Voyage en barbarie

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Sur la piste des réfugiés du Sinaï

 

Ce calvaire inimaginable vécu par ces émigrés Érythréens est profondément révoltant et bouleversant. Si ce documentaire n’avait pas été réalisé et diffusé ici en Europe, l’aurions-nous jamais su ? Ce ne sont, c’est vrai,  qu’une poignée d’hommes, parmi des millions d’êtres plongés dans les guerres, les famines, les épidémies, la mort… 

Dans cette société occidentale aseptisée, ce genre d’enquête dérange. Parce que lorsque l’horreur y est exposée ce n’est que pour servir de sombres buts politiques, manipuler les foules scandalisées et les convaincre d’approuver les guerres impériales.

L’Erythrée n’intéresse  aucun de nos puissants. Rien à tirer de ce pays gouverné par un tyran fou obsédé de guerre et qui martyrise son peuple. Pas de pétrole, et des ressources minières qui ne sont pas exploitables du fait de l’instabilité et de la fermeture de ce petit pays au monde.

Les ambassades régionales sont forcément au courant. L’Égypte est impliquée, Israël également et vous découvrirez ses réponses. 

Cette barbarie ne peut être tue. Le silence qui l’entoure déshonore  toute l’humanité.

Galadriel


(Nous ne présentons ici que le premier et le dernier chapitre de ce long article publié par le Monde la semaine dernière. (1))

 

DEPUIS 2009, 50 000 ÉRYTHRÉENS  SONT PASSÉS PAR LE SINAÏ, 10 000 N’EN SONT JAMAIS REVENUS

 

Des milliers de réfugiés érythréens fuyant la dictature sont kidnappés, emprisonnés, torturés par des bédouins qui demandent une rançon aux familles des captifs. Un système de crime organisé bien rodé, qui fonctionne en toute impunité.

 

Ils ont ouvert la porte de la prison. J’ai vu dix personnes enchaînées, debout, face contre le mur. Par terre, il y avait un garçon qui n’arrivait plus à se relever. Son dos n’était que chair et os à vif. Et cette odeur de sang, d’excréments…
Une odeur de mort.

Chez les bourreaux du Sinaï

Ils ont ouvert la porte de la prison. J’ai vu dix personnes enchaînées, debout, face contre le mur. Par terre, il y avait un garçon qui n’arrivait plus à se relever. Son dos n’était que chair et os à vif. Et cette odeur de sang, d’excréments… Une odeur de mort. » En mars 2013, Germay Berhane est jeté pour la première fois dans une maison de torture du désert du nord du Sinaï. Il va passer trois mois aux mains d’Abu Omar, l’un des trois tortionnaires les plus redoutés de la péninsule. Supplicié chaque jour, plusieurs fois par jour, sans répit.

Germay Berhane est un jeune homme mince et souriant. Il se cache désormais au Caire, dans le quartier de Fesal. Pour raconter son histoire, il lui faut du courage. Parmi les Erythréens réfugiés dans la capitale égyptienne, rares sont ceux qui acceptent de témoigner. Les blessures sont trop récentes, la peur reste omniprésente. « Rien n’a changé depuis que je suis sorti », glisse-t-il. Rien, c’est-à-dire l’exode massif des Erythréens, leur fuite éperdue par le désert, leur rapt, la séquestration dans des maisons vouées à la torture, les menaces de mort et le chantage aux parents des victimes pour leur extorquer des rançons exorbitantes.

