoirs et les peurs de quelqu’un d’autre et de laisser ce quelqu’un d’autre en faire autant avec soi. »
Le manque de gentillesse dénote un manque d’imagination tellement grave qu’il menace non seulement notre bonheur, mais aussi notre santé mentale.
Se soucier des autres, comme le disait Jean-Jacques Rousseau, est ce qui nous rend pleinement humains. Nous dépendons les uns des autres non seulement pour notre survie, mais aussi pour notre existence même.
L’individu sans liens affectifs est soit une fiction, soit un dément. La société occidentale moderne rejette cette vérité fondamentale et fait passer l’indépendance avant tout. Or nous sommes tous foncièrement des êtres dépendants. La pensée occidentale en est convenue tout au long de son histoire ou presque.
Même les stoïciens – ces incarnations de l’autosuffisance – reconnaissaient que l’homme avait un besoin inné des autres comme pourvoyeurs et objets de gentillesse.
L’individualisme est un phénomène très récent. Les Lumières, que l’on considère habituellement comme l’origine de l’individualisme occidental, défendaient les « affections sociales » contre les « intérêts personnels ».
L’époque victorienne, que l’on s’accorde à qualifier d’âge d’or de l’individualisme, a vu s’affronter violemment défenseurs et adversaires de l’individualisme économique. Au début des années 1880, l’historien et militant chrétien Arnold Toynbee s’en prend à la vision égoïste de l’homme prônée par les prophètes du capitalisme de la libre entreprise dans une série de conférences sur la révolution industrielle en Angleterre.
Le « monde d’animaux chercheurs d’or, dépourvus de toute affection humaine » envisagé par les tenants de l’économie de marché est « moins réel que l’île de Lilliput », s’emportait-il.
Une qualité défendue par Darwin
Les transcendantalistes américains de cette époque dénoncent l’esprit de « compétition égoïste » et établissent des communautés de « coopération fraternelle ».
Même Charles Darwin, coqueluche des individualistes modernes, rejetait violemment l’idée que le genre humain était foncièrement égoïste, défendant l’existence chez lui d’instincts altruistes aussi puissants que les instincts égoïstes.
La bienveillance et la coopération sont innées chez l’homme, argumente-t-il en 1871 dans
The Descent of Man [traduit en français notamment sous le titre
La Filiation de l’homme, Syllepse, 1999] et sont un facteur déterminant pour le succès de l’évolution. Darwin défendait la gentillesse sur des bases scientifiques et non pas religieuses.
Pour la plupart de ses contemporains, toutefois, la charité chrétienne incarnait la gentillesse par excellence. Servir Dieu, c’était servir les autres, via un ensemble d’organisations philanthropiques placées sous le patronage des Eglises. Les laïques s’imprégnèrent de ces idées. Le sacrifice de soi et le devoir social devinrent au Royaume-Uni des éléments essentiels de la « mission impériale » et attirèrent une foule d’hommes et de femmes à l’âme noble prêts à porter le « fardeau de l’homme blanc ».
Pendant ce temps, outre-Atlantique, une armée de philanthropes se mirent en tête d’élever moralement les Américains pauvres tout en soulageant leurs malheurs. La bonté de l’époque victorienne est aujourd’hui condamnée pour son autosatisfaction morale, ses préjugés de classe, son racialisme et son impérialisme.
Tout le monde ou presque est d’accord aujourd’hui avec Nietzsche pour railler la mauvaise conscience des philanthropes du XIXe.
Ces bons samaritains ne manquaient pas non plus d’adversaires à l’époque : d’Oscar Wilde, qui affichait son exécration de »l’écœurante litanie hypocrite du devoir », aux radicaux et aux socialistes, bien décidés à remplacer la charité par la justice, la gentillesse de l’élite par les droits universels.
Les horreurs de la Première Guerre mondiale vont révéler la vacuité du discours impérial et sacrificiel, tandis que l’érosion des hiérarchies sociales traditionnelles consécutive à la guerre sape l’idéal de service de la patrie. Les femmes, qui ont longtemps vanté l’abnégation et le dévouement comme des « devoirs féminins », se mettent à songer aux avantages de l’égalité.
La condescendance de la philanthropie victorienne
Quand elle est le fait du pouvoir, la gentillesse dégénère facilement en harcèlement moral, comme l’ont appris à leurs dépens beaucoup d’actuels allocataires des aides sociales.
William Beveridge, le père du système de protection sociale britannique, avait bien conscience de ce danger. La bienveillance qu’il défendait était résolument moderne et populaire, c’était la charité sans la coercition condescendante de la philanthropie victorienne. L’actuel système de santé public britannique (NHS) est à de nombreux égards un archaïsme, un dinosaure d’altruisme public qui refuse obstinément de mourir. Les tentatives acharnées des gouvernements successifs pour le privatiser ont fait beaucoup de dégâts mais la philosophie altruiste demeure et témoigne de cet élan humain universel qui pousse à « aider des inconnus », comme le disait [le sociologue britannique] Richard Titmuss, l’un des plus ardents défenseurs du NHS.
