Des milliers de bébés exposés à un gaz toxique et interdit
L’oxyde d’éthylène… derrière ce nom barbare se cache un gaz très toxique et cancérigène, mais aussi efficace pour stériliser les biberons et le matériel médical. Malgré les alertes sanitaires répétées et les interdictions, le produit continue d’être largement utilisé. Des centaines de milliers de bébés y sont exposés tous les jours.
Tous les ingrédients du scandale sanitaire sont là : un produit cancérigène reconnu, l’inertie des pouvoirs publics, des centaines de milliers de nourrissons concernés. Dans les maternités, le recours à des biberons stérilisés à l’oxyde d’éthylène reste très répandu.
Comme à l’hôpital Arnaud-de-Villeneuve de Montpellier : « Nous utilisons toujours des biberons stériles à usage unique ». Donc nettoyés à l’oxyde d’éthylène. Toulouse, Bordeaux, Strasbourg : la réponse des centres hospitaliers est toujours la même : « Nous continuons à nous fournir en dispositifs médicaux stérilisés à l’oxyde d’éthylène par les industriels ».
Depuis 1979, une circulaire du Ministère de la Santé interdit pourtant l’usage de l’oxyde d’éthylène sauf « si aucun moyen de stérilisation approprié n’existe ». Motif : le gaz est dangereux, irritant et cancérigène.
– Extrait de la circulaire de 1979 –
Or d’autres procédés existent. Les maternités françaises ont eu recours pendant des années à la vapeur d’eau sous pression pour rendre « micro-biologiquement propres » les biberons. Mais rien y fait. Efficace et peu cher, l’oxyde d’éthylène conquiert les tétines.
En 2012, nouveau rappel à l’ordre. La Direction générale de la santé sort de son mutisme et demande que les biberons stériles soient réservés aux prématurés.
– Extrait des conclusions de la DGS –
Cette tolérance est-elle acceptable ? « C’est aberrant, inacceptable qu’on l’utilise pour des bébés et surtout pour des prématurés, qui sont les êtres les plus fragiles de l’espèce humaine », s’exclame André Picot, toxico-chimiste.
Et pourtant, « en service de néonatalogie, le recours à des biberons stérilisés à l’oxyde d’éthylène est obligatoire », confirme Viriginie Riguourd, pédiatre à l’Hôpital Necker – Enfants malades. Pourquoi ? Car il s’agit de la méthode la plus efficace pour tuer toutes les bactéries. Le choix paraît cruel : mourir aujourd’hui d’une infection bactérienne, ou demain d’un cancer ?
Et dans nombre de maternités, on continue de commander ces biberons pour les nouveau-nés bien portants. « Rien n’a changé », glisse une infirmière qui préfère rester anonyme.
Un ingrédient du gaz moutarde pendant la Grande guerre
Mais d’où sort cet oxyde d’éthylène ? Inventé en 1859, dans les balbutiements de l’industrie chimique, le gaz s’illustre d’abord pendant la Grande guerre, sur le champ de bataille. Il sert alors à la fabrication du gaz moutarde.
Mais son avenir comme arme chimique est remis en cause par la découverte, en 1938, de son caractère stérilisant. Le gaz étant très toxique, il tue toutes les bactéries ! Dans les années 1950, son utilisation se développe. Dans les hôpitaux, on pulvérise à foison.
Pourtant, dès 1968, des chercheurs suédois pointent du doigt le potentiel cancérigène de la substance. Potentiel rapidement confirmé. Plusieurs travailleurs chargés de manipuler le gaz sont atteints de tumeurs.
– Notice de l’oxyde d’éthylène (INRS) –
En 1979, le ministère français de la Santé publie donc une circulaire restreignant l’usage de l’oxyde d’éthylène. Par la suite, l’Union européenne puis le Centre international de recherche sur le cancer reconnaissent la dangerosité du gaz. Il est classé cancérigène de catégorie 1 par le Centre international de recherche sur le cancer.
« Il n’y a aucun doute sur la toxicité du produit », confirme André Cicolella, toxicologue et animateur du Réseau environnement santé. Quand on se penche sur la fiche descriptive, tant les symboles que les mots font peur. Inflammable, explosif, mais aussi génotoxique – parce qu’il s’attaque à l’ADN –, mutagène et reprotoxique – il peut provoquer des fausses couches et influer sur la fertilité des mâles.
Mais dans les années 1980-1990 émergent en Europe plusieurs cas d’infections nosocomiales, ces maladies qu’on attrape dans les hôpitaux insuffisamment propres. Des enfants tombent gravement malades, certains en meurent. Le ministère de la Santé oblige alors les hôpitaux à adopter des mesures d’hygiène draconiennes. Les dispositifs médicaux à usage unique, jetables, se développent. Et la stérilisation à l’oxyde d’éthylène refait son apparition.
Pour Cécile Vaugelade, directrice adjointe de la Direction des dispositifs médicaux thérapeutiques de l’Agence nationale de la santé et des médicaments (ANSM), « il y a eu une dérive, tout le monde s’est mis à utiliser les biberons stériles à usage unique alors que normalement, c’est interdit, et réservés aux prématurés ».
Un gaz utilisé dans les maternités
Ainsi, ce produit dangereux sert à rendre « micro-biologiquement propre » plus de 27 millions d’objets servant à l’alimentation des bébés, dont 14 millions de biberons chaque année,selon les données pour 2010 du rapport de l’Inspection générale des affaires sociales, l’Igas. Le risque cancérigène existe surtout pour les tétines et les objets caoutchouteux. « L’oxyde d’éthylène a une durée de vie très courte dans l’air. Par contre, il peut rester emprisonné plus longtemps dans le plastique », explique André Picot, toxico-chimiste.