Germay est né il y a vingt-trois ans dans la banlieue d’Asmara, capitale de l’Erythrée, un des pays les plus pauvres et les plus répressifs de la planète. Depuis l’indépendance en 1993, le président Issayas Afeworki a transformé son pays en prison à ciel ouvert et semble n’avoir qu’une obsession : lever des troupes pour préparer une nouvelle guerre contre l’Ethiopie. Quitte à imposer à son peuple un service militaire à durée indéterminée, lequel ressemble plutôt à un gigantesque camp de travail forcé. Son bac en poche, Germay intègre donc la marine et apprend à obéir sans discuter. Un jour de janvier 2013, des papiers administratifs disparaissent de la caserne. Le soupçon se porte sur son unité. Il craint le pire. « J’ai posé mon AK et marché tout droit vers la frontière. »

“Un véritable exode”

Comme lui, ils sont désormais chaque mois entre 3 000 et 4 000 à fuir l’Erythrée, en direction du Soudan. La plupart sont très jeunes. « Un véritable exode, le pays se vide de sa population », selon la rapporteure spéciale des Nations unies pour l’Erythrée, Sheila B. Keetharuth. Les Erythréens représentent d’ailleurs un tiers des clandestins arrivés en Italie depuis janvier. Mais entre les chiffres de départ et ceux de l’arrivée en Europe ou en Ethiopie, au Soudan, à Djibouti, en Libye et en Egypte, il y a une différence qui a été longtemps inexpliquée. On découvre aujourd’hui qu’elle résulte d’un trafic monstrueux d’êtres humains. Une étude saisissante publiée en Belgique (The Human Trafficking Cycle, Sinai and Beyond, Myriam Van Reisen, Meron Estefanos et Conny Rijken, éditions Wolfpublishers, 2013) estime que 50 000 Erythréens seraient passés par le Sinaï ces cinq dernières années. Plus de 10 000 n’en sont jamais revenus.

Entre la frontière érythréenne et la première ville soudanaise, Kassala, un tiers des fugitifs sont enlevés par des trafiquants qui les monnayent, étape par étape, jusque dans le désert du Sinaï où les attendent les tortionnaires. Début 2013, Germay atteint sain et sauf le camp de réfugiés de Kassala. Il espère gagner Khartoum, où vit un de ses cousins. Mais aux abords du camp, les trafiquants rôdent. Deux policiers soudanais véreux l’arrêtent et le vendent à des membres de la tribu des Rashaidas, des nomades du delta du Nil vivant depuis toujours de la contrebande. La suite est un système bien rodé. Un point de ralliement dans le désert, où dix autres captifs attendent, pieds nus enchaînés, dont Halefom, 17 ans, et sa soeur Wahid, 16 ans. Puis la traversée de la mer Rouge, à fond de cale, sans eau ni nourriture. Le passeur qui en jette certains par-dessus bord, sans autre raison que de se divertir. Puis le désert du Sinaï, le début du voyage en barbarie.

« La prison d’Abu Omar était couverte de sang, du sol au plafond. Les murs infestés de mouches et de cafards. La terre grouillait de vers à viande. » Germay est enchaîné, visage contre le mur, avec interdiction de bouger et de parler. Abu Omar fait son entrée, suivi par trois hommes de main : « A partir de maintenant, votre vie vaut 50 000 dollars. Et je sais comment vous faire payer. » Les coups se mettent à pleuvoir, à la barre de fer. Les chairs s’ouvrent. Certains s’évanouissent. « Ils nous réveillaient à grands coups de pied dans la tête. » Brûlures infligées au fer rouge ou au phosphore extrait de cartouches, plastique fondu coulé sur le dos, dans l’anus, coups répétés sur les parties génitales. « Leur truc préféré, c’était de nous pendre par les bras, comme des moutons. Puis de nous brûler au chalumeau. » Un jour, un gardien délie la jeune Wahid, la traîne dans un coin de la cellule où six hommes vont la violer pendant que son frère Halefom sanglote contre le mur. Dans la geôle, un vétéran fait comprendre aux autres que le silence est leur meilleure défense. Regarder par terre, ne pas crier, ne pas irriter les bourreaux.

“Papa, je suis dans le Sinaï”

Les séances de torture se déroulent toujours avec un téléphone portable allumé. Au bout du fil, une mère, un père ou une soeur brisés par la douleur. « J’ai hurlé : “Papa, je suis dans le Sinaï !” Mon père s’est évanoui. Aujourd’hui, il est toujours à l’hôpital, son coeur n’a pas tenu… » Germay ne sourit plus. Il pleure.

