Mondialisation : « Je cherchais des monstres, ils étaient normaux »

Les tréfonds de l’horreur… Une plongée vertigineuse dans l’inhumanité. Et pourtant, c’est notre monde…

Si vous avez le cœur d’une part, bien accroché, d’autre part prêt à la compassion, voici la présentation d’un film de Joshua Oppenheimer : « The act of Killing » (l’acte de tuer), sur l’Indonésie et surtout le massacre de millions de personnes en 1965, au moment de la guerre froide, dans l’indifférence et le silence des instances internationales.

Le monde étant la projection des pensées de l’ensemble, voilà qui démontre bien l’urgence de nous pacifier, chacun.. Agir, oui, mais se transformer en même temps.

« Je cherchais des monstres, ils étaient normaux »

Américain d’origine résidant aujourd’hui à Copenhague, Joshua Oppenheimer, 38 ans, est l’auteur de The Act of Killing. Ce documentaire d’une puissance rare lève le voile sur des massacres qui ont eu lieu en Indonésie en 1965 et causé la mort de près d’un million de personnes en donnant la parole aux anciens bourreaux. Avec ces hommes qui occupent aujourd’hui, pour la plupart, des positions de pouvoir et qui se glorifient ouvertement de leurs crimes passés, il met en lumière de manière dérangeante l’extrême violence qui est au fondement de la société indonésienne.

Le réalisateur du documentaire "The Act of Killing. L'acte de tuer", Joshua Oppenheimer.

Quelle fut la genèse du film ?

En 2001, j’expérimentais des méthodes documentaires basées sur la performance. Plutôt que de faire semblant de filmer des gens dans leur vie quotidienne, en ignorant le fait que quand je filme un enfant qui va à l’école, l’événement de sa journée n’est pas l’école mais le film qui se fait, je voulais assumer le fait qu’une caméra induit toujours une performance. Un ami membre d’une ONG m’a proposé de développer cette méthode en faisant un film sur des gens en train de créer un syndicat dans un pays où la liberté syndicale était un acquis récent. C’est ce qui m’a conduit en Indonésie.

Ce documentaire-là, vous l’avez réalisé ?

J’ai filmé pendant six mois, en 2001, dans une communauté de travailleurs agricoles aux environs de Medan, et j’ai continué de filmer de temps en temps les années suivantes, pendant que je tournais The Act of Killing. Mais je m’apprête seulement maintenant à le monter. Les syndicats étaient illégaux jusqu’à 1999, et les gens avaient du mal à imaginer qu’ils avaient le droit de s’organiser, de revendiquer…

Leurs parents, leurs grands-parents avaient été membres d’un puissant syndicat de travailleurs agricoles et accusés, à partir de 1965, d’être des gauchistes. Nombre d’entre eux ont été placés dans des camps et massacrés. Ils avaient peur que ça se reproduise. Depuis 1965, en tant que descendants de « communistes », ils sont victimes d’un apartheid politique. Ils n’ont pas accès à l’école publique, ni à certains emplois… Il est vite apparu qu’il fallait parler de 1965, que le problème venait de là.

Quelles étaient les revendications de ces ouvriers ?

Avant tout ils voulaient des masques pour les femmes chargées de propulser un herbicide qui dissout le foie lorsqu’on l’ingère. Leur employeur, une société belge, refusait de les leur fournir. Elles étaient nombreuses à être malades. Celle qui était le personnage principal de ce film est morte d’un cancer du foie le jour de la première de The Act of Killing.

L’apartheid politique est-il toujours en vigueur ?

Les lois qui le fondaient ont été abrogées, pour l’essentiel, en 2001. Mais les exploiteurs maintiennent cet état de peur… Dès que l’on s’intéressait à ces questions, on se faisait arrêter, et la peur s’intensifiait. On a fini par interrompre le tournage, et consulter la communauté des droits de l’homme à Djakarta. On nous a enjoint de continuer, en nous confirmant que nous étions aux prises avec un sujet majeur. Mais il fallait trouver une autre manière de faire.

Lors du tournage d’un des tableaux du documentaire américain de Joshua Oppenheimer, « The Act of Killing. L’acte de tuer ». A droite, Anwar, un ancien tortionnaire.
Qu’est-ce qui vous a conduit à basculer de ce film sur les victimes à un film sur les bourreaux ?

