Réfléxion et culture : L’analyse visionnaire de la philosophe Hannah Arendt en 1958
Voilà une nouvelle preuve que tous les éléments de connaissance et d’analyse étaient en place pour prévoir les conséquences délétères des choix de civilisations de l’occident.
L’analyse visionnaire de la philosophe Hannah Arendt en 1958
PROLOGUE à « La condition de l’homme moderne » Hannah Arendt
En 1957 un objet terrestre, fait de main d’homme, fut lancé dans l’univers; pendant des semaines, il gravita autour de la Terre conformément aux lois qui règlent le cours des corps célestes, le Soleil, la Lune, les étoiles. Certes, le satellite artificiel n’était pas un astre, il n’allait point tourner sur son orbite pendant ces durées astronomiques qui à nos yeux de mortels enfermés dans le temps terrestre paraissent éternelles. Cependant, il put demeurer quelque temps dans le ciel; il eut sa place et son chemin au voisinage des corps célestes comme s’ils l’avaient admis, à l’essai, dans leur sublime compagnie.
Cet événement, que rien, pas même la fission de l’atome, ne saurait éclipser, eût été accueilli avec une joie sans mélange s’il ne s’était accompagné de circonstances militaires et politiques gênantes. Mais, chose curieuse, cette joie ne fut pas triomphale; ni orgueil ni admiration pour la puissance de l’homme et sa formidable maîtrise n’emplirent le coeur des mortels qui soudain, en regardant les cieux, pouvaient y contempler un objet de leur fabrication.
La réaction immédiate, telle qu’elle s’exprima sur-le-champ, ce fut le soulagement de voir accompli le premier « pas vers l’évasion des hommes hors de la prison terrestre ». Et cet étrange propos n’était pas une fantaisie de journaliste américain, loin de là : inconsciemment, il faisait écho à la phrase extraordinaire que, plus de vingt ans auparavant, l’on avait gravée sur la stèle d’un grand savant russe : « L’humanité ne sera pas toujours rivée à la Terre. »
Ces opinions sont devenues des lieux communs. Elles prouvent que les gens ne sont nullement en regard sur les découvertes de la science et sur les progrès techniques et qu’au contraire ils les ont devancés de plusieurs dizaines d’années. En ce cas comme dans d’autres, la science a réalisé et confirmé ce que les hommes avaient anticipé dans des songes qui n’étaient ni creux ni absurdes. La seule nouveauté, c’est que l’un des plus respectables journaux américains ait enfin proclamé en première page ce qui jusqu’alors était enfoui dans la littérature fort peu respectable de la science-fiction (à laquelle malheureusement personne n’a encore accordé l’attention qu’elle mérite comme véhicule des sentiments et aspirations de masse).
La banalité de la phrase ne doit pas nous faire oublier qu’elle était, en fait, extraordinaire; car si les chrétiens ont parlé de la Terre comme d’une vallée de larmes et si les philosophes n’ont vu dans le corps qu’une vile prison de l’esprit ou de l’âme, personne dans l’histoire du genre humain n’a jamais considéré la Terre comme la prison du corps, ni montré tant d’empressement à s’en aller, littéralement, dans la Lune.
L’émancipation, la laïcisation de l’époque moderne qui commença par le refus non pas de Dieu nécessairement, mais d’un dieu Père dans les cieux, doit-elle s’achever sur la répudiation plus fatale encore d’une Terre Mère de toute créature vivante ?
La Terre est la quintessence même de la condition humaine, et la nature terrestre, pour autant que l’on sache, pourrait bien être la seule de l’univers à procurer aux humains un habitat où ils puissent se mouvoir et respirer sans effort et sans artifice.
L’artifice humain du monde sépare l’existence humaine de tout milieu purement animal, mais la vie elle-même est en dehors de ce monde artificiel, et par la vie l’homme demeure lié à tous les autres organismes vivants.
Depuis quelque temps, un grand nombre de recherches scientifiques s’efforcent de rendre la vie artificielle elle aussi, et de couper le dernier lien qui maintient encore l’homme parmi les enfants de la nature.
C’est le même désir d’échapper à l’emprisonnement terrestre qui se manifeste dans les essais de création en éprouvette, dans le voeu de combiner « au microscope le plasma germinal provenant de personnes aux qualités garanties, afin de produire des êtres supérieurs » et « de modifier (leurs) tailles, formes et fonctions »; et je soupçonne que l’envie d’échapper à la condition humaine expliquerait aussi l’espoir de prolonger la durée de l’existence fort au-delà de cent ans, limite jusqu’ici admise.
Cet homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains. Il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables de faire cet échange, de même qu’il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables à présent de détruire toute vie organique sur terre. La seule question est de savoir si nous souhaitons employer. dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait en décider par des méthodes scientifiques. C’est une question politique primordiale que l’on ne peut guère, par conséquent, abandonner aux professionnels de la science ni à ceux de la politique.
Peut-être ces possibilités relèvent-elles encore d’un avenir lointain; mais les premiers effets de boomerang des grandes victoires de la science se sont fait sentir dans une crise survenue au sein des sciences naturelles elles-mêmes. Il s’agit du fait que les « vérités » de la conception scientifique moderne du monde, bien que démontrables en formules mathématiques et susceptibles de preuves technologiques, ne se prêtent plus à une expression normale dans le langage et la pensée.