« Le pire, c’est ce qu’ils nous ont forcés à faire. » Quand ils sont fatigués de frapper, les bourreaux ordonnent aux prisonniers de s’entre-torturer, voire de s’entre-tuer. « Un jour, ils m’ont demandé d’égorger Wahid. J’ai refusé. Alors ils m’ont brisé les doigts des deux mains, un à un. » Ceux qui ne peuvent pas payer sont achevés à la barre de fer et jetés dans le désert, dans des fosses communes qui débordent de squelettes. Germay s’interrompt, allume une cigarette. « Je priais Dieu pour qu’il me laisse mourir vite. »

Rétrocédé par Israël à l’Egypte en 1975 après la guerre de Kippour, le Sinaï, transformé en zone tampon démilitarisée, ne s’est jamais développé. Les Bédouins, citoyens de seconde zone, n’ont pas le droit à une pièce d’identité. La majorité d’entre eux n’est jamais sortie de ce triangle brûlant, mais le désert est leur royaume. Un royaume en guerre. Depuis juillet 2013, l’armée égyptienne tente d’y éradiquer des cellules djihadistes enragées par la déposition du président Frère musulman Mohamed Morsi. Les militaires assurent avoir « stabilisé la zone » à coups de bombardements, mais les contre-attaques sont meurtrières. Plus de 500 soldats et policiers auraient été tués dans le Sinaï depuis le début des opérations, qui perturbent surtout le travail des trafiquants d’êtres humains et des tortionnaires, dont certains sont au chômage technique.

Maisons de torture en Libye et au Yémen

Dans un appartement modeste de la banlieue d’Al-Arish, l’un d’eux a accepté de parler. Il prétend s’appeler « Abu Abdullah ». « Après les attentats de 2005 , j’ai perdu mon emploi dans le tourisme. Alors j’ai choisi ce travail », se justifie l’homme dont les yeux dépassent à peine du chèche blanc bien serré autour de son crâne. « Au début, les Africains ne payaient que 1 000 dollars et je les faisais passer en Israël en douceur. » L’Etat hébreu compterait 80 000 réfugiés érythréens et a fini par construire fin 2012 un mur sur toute sa frontière sud. Les filières se dirigent désormais vers la Libye ou le Yémen, où des maisons de torture ont récemment été signalées. « En 2008, les Erythréens sont arrivés. On savait qu’ils étaient désespérés. C’est là que le travail a commencé. »

Petit lexique obligé. Ici, la torture et la séquestration se disent « travail ». La prison, « mazkhan », petite hutte de campagne. Les migrants sont « les Africains », même si, depuis le durcissement de la répression à Asmara en 2008 et la multiplication par dix du nombre de fugitifs, ils sont presque tous érythréens. Cette abondance de proies et la détérioration des conditions de vie dans le Sinaï semblent avoir été les deux éléments déclencheurs du trafic.

Ici, personne ne reconnaît avoir torturé personnellement. « Je disais simplement à mes hommes de leur faire peur », assure l’homme au chèche blanc. Comment ? « On les tabasse, on les brûle ou on les électrocute. » Et pourquoi tant de sauvagerie ? Parce qu’ils sont noirs ? Chrétiens ? Ou veulent passer en Israël, l’ennemi héréditaire ? « Si on en torture un devant les autres, tous paient plus vite. Ici, on dit : “Si tu me fatigues, alors moi je te fatigue.” Tout ce que je veux, c’est récupérer mon argent. » Combien ? Derrière son chèche, l’homme étouffe un rire gêné. « Environ 700 000 dollars en six ans de travail. En moyenne, mon bénéfice était de 5 000 dollars par Africain. » Il soupire : « Mais comme j’ai gagné cet argent par le mal, il se transforme en vent. C’est écrit dans le Coran. » Puis se cabre : « Vous savez, il n’y a rien pour nous ici. Pas de travail, pas d’infrastructures. Rien ! »

Dans la pièce d’à côté, un cousin dont la jambe a été déchiquetée dans le bombardement du matin de l’armée égyptienne gémit sur sa couche. Etrange atmosphère que celle d’Al-Arish, où certains ont ordonné, d’autres ont exécuté, mais où tous savaient. L’heure du couvre-feu approche, il faut partir.

