« Attention au bio industriel »
À l’occasion de la parution du hors série de Politis « Malbouffe, comment y échapper », entretien avec un agriculteur de Basse-Normandie qui a fait le choix du bio… Et de l’emploi agricole.
Depuis 2010, tout en continuant de s’occuper de son exploitation, François Dufour est vice-président du conseil régional (EELV), chargé des questions agricoles.
Cet agriculteur, cofondateur d’Attac France et porte-parole de la Confédération paysanne au début des années 2000 en même temps que José Bové, raconte son expérience de paysan du département de la Manche lancé dans le bio depuis 1996. Son engagement politique et sa pratique agricole lui ont permis de mettre sur pied un réseau d’approvisionnement en bio et produits de proximité pour de nombreuses cantines scolaires de Basse-Normandie. Une réussite montrant que l’engagement des élus locaux peut être efficace pour lutter contre la malbouffe comme le rappelle le hors-série de Politis.
Est-ce qu’il n’existe pas des freins juridiques pour qu’une collectivité territoriale favorise le bio ?
François Dufour : Il faut savoir qu’il est simple d’orienter les choix alimentaires de ses concitoyens lorsqu’une volonté politique existe, tout en respectant les très strictes règles de passation de marché. Il suffit, avec l’aide de bons avocats, de définir un cahier des charges précisant tous les contours du bio et de la proximité exigés. Ensuite, tous les appels d’offres étant établis à partir de cette « charte », ne peuvent répondre et soumissionner que des agriculteurs et des transformateurs qui se conforment aux exigences du cahier des charges, les autres producteurs étant légalement écartés. Il ne reste plus qu’à choisir entre ceux qui jouent le jeu, aucune contestation n’étant possible.
Pour un fournisseur de lait comme vous, quels problèmes pose le « bio industriel » ?
Les conditions de définition du bio, notamment pour les productions de lait, ne sont pas assez strictement définies, y compris pour l’alimentation. Alors, bien sûr, le respect de l’environnement est à peu prés assuré, mais si les vaches sont nourries au maïs et avec des tourteaux toute l’année, même s’il s’agit d’aliments bio, leur condition de ruminants n’est pas respectée. La vache est un ruminant dont l’équilibre, pour produire du lait, est lié à l’herbe et à un microclimat particulier. Son lait n’a une véritable qualité que s’il provient de la transformation de cette herbe, par le cycle naturel de l’animal. D’ailleurs ce genre de « malbouffe » qui concerne maintenant 80 % des bovins détruit tellement leur foie qu’au bout de quatre ans ils sont « envoyés à la casse ».
Mais le label bio ne prévoit-il pas que les animaux doivent vivre dehors tant que le temps le permet ?
Bien sûr, mais si cela consiste juste à faire un petit tour autour de la ferme ou dans la cour pour aller manger du maïs dans une auge le long d’un mur, ce n’est qu’une illusion. D’ailleurs les animaux exclusivement nourris au maïs doivent recevoir en complément des protéines et celles-ci proviennent essentiellement du soja brésilien. Que le lait soit ou non en production bio, cette situation s’aggrave avec le développement des robots de traite.
De quoi s’agit-il ?
Cela n’a rien à voir avec une salle de traite où le paysan vient deux fois par jour. Toutes les vaches sont équipées d’un collier électronique et, toutes les 6 heures en moyenne, elles se présentent à un enclos dont la barrière s’ouvre automatiquement. Elles viennent une par une, reçoivent leur ration de grains sortant automatiquement du silo, une machine les palpe, lave les pis, procède à la traite, nettoie de nouveau les vaches et, hop !, à la suivante qui fait la queue. Une noria étalée sur 24 heures, le paysan devant simplement être derrière son ordinateur tous les trois ou quatre jours pour faire des réglages. Bien souvent, même en bio, c’est la seule promenade des vaches dans la journée !
Quelles sont les conséquences sur la qualité du lait ?
Il n’a évidemment pas le même goût. Donc corruption organoleptique. Et les gens, les voisins, qui viennent directement se fournir à la ferme, m’expliquent que les enfants le digèrent bien plus facilement. C’est tellement vrai qu’après leur naissance les veaux ont de plus en plus de mal à supporter le premier lait de leur mère. D’où de nombreuses pertes de petits dans les premiers jours, alors que depuis 1996, avec mes vaches nourries uniquement à l’herbe, j’ai dû perdre quatre veaux. Alors les éleveurs se trouvent contraints d’acheter du lait reconstitué bourré de vitamines pour limiter les pertes. Une affaire en or pour les industriels, une catastrophe pour les éleveurs.
Ce système a-t-il du succès ?
Il s’en vend de plus en plus. Pourtant, une installation de robot de traite coûte 350 000 euros et, en moyenne, il faut 1 000 euros de maintenance par mois. Je peux comprendre les jeunes agriculteurs qui veulent du temps libre, mais quand on fait ce métier, c’est comme lorsqu’on est infirmière, conducteur de train ou médecin, on connaît les contraintes.
L’autre aspect de la propagation de ce système qui, heureusement, ne touche pas trop notre région : la négation d’une agriculture créant des emplois. Avec ces sommes, il y a de quoi payer des ouvriers agricoles ou, au minimum, des remplaçants fournis par nos associations ou nos syndicats. C’est d’ailleurs parce que ce type de matériel détruit de l’emploi que le conseil régional refuse toute aide pour les acheter : notre préoccupation dans le bio porte sur l’emploi, pas sur les machines. Pour conclure, je dois dire que je suis pessimiste et ne vois guère d’avenir pour ce type d’agriculture, bio ou pas.
SOURCE : Politis via informaction.info