Lorsque ces « vérités » peuvent s’exprimer en concepts cohérents, l’on obtient des énoncés « moins absurdes peut-être que cercle triangulaire, mais beaucoup plus que lion ailé » (Erwin Schroedinger). Nous ne savons pas encore si cette situation est définitive. Mais il se pourrait, créatures terrestres qui avons commencé d’agir en habitants de l’univers, que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c’est-à-dire de penser et d’exprimer, les choses que nous sommes cependant capables de faire.
En ce cas tout se passerait comme si notre cerveau, qui constitue la condition matérielle, physique, de nos pensées, ne pouvait plus suivre ce que nous faisons, de sorte que désormais nous aurions vraiment besoin de machines pour penser et pour parler à notre place. S’il s’avérait que le savoir (au sens moderne de savoir-faire) et la pensée se sont séparés pour de bon, nous serions bien alors les jouets et les esclaves non pas tant de nos machines que de nos connaissances pratiques, créatures écervelées à la merci de tous les engins techniquement possibles, si meurtriers soient-ils.
Toutefois, en dehors même de ces dernières conséquences, encore incertaines, la situation créée par les sciences est d’une grande importance politique.
Dès que le rôle du langage est en jeu, le problème devient politique par définition, puisque c’est le langage qui fait de l’homme un animal politique. Si nous suivions le conseil, si souvent répété aujourd’hui, d’adapter nos attitudes culturelles à l’état actuel des sciences, nous adopterions en toute honnêteté un mode de vie dans lequel le langage n’aurait plus de sens. Car les sciences ont été contraintes d’adopter une « langue » de symboles mathématiques qui, uniquement conçue à l’origine comme abréviation de propositions appartenant au langage, contient à présent des propositions absolument intraduisibles dans le langage.
S’il est bon, peut-être, de se méfier du jugement politique des savants en tant que savants, ce n’est pas principalement en raison de leur manque de « caractère » (pour n’avoir pas refusé de fabriquer les armes atomiques), ni de leur naïveté (pour n’avoir pas compris qu’une fois ces armes inventées ils seraient les derniers consultés sur leur emploi), c’est en raison précisément de ce fait qu’ils se meuvent dans un monde où le langage a perdu son pouvoir.
Et toute action de l’homme, tout savoir, toute expérience n’a de sens que dans la mesure où l’on en peut parler. Il peut y avoir des vérités ineffables et elles peuvent être précieuses à l’homme au singulier, c’est-à-dire à l’homme en tarit qu’il n’est pas animal politique, quelle que soit alors son autre définition. Les hommes au pluriel, c’est-à-dire les hommes en tant qu’ils vivent et se meuvent et agissent en ce monde, n’ont l’expérience de l’intelligible que parce qu’ils parlent, se comprennent les uns les autres, se comprennent eux-mêmes.
Plus proche, également décisif peut-être, voici un autre événement non moins menaçant. C’est l’avènement de l’automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l’asservissement à la nécessité. Là, encore, c’est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d’être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l’histoire. Le fait même d’être affranchi du travail n’est pas nouveau non plus; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait que l’on s’est simplement servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais pouvoir y parvenir.
Cela n’est vrai, toutefois, qu’en apparence. L’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier.
C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c’est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d’aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l’homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des oeuvres et non comme des moyens de gagner leur vie.
Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire.
A ces préoccupations, à ces inquiétudes, le présent ouvrage ne se propose pas de répondre. Des réponses on en donne tous les jours, elles relèvent de la politique pratique, soumise à l’accord du grand nombre; elles ne se trouvent jamais dans des considérations théoriques ou dans l’opinion d’une personne : il ne s’agit pas de problèmes à solution unique. Ce que je propose dans les pages qui suivent, c’est de reconsidérer la condition humaine du point de vue de nos expériences et de nos craintes les plus récentes. II s’agit là évidemment de réflexion, et l’irréflexion (témérité insouciante, confusion sans espoir ou répétition complaisante de « vérités » devenues banales et vides) me paraît une des principales caractéristiques de notre temps; Ce que je propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons.
« Ce que nous faisons » : tel est bien le thème central de cet ouvrage. On n’y traite que des articulations les plus élémentaires de la condition humaine, des activités qui, traditionnellement comme selon les idées actuelles, sont à la portée de tous les êtres humains. Pour cette raison et pour d’autres, l’activité la plus haute et peut-être la plus pure dont les hommes soient capables, celle de la pensée, restera en dehors des présentes considérations. Systématiquement, ce livre se borne donc à un essai sur le travail, l’oeuvre et l’action, qui en forment les trois chapitres centraux. Au point de vue historique, dans le dernier chapitre, je traite de l’époque moderne et, d’un bout à l’autre du livre, des diverses ordonnances de la hiérarchie des activités telles que nous les connaissons d’après l’histoire de l’Occident.
Cependant, l’époque moderne est autre chose que le monde moderne.
Scientifiquement, l’époque moderne, qui a commencé au XVIème siècle, s’est achevé au début du XXème; politiquement, le monde moderne dans lequel nous vivons est né avec les premières explosions atomiques. Je ne traite pas de ce monde moderne qui a servi de toile de fond à la rédaction de ce livre. Je m’en tiens d’une part à l’analyse des facultés humaines générales qui naissent de la condition humaine et qui sont permanentes, c’est-à-dire ne peuvent se perdre sans retour tant que la condition humaine ne change pas elle-même. L’analyse historique, d’autre part, a pour but de rechercher l’origine de l’aliénation du monde moderne, de sa double retraite fuyant la Terre pour l’univers et le monde pour le Moi, afin d’arriver à comprendre la nature de la société telle qu’elle avait évolué et se présentait au moment de succomber à l’avènement d’une époque nouvelle et encore inconnue.