En Erythrée, les proches de Germay se sont mobilisés. A l’été 2013, ils ont envoyé 25 000 dollars, la moitié de la rançon exigée. Les bourreaux se sont énervés : « Trop peu. Pour toi, c’est fini. » Il a perdu conscience. Au réveil, le miracle. « Quand j’ai ouvert les yeux, j’étais allongé sur une couverture, dans un hangar. Au mur, il y avait écrit en langue tigrigna : “A partir de maintenant, frères, votre calvaire est terminé.” » Germay vient d’être libéré par Cheikh Mohammed, l’un des seuls chefs bédouins du Sinaï à s’opposer au trafic de migrants.

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dernier chapitre :

D’un côté à l’autre de la Méditerranée

« Le tortionnaire nous a sortis de la cave et a brisé nos chaînes. Puis il nous a poussés vers le désert. Notre premier réflexe a été de marcher vers la frontière israélienne. On croyait qu’en voyant nos blessures, ils nous auraient laissés entrer. » Un an et demi a passé et Mariam n’en revient toujours pas. Relâchée du camp d’Abu Ahmed en mars 2013, après dix mois de tortures quotidiennes, elle a cru la fin de son calvaire proche. « Israël, c’était à dix minutes de marche du camp. » Traînant une plaie béante au pied dévorée par les asticots, elle part vers la frontière et escalade les premiers barbelés avec un groupe de rescapés. « De l’autre côté, les soldats israéliens ont fait semblant de ne pas nous voir. » Mariam et les autres passent six heures sous un soleil de plomb, sans eau, sans nourriture, à attendre. Prisonniers de deux rangées de barbelés. « A la fin de la journée, les soldats nous ont sortis de là et mis dans une voiture en nous disant qu’ils nous amenaient vers un centre de rétention. » Mais la voiture fait demi-tour et file côté Sinaï, tout droit vers une patrouille de l’armée égyptienne. « Nous étions une bande de squelettes sans force, et ils ont eu le courage de se jouer de nous. »

Comme Mariam, ils sont nombreux à avoir été refoulés à la frontière israélo-égyptienne. Jusqu’en 2012, le passage vers Israël était la seule issue possible pour les survivants des camps de torture. Une ONG israélienne, Physicians For Human Rights, estimait alors à 7 000 le nombre de rescapés du Sinaï installés dans le pays. Mais en janvier 2012, un amendement de la loi anti-infiltrations transforme les réfugiés en « infiltrés », c’est-à-dire des « passeurs de frontières clandestins » : une petite bascule sémantique et les migrants peuvent être refoulés ou jetés en prison pour une période pouvant aller jusqu’à trois ans. Aucune exception n’est prévue pour les demandeurs d’asile. Israël se lance même dans la construction d’un mur pour se protéger des afflux de migrants.

« Nous fermerons toutes les frontières d’Israël »

Pile un an plus tard, Benyamin Nétanyahou se rend dans le désert du Néguev pour inaugurer le premier tronçon de 230 kilomètres. Il déclare : « Ce succès nous encourage à entreprendre nos travaux sur les autres frontières. A l’avenir, nous fermerons toutes les frontières d’Israël. » Trois mois plus tard, les barbelés courent du port d’Eilat à la bande de Gaza. La grande muraille aura coûté à Israël 430 millions de dollars (336 millions d’euros). Et combien de vies humaines ?