« Pourquoi devrait-on se soucier qu’un parfait inconnu reçoive ou non les soins dont il a besoin ? «
En vertu de la conception hobbesienne de la nature humaine, cela n’a aucun sens ; et pourtant, tout prouve que cela n’est indifférent à personne, pensait Titmuss. La victoire de Margaret Thatcher en 1979 marque la défaite de la vision d’une société bienveillante, chère à Beveridge et à Titmuss, et l’on assiste à une érosion semblable des valeurs de solidarité aux Etats-Unis avec l’avènement du reaganisme, dans les années 1980.
La gentillesse est désormais reléguée au rang de motivation minoritaire, tout juste bonne pour les parents (et en particulier les mères), les travailleurs sociaux et les bonnes âmes en sandales. Les années 1990 proclament un retour aux valeurs de solidarité, mais cela s’avérera être une escroquerie rhétorique, les enfants de Thatcher et Reagan baignant dans l’idéologie néolibérale et ayant perdu la mémoire de la protection sociale du milieu du XXe siècle.
Avec le triomphe du New Labour en Grande-Bretagne en 1997 et l’élection de George W. Bush aux Etats-Unis en 2000, l’individualisme compétitif devient la norme. La « dépendance » devient encore plus taboue et les dirigeants politiques, les chefs d’entreprise et une brochette de moralistes bien nourris haranguent les pauvres et les plus vulnérables sur les vertus de l’autosuffisance.
Tony Blair se prononce en faveur d’une compassion exigeante pour remplacer la version plus laxiste défendue par ses prédécesseurs. « Le nouvel État providence doit encourager le travail, pas l’assistanat », déclare-t-il, tandis qu’une horde de gestionnaires réducteurs de coûts dévorent à belles dents le système de protection sociale britannique. Le capitalisme n’est pas fait pour les gens de cœur. Même ses adeptes le reconnaissent, tout en soulignant que, si ses motivations sont bassement matérielles, ses résultats sont bénéfiques à la société : la libre entreprise sans entraves génère de la richesse et du bonheur pour tous.
Comme toutes les croyances utopiques, elle relève du trompe-l’œil. Les marchés libres ruinent les sociétés qui les abritent. Le grand paradoxe du capitalisme moderne, remarque le philosophe et thatchérien repenti John Gray, c’est qu’il sape les institutions sociales qui lui ont permis de prospérer – la famille, la carrière, la collectivité.
Pour un nombre croissant de Britanniques et d’Américains, la « culture d’entreprise » est synonyme de surmenage, d’anxiété et d’isolement. La compétition règne en maître – même les enfants en bas âge y sont soumis et finissent par en tomber malades.
Une société compétitive, une société qui divise les gens entre gagnants et perdants, engendre hostilité et indifférence. La gentillesse nous vient naturellement, mais la cruauté et l’agressivité aussi. Quand on est soumis à une pression constante, on s’éloigne les uns des autres. La solidarité diminue et la bienveillance devient trop risquée. La paranoïa s’épanouit et les gens cherchent des boucs émissaires à qui faire payer le fait qu’ils ne sont pas heureux. On voit se développer une culture de la dureté et du cynisme, alimentée par l’admiration envieuse pour ceux qui ont l’air de prospérer dans cet environnement impitoyable – les riches et célèbres, notre clergé moderne.
Que faire ? Rien, diront certains. Les êtres humains sont intrinsèquement égoïstes, un point c’est tout. Les journaux nous bombardent de preuves scientifiques étayant ce pessimisme. On nous parle de chimpanzés cupides, de gènes égoïstes, d’impitoyables stratégies d’accouplement.
Le biologiste Richard Dawkins, à qui l’on doit l’expression « gène égoïste », est très clair à cet égard :
« Une société humaine reposant uniquement sur la loi génétique de l’égoïsme universel serait une société très dure. Malheureusement, ce n’est pas parce qu’on déplore une chose qu’elle n’est pas vraie… » Il ne désespère pas pour autant :
« Si on souhaite, comme moi, édifier une société dans laquelle les individus coopèrent de manière généreuse et désintéressée en vue du bien commun, il ne faut pas attendre grand-chose de la nature biologique. Essayons d’enseigner la générosité et l’altruisme, car nous sommes nés égoïstes… Tâchons de comprendre ce que veulent nos gènes égoïstes, car nous pourrons alors au moins avoir la possibilité de contrecarrer leurs desseins. » Le diagnostic de Dawkins est aussi spécieux que la solution qu’il préconise est absurde.