Normalement, le procédé de stérilisation prévoit une durée de « désorption » suffisante pour que la substance disparaisse. En clair, d’abord on asperge les tétines d’oxyde d’éthylène, puis on attend que le gaz s’en aille. Mais comment être certain qu’il ne reste rien ?
Les analyses effectuées par les autorités sanitaires en 2011 et 2012 montrent que les résidus d’oxyde d’éthylène sont infimes, quasiment non détectables. « Les doses sont très faibles, donc il n’y a théoriquement pas de problème », affirme Jean-François Narbonne, toxicologue.
Mais ne dit-on pas qu’une substance cancérigène agit sans seuil, c’est-à-dire qu’une seule minuscule molécule suffit pour amorcer le processus de cancérogénèse ? « La notion de sans seuil est une application du principe de précaution, explique André Picot. L’oxyde d’éthylène reste une substance très cancérigène ! »
Le sujet est donc sensible. En novembre 2011, le journaliste Fabrice Nicolino met le pied dans le plat, en publiant dans le Nouvel Observateur une enquête sous le titre ’« Ces bébés qu’on empoisonne ». Mais la révélation semble faire pschitt.
Le gouvernement flaire le vent de panique et tente de calmer le jeu. Il commande une série de rapports. Afssaps, Anses, Igas… Les agences sanitaires se penchent sur la question. Sans être alarmistes, elles pointent des dysfonctionnements.
– Extrait du rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) –
En avril 2012, la Direction générale de la santé conclut : « il est demandé aux établissements de santé de ne pas utiliser de biberons stérilisés à l’oxyde d’éthylène pour les nourrissons nés à terme, sans pathologie et de les réserver aux nouveaux nés prématurés ou souffrant de pathologies graves. » Fin de la partie : oui, l’oxyde d’éthylène est dangereux et ne doit être utilisé que dans certains cas ; oui, il est interdit, mais enfin, pas vraiment. Retour à la case départ.
Pourquoi rien n’a-t-il changé ?
« Il s’agit d’une balance entre risque infectieux et risque cancérigène », explique Jean-François Navarre. Le premier est certain, le second est théorique. La deuxième raison est économique et technologique. La stérilisation à l’oxyde d’éthylène présente le meilleur rapport efficacité-prix. Les autres méthodes existantes ne sont pas aussi avantageuses.
La vapeur d’eau sous pression, technique de référence, ne permet pas de stériliser les matières plastiques, qui fondent à plus de 130°C. Il faudrait revenir aux bons vieux biberons en verre réutilisables. Un retour coûteux d’un point de vue logistique pour les hôpitaux.
Quant aux autres techniques possibles, irradiation par rayon gamma ou peroxyde d’hydrogène, ils ne sont pas vraiment satisfaisants et leur mise en place serait fort onéreuse. « Il y a pour moi de la mauvaise foi, admet André Picot. Ils ne vont rien changer, puisque l’oxyde d’éthylène est la méthode la moins chère ».
« C’est en effet le procédé privilégié par le milieu industriel, admet Dominique Thiveaud, pharmacien du centre hospitalier de Toulouse, animateur du Groupe d’étude sur la stérilisation à basse température (GESBAT). Il ne présente pas d’incompatibilités majeures avec les polymères, comme les matières plastiques ou les caoutchouc, et son rapport qualité/prix est avantageux. »
Enfin, une des principales raisons de l’inertie quant à ce gaz toxique réside dans le flou réglementaire. L’oxyde d’éthylène n’est ni clairement autorisé, ni clairement prohibé. La directive européenne 98/8/CE sur les produits biocides interdit son usage pour les surfaces en contact avec de la nourriture, pour éviter tout risque de contamination par ingestion. Donc les biberons.
Mais dans le même temps, la directive 3/42/CEE permet la stérilisation avec le produit des dispositifs médicaux, au nom de la sécurité sanitaire. Or les biberons sont considérés, dans certains cas, comme des dispositifs médicaux… Casse-tête réglementaire qui laisse subsister un vide juridique dans lequel ce produit dangereux s’engouffre.
Alors que penser ? En juillet 2012, l’Inspection générale des affaires sociales soutenait : « L’usage de l’oxyde d’éthylène pour stériliser les biberons n’est pas conforme au droit en vigueur ». Et l’institution appelait les pouvoirs publics « à clarifier la situation concernant les biberons », car plusieurs interprétations du droit restent possibles.
– Extrait du rapport de l’Igas –
Pour Cécile Vaugelade, « depuis 2011, les choses se sont précisées. Les biberons stériles à usage unique, considérés comme des dispositifs médicaux, qu’on devrait plutôt appeler ’réservoirs’ pour bien faire la différence, sont réservés aux prématurés. » Les fabricants doivent d’ailleurs désormais étiqueter ces « réservoirs » pour préciser qu’ils sont destinés à un usage médical.
Pour trancher définitivement, il faudrait approfondir les études sur le caractère génotoxique du gaz sur les nouveau-nés, multiplier les contrôles auprès des industriels, pousser à la recherche d’alternatives. Mais jusqu’à présent, le statu quo reste en vigueur, au détriment de nos bébés. Alors même que, on va le voir dans notre enquête, des alternatives existent, mises en oeuvre dans de grands pays.
A suivre…
Source : Lorène Lavocat pour Reporterre
http://www.reporterre.net/spip.php?article5925
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