« Le nombre d’Erythréens passant la frontière a chuté de 1 500 à moins de un par mois », souligne Meron Estefanos, militante des droits de l’homme basée en Suède (auteure du rapport « The Human Trafficking Cycle : Sinaï and Beyond », cf. volet 3). « Ce qui signifie tout simplement qu’on a nié à ces gens martyrisés le droit de survivre. » Les récits recueillis par la militante sont d’une cruauté sidérante : rescapés précipités par les soldats israéliens en bas d’une montagne séparant Israël et l’Egypte, abandonnés pendant plusieurs jours d’affilée au milieu des barbelés, pourchassés dans le désert par des dobermans, affamés, battus, violentés, femmes et enfants inclus… Quand par miracle certains passent la frontière, ils sont immédiatement placés dans des centres de rétention. « Malgré la Convention sur les réfugiés et en dépit du fait que tous sont demandeurs d’asile », s’indigne encore Meron Estefanos.

Plus de 3 000 Erythréens seraient toujours détenus dans les prisons israéliennes. Pour les besoins de sa nouvelle politique anti-migrants, Israël a même construit un centre, Holot, d’une capacité d’accueil exceptionnelle — 10 000 personnes. Holot a rapidement ravi au camp de Sarahonim son titre de « Guantanamo israélien » (cf. volet 3). Les détenus y sont privés de leur téléphone, coupés de leurs familles — dont certaines sont toujours détenues dans le Sinaï — et doivent « pointer trois fois par jour », dit le règlement intérieur. Sauf qu’Holot est construit en plein désert du Néguev et qu’il n’y a nulle part où aller. Par désespoir, les Erythréens de Holot ont donc choisi de reprendre le chemin du Sinaï le 28 juin dernier. Sous un soleil de plomb, drapés de blanc comme pour un deuil, ils ont parcouru des dizaines de kilomètres en brandissant des banderoles : « A cette détention inhumaine et sans limite de temps, nous préférons encore la mort dans le désert ». Fait remarquable, cette marche silencieuse a porté ses fruits : le 23 septembre, la Cour suprême israélienne a ordonné la fermeture administrative de Holot.

L’affaire aura également eu le mérite de rappeler au monde une réalité accablante : depuis 1951, Israël n’a accordé que 220 statuts de réfugiés ! Les détenus Erythréens savent donc qu’ils sont condamnés à l’expulsion. Ils savent aussi ce qui les attend s’ils sont réexpédiés vers l’Erythrée : la prison ou la mort. Selon l’ONG israélienne Hotline for Migrant Workers, « on refuse aux Erythréens l’accès au système d’asile ; leurs dossiers sont à peine examinés ». Et dans ses lettres de rejet, le ministère de l’intérieur a le courage d’écrire : « L’évasion du service militaire ou la désertion sans lien avec d’autres motifs établis par la Convention des réfugiés ne constituent pas une base suffisante pour qualifier la persécution politique. » Israël négocie désormais des expulsions avec des pays tiers en s’appuyant sur le nouveau « schéma de rapatriement » prévu par la loi anti-infiltrations. Les Erythréens sont donc souvent expédiés vers l’Ouganda, en échange d’une aide économique ou militaire. Etrange manière d’expulser, que celle de poursuivre un indigne commerce par les voies légales.

Deux modestes centres d’hébergement

Les survivants qui échappent aux patrouilles de Tsahal et atteignent Tel-Aviv ont donc eu beaucoup de chance. Mais de l’autre côté des barbelés, rien n’est prêt pour les accueillir. Deux modestes centres d’hébergement, l’Atlas Center, pour les hommes, et le Maagan Center, pour les femmes, trente-cinq places chacun, sont évidemment bondés. La majorité des réfugiés dorment dans la rue, principalement autour du parc Levinsky, près de la station de bus, dans le sud de Tel-Aviv. Ils partent chaque jour chercher du travail en ville, essuyant les injures racistes d’une population excédée. Sans papiers, ils sont livrés à des intermédiaires véreux qui les exploitent sur des chantiers clandestins, en oubliant de les payer plutôt deux fois qu’une. « Le résultat, c’est qu’un grand nombre de rescapés du Sinaï sont minés par une profonde dépression, déplore Meron Estefanos. La culpabilité d’avoir ruiné leurs familles et de ne pas parvenir à les rembourser les détruit. Et comme ils savent qu’en Israël, ils ne pourront jamais se reconstruire… »