Une des femmes que je filmais me l’a suggéré. « Filme leurs rodomontades, m’a-t-elle dit, et le public comprendra pourquoi on a si peur. » J’ai commencé avec son voisin, qui se vante d’avoir tué son oncle, et qui m’a fièrement raconté les 200 meurtres qu’il avait commis, devant sa petite fille de 10 ans. Et puis j’ai continué. J’ai filmé tous ceux que je trouvais, en remontant la chaîne du commandement. Anwar, mon personnage principal, était le 41e.

Quel genre de questions cela vous a-t-il posé ?

Je cherchais les monstres, les incarnations du mal qui ont tué les familles de mes amis. Mais j’ai compris qu’ils n’étaient pas des monstres. C’étaient des gens normaux, avec des vies ordinaires. Je me disais également qu’ils allaient mourir, que ces histoires qu’ils me racontaient tous en fanfaronnant allaient disparaître avec eux. Il fallait les filmer. Ce qui m’a alors intéressé, très vite, c’est de rendre compte de la manière dont ils voulaient se représenter. Et interroger le sens que cela avait pour la société.

Vous avez une forme d’empathie pour Anwar…

J’aurais sans doute pu en avoir pour n’importe lequel d’entre eux. Mais je pense que sa douleur, d’une certaine façon, était plus proche de la surface.

C’est assez provocateur de faire un film sur la douleur du bourreau en laissant hors champ celle des victimes…

The Act of Killing est un film sur l’impunité qui règne dans ce pays où le pouvoir repose sur la célébration d’un crime de masse. La douleur d’Anwar apparaît comme le chef d’accusation ultime du régime.

Elle interroge ce « storytelling » qui glorifie la violence qui fonde nos sociétés. Car ce n’est pas seulement l’Indonésie qui est en cause. Le système politique qui a permis les massacres de 1965 est l’œuvre des Etats-Unis pendant la guerre froide. Et aujourd’hui nous dépendons d’hommes comme Anwar pour que nos vêtements, nos téléphones, soient abordables. Ces produits viennent tous de pays où subsiste une terreur politique irrésolue, où les syndicats sont à peine autorisés…
Vous continuiez de tourner votre film sur les victimes en parallèle ?

Oui. Je le faisais secrètement parce que j’étais passé du côté du pouvoir.

Comment en êtes-vous venu à tourner des scènes de fiction avec vos personnages ?

Sachant qu’Anwar adorait les films américains, je leur ai proposé qu’ils mettent en scène certains épisodes de leur histoire dans le style qu’ils souhaitaient. Mon rôle était de les aider à les rendre les plus expressives possibles.

Qui interprète les victimes ?

Des membres des familles des bourreaux. A l’exception de ce Chinois dont le beau-père était une victime. Je n’étais pas là quand ils ont tourné cette scène. Je n’aurais pas permis qu’elle se fasse. Je l’ai découverte en regardant les rushes, un an plus tard.

Pourquoi l’avez-vous gardée au montage ?

Parce qu’elle était là. Je me sentais très mal en la voyant, mais cela me semblait juste de la mettre. Ne pas la montrer, ç’aurait été comme cacher mes propres saletés. On ne peut pas aller dans un endroit où un million de gens ont été tués, où les tueurs sont au pouvoir, faire un film sur les atrocités qui ont été commises, et rester propre.

Comment le film a-t-il été reçu en Indonésie ?

Il ne pouvait être distribué normalement à cause de la censure politique. Nous avons organisé des projections à l’automne 2012, sur invitation, pour les relais d’opinion (producteurs, éditeurs, communauté des droits de l’homme, cinéastes, artistes, enseignants, écrivains…). Les médias s’en sont emparés. Pour la première fois, ils se sont mis à enquêter sur ce massacre sous l’angle du crime contre l’humanité. C’est aujourd’hui un des sujets les plus débattus dans le pays.

SOURCE : Le Monde.fr

Bande Annonce :

En tapant  :  The act of killing sur Google, on vous le propose en streaming, en téléchargement, en sous-titré.