Claude Halmos : « Les parents doivent retrouver leur place »
Cette psychanalyste écoute les enfants avec une générosité et une lucidité rares. Et trouve les mots qui aident leurs parents à constituer des repères. Rencontre réconfortante.
Les enfants ne sont ni des mini-adultes ni des bébés débiles
La psychanalyste Claude Halmos ne ressemble à personne : viscéralement attachée à la cause des enfants, elle en parle sans angélisme, alliant de manière unique une grande fermeté à une profonde bienveillance. Son credo ? Les enfants ne sont ni des mini-adultes ni des bébés débiles. Les aimer ne suffit pas, ils ont un besoin vital de limites et de règles. Psy engagée corps et âme, cette intellectuelle pince-sans-rire a créé, il y a quelques années, un « Courrier des enfants » (dans le mensuel « Psychologies Magazine »), où elle répond à leurs questions avec une habileté rare et une générosité poignante. « Dis-moi pourquoi » (éd. Livre de Poche) est non seulement un recueil de ces échanges, mais aussi un livre sur la manière la plus juste de leur parler. Si elle a parfois l’air un peu raide, c’est que Claude Halmos planque une sensibilité immense, qui élève ses chroniques au rang du meilleur de Dolto (dont elle a été l’élève) : « Au fond, je réponds aux enfants ce que j’aurais voulu qu’on me dise, admet-elle. Ça m’aurait changé la vie. » Lire Claude Halmos, c’est réjouissant et limpide. C’est aussi prendre le risque de révolutionner la manière dont on parle aux enfants. Interview décapante, sous forme de petit manuel à l’usage de la génération des parents soucieux de bien faire.
ELLE. Vous pointez cet étonnant paradoxe : aujourd’hui l’enfant est partout, au centre du monde, mais, au fond, on n’écoute pas vraiment sa parole…
Claude Halmos. Oui, c’est très curieux. On pourrait penser qu’enfin l’enfant est considéré comme une personne, mais ce n’est pas le cas. L’enfant dont on parle tant est fétichisé. Or un fétiche, on le met sous cloche comme une porcelaine de Saxe, mais ce n’est pas un être humain, voilà la grande arnaque ! Pour être un sujet, il faut avoir des droits, mais aussi des devoirs.
« Un enfant est un être à part entière, sa parole a autant de valeur que celle d’un adulte, mais c’est un enfant »
ELLE. Pourtant, on n’a jamais autant entendu de pédiatres, de pédopsychiatres, de conseils pour bien faire…
Claude Halmos. Oui, mais jamais on n’a vu autant d’enfants qui manquent de limites ! Et il y a régulièrement dans l’actualité des réactions qui montrent la méconnaissance absolue de ce qu’est l’enfant, cet être en construction. Par exemple, quand la famille d’otages est revenue du Cameroun, le président de la République a expliqué que les enfants étaient beaucoup plus solides qu’on ne le pensait et qu’ils avaient même soutenu leurs parents… Quand on est psychanalyste, on en reste pantois ! C’est impossible !
ELLE. Votre livre pose la question de la manière dont on s’adresse à eux. Il ne faudrait considérer un enfant ni comme un « mini-adulte » ni comme un bébé idiot… Pas évident !
Claude Halmos. Un enfant est un être à part entière, sa parole a autant de valeur que celle d’un adulte, mais c’est un enfant. C’est le message de Françoise Dolto, il est d’une extrême complexité et c’est pour cela qu’il a été largement incompris. Il demande d’articuler deux contraires : tant que l’enfant était un « sous-adulte », c’était facile. C’était comme quand j’étais petite : « Tais-toi, tu comprendras quand tu seras grande. » Ensuite, il y a eu l’idée que l’enfant est une personne. C’est de là que date le grand désarroi actuel, parce que les parents se disent logiquement : « Si c’est une personne comme moi, de quel droit je lui interdirais quelque chose ? » Cela demande d’inventer une autorité post-Dolto. Faute d’avoir compris cela, on a tous les problèmes d’aujourd’hui, alors qu’il n’y a jamais eu autant de parents soucieux de bien faire. Cette incompréhension favorise l’émergence de ceux que j’appelle les psys « pères Fouettard », Aldo Naouri, Didier Pleux et compagnie, qui souhaitent le retour au bon vieux temps : que l’enfant se taise et obéisse, point final.