Cette même logique destructrice frappe aussi de l’autre côté de la Méditerranée. Au sud de Rome, en Italie, le CIE (pour « centre d’identification et d’explusion », un centre de rétention) de Ponte Galeria ressemble à s’y méprendre à ce qu’était l’ambassade américaine de Kaboul au plus fort des attentats-suicides. Doubles, triples grillages de trois à cinq mètres, miradors, rondes, chiens de garde. En septembre dernier, quinze migrants ont brûlé leurs matelas et escaladé leurs cages pour accrocher sur le toit un drap où était écrit en lettres capitales : « LIBERTE ». En retour, les permissions de sortie de l’ensemble des détenus ont été supprimées. A Ponte Galeria, deux migrants sur trois ont échappé à un naufrage en Méditerranée.

A quelques kilomètres de là, se trouve l’un des plus vastes bidonvilles italiens. Une centaine de baraques branlantes, protégées par un grillage percé de trous. D’un côté, la ville. De l’autre, les invisibles. Le campement de Ponte Mammolo existe depuis onze ans. Trois à cinq cents Erythréens et Ethiopiens s’y entassent. Quand un bateau fait naufrage à Lampedusa, les habitants de Ponte Mammolo se poussent pour accueillir les rescapés qui y débarquent, inévitablement. Ils organisent des quarts de nuits, pour que tous puissent dormir à tour de rôle.

Nuits peuplées de fantômes

C’est là qu’habite Thomas, 26 ans. Libéré d’un camp de torture peu avant que la guerre ne débute dans le Sinaï, Thomas a échappé au naufrage du 3 octobre 2013. Il a soigneusement évité de laisser ses empreintes en Italie, « où je n’ai aucune chance de décrocher un statut de réfugié », dit-il. Alors il survit comme il peut, en déchargeant des colis pour des usines textiles chinoises situées derrière la gare de Termini. Ses nuits sont peuplées de fantômes. « Il y a tant de visages quand je ferme les yeux. Je revois ceux qui n’ont pas survécu aux camps, et puis ceux qui ont disparu en mer. » Sur son visage, une entaille brune. Et sur sa nuque, une large cicatrice, qui glisse sous son t-shirt comme un serpent. « Ils nous ont oubliés, soupire le jeune homme. De toute façon, nous, les Erythréens, on finit toujours par être oubliés ».

Pas tout à fait. Depuis lundi 13 octobre et jusqu’au 26 octobre se déroule en Italie un vaste coup de filet organisé par la direction centrale pour l’immigration et la police aux frontières, en collaboration avec l’agence européenne Frontex. Quelque 18 000 agents de police ont été déployés sur le territoire italien. Le ministre de l’intérieur, Angelino Alfano, a déclaré : « Tout se joue sur la frontière. » L’opération est baptisée Mos Maiorum, « mœurs des ancêtres ». A ce jour, le seul objectif affiché de l’Union européenne est le rejet des migrants. Pour Thomas, Robel, Filmon, Daniel, Germay, Mehrawi, Mariam et les autres, la seule réponse au grand voyage en barbarie.

Cécile Allegra / Delphine Deloget(Le Caire et Al-Arish, Egypte)

Le film documentaire “Voyage en Barbarie” a été diffusé samedi 18 octobre à 22h et dimanche 19 octobre à 18h sur Public Sénat.

Une coproduction Memento / Public Sénat avec la participation de France Télévisions.

(1) POUR LIRE LA TOTALITÉ DE L’ARTICLE ET VOIR LES ILLUSTRATIONS, C’EST ICI :

http://www.lemonde.fr/afrique/visuel/2014/10/13/voyage-en-barbarie-dans-le-desert-du-sinai_4501271_3212.html