Tribune : Lettre d’un Français normal abstentionniste
« Je suis citoyen français, employé subalterne, j’ai 39 ans et suis père de deux enfants. Au lendemain d’élections qui auront fait beaucoup de bruit, j’ai le regret de ne pas ressentir la tristesse de commande. Et j’ai, je crois, de bonnes raisons à opposer aux indignés et aux dépités que les « heures sombres » affolent. »
Disons quelques mots du projet européen – on en oublierait presque que c’est de lui qu’il est question au départ.
L’Europe tient debout depuis des décennies grâce à un chantage : on la dit garante de la paix. Il est bien évident que sans l’amitié franco-allemande accouchée aux forceps après des années de guerre fratricide, l’Europe n’aurait jamais vu le jour. De là à prétendre que la paix est un legs, voire un produit de l’Europe, il y a beaucoup.
C’est l’inverse qui est vrai. C’est dans le dégoût de la pire guerre de l’histoire que le doux commerce s’est immiscé comme jamais et que la construction européenne s’est élancée. Nulle identité commune à l’horizon néanmoins, nulle perspective culturelle, politique ou militaire à partager.
On escomptait souder les peuples par la seule ou inaugurale effusion marchande, faisant à moyen terme d’un continent entier un souk sans âme où les plus nantis spéculent sur la consommation hébétée des classes moyennes. Durant les Trente Glorieuses, ces classes moyennes n’ont rien vu venir et le pouvaient difficilement. Depuis quarante ans, chaque jour qui passe est un désaveu infligé à la grande cause marchande dont ils sont devenus les esclaves consentants.
Cette cause, aussi bien les libéraux que les socialistes ou les néo-marxiens la soutiennent ; elle stipule qu’une identité est ad libitum et que nous devons nous soucier avant tout de l’ « avoir » et non de l’ « être ». Résultat : c’est un parti dans l’outrance identitaire qui, par réaction, dame le pion à tous les boutiquiers qui ne cessent de nous dire, sans rougir, que « sortir de l’Europe, c’est sortir de l’histoire ».
Et si sortir de l’Europe, c’était plutôt sortir de l’historicisme, de la fuite en avant, du culte de la croissance, du conformisme et des rêves de fin de l’histoire, fût-ce au prix de quelques années de continence forcée ? En outre, les Phéniciens ont-ils attendu l’Union européenne pour commercer ? Même dans le cadre de relations commerciales, il y a de fortes chances qu’il y ait une vie en dehors de l’Europe. Dans le cas contraire, cette Europe laisserait clairement paraître ses visées hégémoniques et ses tendances impérialistes, centralisatrices, uniformisantes.
J’en viens à présent, et pour finir, à l’état de la politique en France.
Je ne fais pas partie de celles et ceux qui conspuent à longueur de temps nos représentants. À mes yeux, ces derniers sont autant si ce n’est davantage les jouets avides que les promoteurs avisés du cours des choses.
Je n’attends rien d’eux et surtout pas un homme providentiel que notre époque, médiocre et revendiquée telle, serait bien incapable de produire. Je sais aussi pertinemment qu’à l’heure de la foison consumériste, la France n’a plus, à elle seule, les capacités de concurrencer les États-Unis, la Chine ou la Russie.
Qu’à cela ne tienne : c’est au plan des idées qu’elle a une place à prendre, et non en tant que donneuse de leçons, comme c’est si souvent le cas, mais en tant qu’humble exemple à suivre.
Le régime représentatif est en train de mourir à petit feu, ici comme ailleurs, et avec lui l’idée d’expertise ; j’entends par là que nos représentants sont tellement mauvais et impuissants que l’on se dit que n’importe qui ne ferait pas plus mal à leur place, de là que la politique, c’est bête comme chou. Un gouffre béant s’est ainsi creusé, en France peut-être plus qu’ailleurs, entre dirigeants déconnectés du réel et masses à l’écoute des moindres projets de renouveau, avec une préférence marquée pour les plus démagogiques d’entre eux.
Or, en évacuant l’expertise avec la professionnalisation – délétère quant à elle –, le risque est grand de tomber de Charybde en Scylla. Si la politique doit redevenir ce qu’elle était à ses origines grecques – une activité d’amateurs – elle ne doit pas pour autant devenir ce qu’elle n’a jamais été (même à Athènes du temps de sa splendeur), à savoir la seule activité humaine pour laquelle ne serait requis aucun talent particulier ni aucun devoir adossé, dans le cas présent, à une finalité commune.
Cela dit, les « élites » actuelles devront, tôt ou tard, prendre acte de l’ampleur des changements politiques qui attendent ce pays, consentir, tout comme leurs administrés frileux, à faire de la politique autrement (i.e. hors du mercenariat), accepter la mort culturelle et politique des grands médias qu’auront été la presse écrite et surtout la télévision (débarrassée des dîners-spectacles les soirs d’élections), et ne plus dauber sur l’Internet, où foisonnent à la fois le pire et le meilleur, la vanité la plus sordide et le questionnement sur notre condition politique le plus ancré dans la réalité, qu’un énoncé de valeurs communes devrait aider à démêler.
Le dépassement du régime représentatif ne doit pas inquiéter et désarmer, sauf à considérer les travaux de grands penseurs – à commencer par Simone Weil – comme totalement creux.
La France doit profiter de la crise (politique avant d’être économique), non pas pour marteler « croissance, croissance ! », mais pour penser la cohérence d’institutions inédites, réellement démocratiques, ne négligeant ni ses ressources humaines, ni le besoin de compétences, ni l’horizontalité, ni la verticalité. Des succès dans ce domaine ne seraient pas seulement exportables, ils seraient pérennes. Tout est donc à faire.
Le résultat électoral du week-end dernier ne restera probablement pas sans effet, et nous sommes rendus à un point tel que le moindre mouvement est, en soi, une bonne nouvelle.
Aucun parti, par définition, ne peut pour autant porter en son sein de réels espoirs tant le bien commun les transcendent tous. Sortir de l’Europe mercantile est peut-être un premier pas vers le changement salutaire.
Âgé de dix-huit ans et trois mois le jour du référendum de Maastricht en 1992, je n’ai à l’époque pas pu voter à cause d’un embrouillamini administratif dont la France, cette usine à gaz bureaucratique, a le secret. J’aurais voté non. Je n’ai pas manqué, cependant, en 2005, de déclarer à l’Europe mon absence de flamme et j’ai constaté, comme tout le monde, le peu de cas qu’avait suscité mon geste, pourtant majoritaire, en haute sphère bruxelloise.
Aujourd’hui, le divorce entre la France et le consortium chargé de statuer sur la taille des tomates est consommé. Contrairement à ce que l’on essaie de nous faire croire, cela ne signifie pas que la France déclare la guerre à l’Europe, cela signifie qu’elle veut à nouveau faire passer l’ « être » (le sien propre comme celui de ses voisins) avant l’ « avoir ».
C’est à force de mépriser l’ « être », vital pour chaque peuple et étranger à l’Europe actuelle, que nous aurons à nouveau la guerre.
Éric Guéguen pour : http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/lettre-d-un-francais-normal-152432