« On peut toujours être gentil, par mesure de sécurité »
L’altruisme inné a aussi ses partisans parmi les scientifiques. Les théoriciens de l’évolution démontrent que l’ADN des gens gentils a de fortes chances de se reproduire, tandis que les neurologues font état d’une activité accrue dans le lobe temporal supéro-postérieur des individus altruistes.
Quantité d’études prétendent démontrer l’existence de comportements généreux chez les animaux, en particulier chez les fourmis, dont la propension à se sacrifier pour le besoin de leur colonie impressionne fortement les journalistes de la presse populaire. Dans tous les cas, disent toutefois les scientifiques, ces comportements sont motivés par l’impératif d’assurer des intérêts à long terme, en particulier la reproduction de l’espèce.
Du point de vue des sciences naturelles, la gentillesse est toujours « égoïste » au bout du compte. La science a beau être la religion moderne, tout le monde ne croit pas en ces pseudo-certitudes ni n’en tire consolation. Beaucoup se tournent encore vers les valeurs chrétiennes, pour retrouver le sens de la fraternité humaine, qui, dans un monde sécularisé, a perdu son ancrage éthique. Mais on ne peut pas dire que le bilan du christianisme en matière de gentillesse inspire confiance, pas plus que celui de la plupart des autres religions.
Le paysage spirituel contemporain, avec ses violentes prises de bec entre religions et au sein de chacune d’elles, offre un spectacle déprimant même pour les non-croyants.
On préfère, semble-t-il, les certitudes bon marché du « nous contre eux » aux déstabilisantes manifestations de fraternité humaine transcendant les clivages culturels.
Le soupçon le plus tenace qui pèse sur la gentillesse, c’est qu’elle n’est que du narcissisme déguisé : nous sommes gentils parce que cela nous fait du bien ; les gens gentils sont des drogués de l’autoapprobation. Confronté à cet argument dans les années 1730, le philosophe Francis Hutcheson l’avait expédié prestement : « Si c’est de l’amour de soi, qu’il en soit ainsi […]. Rien n’est mieux que cet amour de soi, rien n’est plus généreux.« Rousseau ne dit pas autre chose dans son Emile. Il montre que la gentillesse d’Emile naît de son amour de soi. Rousseau montre ici parfaitement pourquoi la gentillesse est le plus envié des attributs humains. On pense envier aux autres leur réussite, leur argent, leur célébrité, alors qu’en fait c’est la gentillesse qu’on envie le plus parce que c’est le meilleur indicateur de bien-être, du plaisir de l’existence. La gentillesse n’est donc pas que de l’égoïsme camouflé.
A ce soupçon, la société moderne postfreudienne en a ajouté deux autres – la gentillesse serait une forme déguisée de sexualité et une forme déguisée d’agressivité, c’est-à-dire, finalement, une fois encore de l’égoïsme camouflé.
Dans la mesure où la gentillesse est un acte sexuel, elle peut être une stratégie de séduction (je suis gentil avec toi pour pouvoir avoir des relations sexuelles et/ou des enfants) ou de défense contre la relation sexuelle (je vais être gentil avec toi pour que tu ne penses plus au sexe et que l’on puisse faire autre chose ensemble), ou bien encore une façon de réparer les dégâts supposément causés par le sexe (je vais être gentil avec toi pour me faire pardonner tous mes désirs néfastes).
Dans la mesure où la gentillesse est un acte agressif, elle est une stratégie d’apaisement (j’éprouve tellement d’agressivité à ton égard que je ne peux nous protéger tous les deux qu’en étant gentil) ou un refuge (ma gentillesse te tiendra à distance).« On peut toujours être gentil, par mesure de sécurité », dit Maggie Verver à son père dans le roman de Henry James La Coupe d’or. Dans chacun de ces cas, on part du principe que nous sommes des êtres cherchant à se protéger et à se faire plaisir, et que la gentillesse est l’une des nombreuses stratégies visant à satisfaire ces besoins. C’est là une vision très réductrice.
Car la gentillesse reste une expérience dont nous ne savons pas nous passer, du moins pas encore. Tout, dans notre système de valeurs actuel, fait qu’elle peut sembler parfois utile (autrement dit efficace) mais qu’elle est potentiellement superflue, qu’elle constitue un vestige d’une autre époque ou un élément d’un vocabulaire religieux.
Pourtant, nous la désirons toujours, en sachant qu’elle crée la sorte d’intimité, la sorte d’implication avec l’autre dont nous avons à la fois peur et terriblement besoin. En sachant que c’est la gentillesse, à la base, qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue et que tout ce qui va à son encontre est un coup porté à nos espoirs.
[Article initialement publié le 5 février 2009]