« Le respect de l’enfant est à double sens : il implique que les enfants respectent les parents »
ELLE. Est-ce que tout concerne les enfants ? Ils posent parfois des questions indiscrètes, auxquelles les parents consciencieux se sentent obligés de répondre…
Claude Halmos. C’est encore un détournement de Dolto. Elle n’a pas dit qu’il fallait tout dire aux enfants, mais « tout ce qui les concerne ». C’est-à-dire : comment on fait des bébés, son identité, sa filiation, sa vie quotidienne (déménagement, divorce, chômage…) et son entourage proche (maladie grave, mort d’un grand-parent). Le divorce est un merveilleux exemple pour savoir où est la limite. Parce qu’il faut expliquer à l’enfant que ses parents ne s’aiment plus assez comme amoureux mais qu’ils restent ses parents. La question « Pourquoi tu n’aimes plus papa ou maman ? » ne le regarde pas. C’est la vie du couple.
ELLE. Et les questions sur le corps ? Les histoires de règles, de puberté ou de ménopause… Où mettre le curseur de l’intimité ?
Claude Halmos. Il n’y a pas de règle. Pas de choses à dire ou à ne pas dire. Tout dépend du contexte. Mais si une jeune fille demande à sa mère un témoignage sur son parcours de femme adulte, je ne vois pas pourquoi on ne lui répondrait pas. Après, il faut entendre le sens de la question : si c’est une question pour titiller la mère qui ne supporte pas l’idée d’être ménopausée, et qu’elle revienne en permanence, non ! Il faut arrêter de considérer que si l’enfant est un sujet, il a tous les droits, y compris celui de vous persécuter. Stop ! Le respect de l’enfant est à double sens : il implique que les enfants respectent les parents.
ELLE. Quel repère de base pouvez-vous donner aux parents ?
Claude Halmos. Un repère très fiable, se poser toujours la question : « Est-ce que l’enfant reste à sa place d’enfant ? »
« Je me bats pour essayer de faire comprendre des grandes lignes aux parents »
ELLE. L’enfant n’est pas un petit ange innocent…
Claude Halmos. Non, il a un inconscient, il essaie de prendre toutes les places et de voir si l’on ne peut pas tirer un bénéfice à jouer sur tous les tableaux. Dolto avait cette phrase géniale : « Les enfants aiment bien tirer sur les cloches pour voir si elles vont sonner » ! Mais l’enfant n’est pas non plus le petit diable méchant et vicieux dont parlent les pères Fouettard !
ELLE. La parole des adultes est parfois écrasante : dès la maternelle, on bassine les enfants avec la pollution, la pédophilie… Au risque de les effrayer, non ?
Claude Halmos. Tout dépend comment c’est fait. Si le discours sur la pédophilie est de mettre l’enfant dans un état de terreur, laissant croire qu’il y a un pédophile derrière chaque platane, c’est épouvantable. Ce type de discours est structurant pour l’enfant seulement s’il est constructif. On l’expérimente en tant qu’adultes : des écrivains ou des cinéastes racontent des histoires dramatiques d’une manière pas tordue et vous n’êtes pas terrorisés, au contraire, et puis d’autres vous racontent les mêmes choses et vous êtes tétanisés d’angoisse…
ELLE. Au fond, il faudrait que les parents acceptent d’avoir toujours tout faux avec les enfants…
Claude Halmos. Votre question, comme le discours ambiant, est sous-tendue par l’idée d’un idéal, d’un « bien-faire ». Or ça n’existe pas. La vraie vie, ça cloche tout le temps. Les histoires d’amour, ça cloche. Le corps, ça cloche. Alors, les enfants aussi ! Je me bats pour essayer de faire comprendre des grandes lignes aux parents, leur donner des boussoles pour qu’ils puissent avancer seuls… Mais surtout pas des conseils pour faire parfait. C’est presque un travail militant.
« Pour la construction psychique d’un enfant, c’est comme pour le corps : il y a des règles »
ELLE. Vous décrivez la part d’enfance intacte de Françoise Dolto qui lui permettait d’écouter les enfants comme personne. Si chacun d’entre nous se reliait à sa propre enfance, on y arriverait mieux ?
Claude Halmos. Dolto avait réussi à devenir une grande personne tout en restant une enfant. Moi je n’ai pas son génie, mais je n’ai jamais oublié mon enfance et je ne l’oublierai jamais, sinon il faudra que je fasse autre chose ! Si on oublie comme on peut être malheureux quand on est petit, comme on peut être seul, comme on peut ne rien comprendre… alors on ne peut pas écouter un enfant. Rappelez-vous, enfant, quand un adulte vous a dit : « Qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ? » Rien que ça, et le monde changeait ! Et cette personne n’avait pas besoin d’être Dolto…
ELLE. Vous faites souvent le parallèle entre l’éducation du corps et celle « de la tête ».
Claude Halmos. Oui. Pour la construction psychique d’un enfant, c’est comme pour le corps : il y a des règles. On l’admet pour le corps, personne ne pensera qu’un médecin qui dit qu’on ne donne pas de vin à un nourrisson est normatif ! Pourtant, c’est ce que l’on entend aujourd’hui lorsque l’on explique qu’il y a des choses que l’on fait et d’autres que l’on ne fait pas avec un enfant.
