A lire – Tribune d’un anthropologue naïf : les ONG « sans frontières »

Une courte page, pleine d’ironie et d’humour qui en dit long sur notre société et sa bonne conscience… 

Douaniers sans frontières (!)

Depuis la création de l’organisation humanitaire Médecins Sans Frontières, en 1971, l’étiquette « sans frontières » a connu un succès médiatique fulgurant et a inspiré la mise sur pied de nombreuses autres organisations reprenant la même étiquette. Si Médecins Sans Frontières pouvait toucher des redevances pour ces usages, ses autres campagnes de financement ne seraient sans doute pas nécessaires.

On peut facilement en repérer des dizaines et des dizaines sur internet, puisque c’est d’abord là qu’elles logent. L’examen d’un échantillon d’une centaine de ces organisations montre qu’à peu près n’importe quel métier ou profession est susceptible de se découvrir une vocation humanitaire ou internationale – est-ce la même chose, au fait?

On y trouve notamment les organisations suivantes : reporters, avocats, dentistes, ingénieurs, optométristes, pharmaciens, notaires, architectes, pompiers, cuisiniers, électriciens, statisticiens, professeurs, archivistes, juristes, artistes, éditeurs, athlètes, rameurs, luthiers, homéopathes, professionnels, foreurs, chanteurs, magiciens, marionnettistes, clows.

Tous sans frontières, cela va de soi. À cette liste, s’ajoute une série d’organisations qui ont plutôt choisi de se désigner par le domaine d’activité professionnelle: gynécologie, acupuncture, philosophie, foresterie, mathématiques, chiropratique, biologie, relations publiques, télécoms, recherche, communication, secours aérien, littérature, esthétique, travail, sport, tennis, voile, kayac, rubgy, pub.

L’échantillon relevé comporte également une collection d’organisations qui sont désignées par des catégories de personnes autres que la profession, le métier ou l’activité. Ce sont les suivantes : femmes, étudiants, orphelins, aînés francophones, parents, seniors, autistes, albinos.

Enfin, on trouve toute une série d’organismes « sans frontières » qui regroupent plutôt leurs membres autour d’un thème général ou d’un idéal commun, tel que : liberté, espoir, patrimoine, Québec, terre, générations, chœur, école, eau, cerveaux, passions, jeunesse, mode, avenir, espace des arts, palabres, solidarité, amarrages, salsa, bibliothèques, études, animaux, manuels, partage, lecture, légalité, connaissances.

Dans cette catégorie pour le moins hétéroclite d’organisations « sans frontières », on peut imaginer que les idées et les idéaux sur l’humanitaire peuvent aussi être hétéroclites. Par exemple, la Fondation Liberté Sans Frontières, créée par Rony Brauman, l’un des artisans de Médecins Sans Frontières, a fait connaître l’idéologie qui l’inspire dans un livre paru en 1987 (Tiers Mondes : controverses et réalités), et qui se réclame ouvertement du néo-libéralisme comme instrument de salut pour le ou les Tiers Mondes. Chacun sait que les multinationales ont toujours souhaité un monde « sans frontières ».

Ma petite enquête sommaire s’est arrêtée là pour le moment, avec ce rapide survol des noms donnés à une centaine d’organisations qui ont emprunté l’étiquette « sans frontières », dont on ignore la composition, les idées ou les activités mais dont on peut à tout le moins imaginer qu’elles s’intéressent aux voyages, si ce n’est à l’ « humanitaire ».

Après cette revue, on pourrait penser qu’il ne manque que les Touristes sans frontières, mais j’ai bel et bien trouvé Tourisme sans frontières et Voyages sans frontières. J’ai aussi trouvé Missionnaires sans frontières et Église sans frontières. Je n’ai pas encore déniché de Contrebandiers sans frontières, mais j’ai trouvé Cannabis sans frontières. Une fois si bien parti, j’ai vérifié s’il n’existerait pas aussi Multinationales sans frontières, sans succès pour le moment, mais j’ai quand même trouvé Patrons sans frontières, Leadership sans frontières, Immobilier sans frontières, Habitations sans frontières, Restaurants sans frontières et Épargne sans frontières. Un coup parti, nous aurons peut-être aussi la chance de voir naître aussi un organisme regroupant les passionnés des Paradis fiscaux sans frontières.

Alors là, à part peut-être Soldats sans frontières ou Mercenaires sans frontières, il m’a semblé qu’il ne manquait encore qu’une organisation humanitaire regroupant les Douaniers sans frontières. Mais ne désespérons pas, l’idée fait son chemin.

Fait intéressant à noter : toutes ces organisations, issues de pays riches (le Nord), semblent rêver d’abolir les frontières qui pourraient limiter leur action internationale et leur conquête – au moins morale – de la planète mais on peut se demander sérieusement combien d’entre elles donnent réellement au mot « frontière » le sens d’un obstacle à la libre circulation des humains dans les deux sens, donc aussi du Sud au Nord.

D’après le dernier rapport du Haut Commissariat aux Réfugiés, on compte plus de 43,3 millions de personnes déplacées de force par des conflits. C’est un humain sur 162. Plus du tiers (15,2 millions) vivent parqués dans des camps, parfois depuis une ou deux générations. Pour eux, le rêve de voir une frontière s’ouvrir a un sens précis.

http://denisblondin.wordpress.com

À propos de Denis Blondin
Denis Blondin est anthropologue. Il a enseigné l’anthropologie au Collège François-Xavier-Garneau (Québec) de 1975 à 2006 et il agit maintenant comme chercheur, consultant, formateur et conférencier. Il a mené des recherches ethnographiques au Québec, au Mexique et au Costa Rica, ainsi qu’une recherche sur les fondements cognitifs du racisme transmis dans les manuels scolaires québécois. Il a notamment publié L’apprentissage du racisme dans les manuels scolaires (Agence d’ARC, 1990), Les deux espèces humaines (La Pleine Lune, 1994 et L’Harmattan, 1995) et La mort de l’argent (La Pleine Lune, 2003).

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