Parole : Le marginal et le normal

Entre sociétés « normale » et « marginale » il y a entrées et sorties bien différentes :
-1-Les portes d’entrée sont nombreuses, ici, pour se retrouver en marge.
A tout âge, dès le début d’adolescence – voire la naissance. Puis à l’occasion d’une volonté de rupture avec, par exemple, la famille, l’école, le travail salarié haï, le mode réformiste de syndicats ouvriers où l’on était si mal pour lutter, chosifié. Ou via longue durée de chômage. Ou addiction à l’alcool ou autre drogue dure, lié ou non à un « accident de la vie », physique, sentimental, professionnel…. Et un seul accident suffit ! : Le couple « limite-marginal » avec enfants et grosse dèche où j’ai un temps vécu a bien sûr été voleur de « ce qu’il faut pour chauffer et remplir la marmite » !…
Mais le pire arrive si, parfois, vieille ou vieux, on est « foutu à la porte » !!!


-2-Les portes de sortie de la marge sont rares, surtout avec l’âge.
Avant ? : la prison, censée être « vertueuse leçon à marcher droit » est, on le sait bien, contre-productive, sans doute à 90%. La prison est surtout école de récidive et de chefs. Fait récent, lié à une recherche de sens dans un monde sans boussole, la prison sert aussi à l’islamisation radicale, au recrutement du djihad. Plus classiquement, il arrive que de petits et jeunes chefs de bande grimpent dans la hiérarchie de leur zone délinquante, illégale mais si parallèle à la société légale, toute aussi cruelle. Alors, parfois, « tout en haut, entre boss confirmés », on négocie, on fait du business, on paye de bons avocats, on blanchit non seulement l’argent sale, mais le renom de mafieux : « le caïd devient très honorable homme d’affaire », corrupteur d’hommes politiques, voire politicien lui-même : ah la belle sortie de la sordide marge !
Une autre porte étroite existe un peu. Celle d’intelligentes et courageuses associations genre Compagnons d’Emmaüs, utiles pour une « réinsertion… digne ». Mais dans quelle société d’indignes riches et de pauvres… indignés ?
 
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La « bonne » société soumise à la hiérarchie du travail-salarié fabrique sa « mauvaise » marge. Et cette marge mafieuse là copie son modèle – money-first – et sa hiérarchie.
Via ghettos, favelas et autres « quartiers sensibles », la haute-pègre mafieuse accompagne très intimement le capitalisme partout, avec inter-connections entre régions : Japon et Asie du Sud, Chine et diaspora, Nigeria et Afrique Noire, Israël, Liban, Émirats et Moyen Orient, Italie et Europe, Brésil et Amérique latine, États-Unis et… partout au monde, y compris en Russie, qui n’a pas la moindre des mafias du monde d’aujourd’hui ! : voilà la bipédie de « l’amoral » capitalisme actuel, jambe légale et jambe illégale. Oui, le capitalisme corrompt tout, y compris une certaine marge.

L’approche sociologique de la marge comprend, en plus de l’aspect économique, ceux, primordiaux, du culturel et du psychologique, autant dire de l’idéologie et du politique.
Ici, ce qui reste de « l’État-Providence » (issu en gros du Programme du CNR de 1944…) accorde plus ou moins à « l’économiquement faible » l’aumône légale du RSA, le droit théorique au logement social et autres mesures « paternelles ».
Le bénéficiaire ayant strict devoir de « chercher travail-salarié » et, benoîtement, droit de devenir PDG. Bonne chance !…
Mais le marginal n’étant pas gamin du merci-papa-État mais adulte, il n’en fait qu’à sa tête. Il prend (et pas toujours) RSA-et-plus comme un dû minimum et, selon sa motivation individuelle et les circonstances de la vie sociale, devient « ce qu’il peut ». Bricoleur, artiste ou artisan, etc., à l’affût de toute opportunité d’exercer ses compétences, solidairement autour de lui ou, via le « travail au noir », ailleurs.
Système-démerde : « faut vivre ». Ou bien il (elle) prendra, survivant désœuvré, le parti de « zoner un max » (cela s’appelle en Algérie « tenir le mur » puisque c’est le lieu de tuer-le-temps ensemble).
Occasion de devenir aussi bien membre de bande de (potentiel ou réel) larcin ou trafic qu’activiste politique radical… ou les deux : Lorsque l’occasion s’en présente, le bon bourgeois s’étonne qu’une « chienlit » existe et déferle casser son beau quartier… Plus poétiquement, Léo Ferré le relève : « y en a pas un sur cent, et pourtant ils existent (…) les anarchistes ! »… Oui, « la zone » est aussi une pépinière d’anarchistes – j’ai connu de vieux libertaires (anarcho-syndicalistes) un peu « dépassés » par ces punks et autres variantes de l’anarchisme de « la zone », si riche de renouveau, d’ouverture au futur…
Aujourd’hui, les anars ont toujours rendez-vous à la ZAD à créer et à étendre…, comme au pavé à lancer sur le CRS.
Là, la motivation des uns est révolutionnaire quand celle d’autres marginaux est d’accéder à la richesse dont ils sont frustrés, aveuglés du miroir aux alouettes de l’hyper-consommation gaspilleuse.
Ils sont ensemble dans la rue en colère, les pilleurs de magasins et les anarchistes?… mais oui, madame-monsieur du « yaka-faukon » de la politicaillerie… Oui, ils ont là deux façons d’exprimer leur même haine du monde bourgeois. Excellente occasion, ensuite, de fraternellement se radicaliser : le « frustré » du vieux monde du fric en lucide constructeur du nouveau monde, « l’anar naïf » en activiste social et culturel, « acharniste » plutôt qu’anarchiste : libertaire. Telle est du moins l’expérience que j’ai acquise à moult occasions – et depuis mai 68 !

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Oui, bien des femmes et des hommes révoltés œuvrent dans cette marginalité. Révoltés et intègres par confuse ou claire conscience de devoir se passer de ce monde dominé par l’argent et la vitesse – « time is money ».
S’en passer ? : nul ne le peut tout à fait, mais la marge peut être une belle école de « chemins de traverses » à créer pour « se passer du tout-fric, et un max ». Que ce soit dans le domaine du retour paysan à la nature via la permaculture, le bio etc., sa préservation en ZAD (zone à défendre comme à Notre Dame des landes, etc.) contre le bétonneur-fou… Que ce soit dans la vie communautaire, dont celle de squats créant parfois des ateliers collectifs d’artisans ou d’artistes… Ou que ce soit dans bien d’autres domaines : oui, la marge abrite aussi des créateurs d’avenir, amateurs déjà du si bel « art de vivre autrement », ou d’essayer.
 
Aventuriers du Nouveau Monde ?… Pourquoi pas ?
Christophe Colomb fut-il autre chose que, d’abord, un sacré aventurier ?
Cailloux dans l’bouill’art