ELLE. Par exemple ?
Claude Halmos. Le nombre de personnes qui racontent chez les psys comme c’était terrible de voir les adultes se promener à poil dans la maison, ou de devoir être tout nu à la plage, ou de dormir dans le lit des parents, de son frère ou de sa sœur, d’être obligés d’y aller… C’est récurrent. On le sait. Mais si on dit aux parents : « Ne faites pas cela, c’est mauvais », alors on est considéré comme normatif ou idéologue !
« Les limites telles que je les prône, c’est une revendication totale de liberté ! »
ELLE. Au fond, les parents d’aujourd’hui ont un problème de bonne distance avec leurs enfants…
Claude Halmos. Je dirais plutôt : de place. Pourquoi ? Parce que c’est extrêmement difficile de se sentir légitime à sa place de parent. Notre boulot de psy est d’aider les parents à se sentir légitimes. Et si on travaillait bien, chacun aurait compris depuis longtemps que l’éducation, les règles et les limites sont aussi vitales que l’eau, la nourriture et l’air !
ELLE. Vous êtes de la génération de Mai 1968. Alors que vous êtes perçue comme celle qui prône l’autorité, vous dites être restée fidèle à cet esprit. En quoi ?
Claude Halmos. Un des moteurs de 68 était l’éducation répressive que l’on avait reçue : elle empêchait la parole, la liberté, la sexualité, la créativité. Même si cela semble paradoxal, les limites telles que je les prône, c’est une revendication totale de liberté ! Prenons l’exemple de l’interdit de l’inceste et sa traduction dans la famille : on ne peut pas avoir un amoureux ou une amoureuse dans la famille. Cela interdit ceux-là, mais permet du coup tous les autres sans culpabilité. C’est un facteur de liberté incroyable !
ELLE. Vous le constatez dans votre expérience clinique ?
Claude Halmos. Bien sûr ! C’est formidable de voir arriver un enfant pleurnichant et refusant tout, changer au fur et à mesure que les choses sont recadrées avec les parents : il sourit, laisse les parents tranquilles… Parce que être autorisé à rester dans la jouissance d’emmerder le monde et de transgresser, c’est très angoissant. L’enfant devient malheureux, tordu, mal avec les autres et se fait engueuler par la terre entière… C’est un enfer !
« Comme pour beaucoup, mon histoire m’a volé mon enfance »
ELLE. Pourquoi est-ce si important pour vous, presque de l’ordre du militantisme, d’apprendre à écouter les enfants ?
Claude Halmos. Sans doute par mon histoire. L’école m’a sauvé la vie, elle m’a montré qu’il y avait un autre monde que la famille, qu’il existait des gens qui pouvaient me voir autrement que mes parents. Si je ne me suis pas suicidée à l’adolescence, c’est grâce à elle. Je viens, du côté de mon père, d’une famille de juifs hongrois assassinée par les nazis, où tout était caché. Je sais trop ce qu’est l’errance, que de passer des années à essayer de reconstruire ce que l’on vous a caché. Je sais trop ce que c’est que d’être malheureux pour des trucs que les adultes auraient pu éviter. La cause des enfants est pour moi un mot qui veut dire quelque chose.
ELLE. Vous racontez que Dolto disait toujours : « Ce sont les enfants qui me l’ont appris. » Que vous apporte l’écoute des enfants ?
Claude Halmos. Tout ! On n’écoute jamais que des enfants… Même quand j’ai des adultes devant moi, j’écoute l’enfant en eux. Tout prend racine là. Prenez l’exemple des problèmes sexuels : le corps de la sexualité adulte, c’est le corps qui a été touché ou pas bébé. Donc tout commence là, et inutile pour autant de faire vingt-cinq ans de psychanalyse !
ELLE. Et votre part d’enfance à vous ?
Claude Halmos. Comme pour beaucoup, mon histoire m’a volé mon enfance. Je n’ai pas connu cette légèreté de l’enfance que certains peuvent avoir ressentie. Avec les enfants, je trouve sûrement quel que chose de cette légèreté… en leur permettant de la retrouver eux-mêmes, en les déchargeant autant que je le peux.
Dorothé Werner pour le magazine Elle
Livres (édition de poche)
Neufs (autour de 7 euros) : http://www.livredepoche.com/dis-moi-pourquoi-claude-halmos-9782253173304
Ou dans toute bonne librairie, notamment Chapître.com
Neufs ou Occasions : http://www.amazon.fr/s/ref=nb_sb_noss?__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&url=search-alias%3Daps&field-keywords=claude+halmos
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