Il y a de plus en plus d’enfants myopes. Et on sait pourquoi.
La myopie n’est pas une maladie infectieuse. Mais c’est aujourd’hui l’équivalent d’une quasi-épidémie qui touche certaines régions d’Asie. A Taïwan, le pourcentage d’enfants de 7 ans souffrant de myopie a rapidement progressé: 5,8% en 1983 contre 21% en 2000.
Plus stupéfiant encore: 81% des Taïwanais de 15 ans sont myopes. Certains pourraient penser que les conséquences de la myopie se limitent au fait de porter des lunettes pour le restant de ses jours –et soyons francs, rien de plus mignon qu’un petit binoclard. Détrompez-vous: en Asie, la prédominance de la myopie sévère (une forme extrême de ce trouble de la vision) a plus que doublé depuis les années 1980. Et les enfants qui souffrent de myopie de façon précoce sont plus susceptibles d’être touchés par une myopie sévère. Celle-ci est un facteur de risque pour des affections importantes: décollement de la rétine, glaucome, cataracte précoce, cécité…
Cette explosion de la myopie est désormais un grave problème de santé publique, et le monde médical a bien du mal à identifier ses causes. La myopie est un trouble visuel fondamentalement héréditaire, mais cette forte hausse du nombre des cas montre que l’environnement de l’enfant a lui aussi un impact significatif. On a établi un lien entre ce trouble et une série de facteurs de risque: des lectures fréquentes, la pratique du sport, la télévision, les apports protéiniques ou encore la dépression. Lorsque ces facteurs de risque sont isolés, on a toutefois observé que leur effet sur les taux de myopie apparaît assez réduit.
Allez jouer dehors les enfants
Les chercheurs estiment être sur le point de débusquer le principal coupable: le temps passé à l’intérieur, qui serait beaucoup trop important. En 2008, la professeure d’orthoptique Kathryn Rose a découvert que seuls 3,3% des descendants d’immigrés chinois ayant entre 6 ans et 7 ans et résidant à Sydney (Australie) souffraient de myopie (contre 29% chez ceux vivant à Singapour).
Les suspects habituels –lecture, écrans électroniques– ne suffisaient pas à expliquer un tel écart. La cohorte australienne lisait un peu plus de livres et passait un peu plus de temps devant l’écran, mais les enfants singapouriens regardaient un peu plus la télévision. Au total, les différences étaient minces et s’annulaient sans doute mutuellement. L’écart le plus flagrant entre les deux groupes? Les enfants australiens passaient 13,75 heures par semaine à l’extérieur, contre 3,05 chez leurs camarades de Singapour. Chiffre bien tristounet.
Kathryn Rose, dont les travaux de recherche ont été suivis par le magazine Science News, souligne que les cultures pédagogiques de Sydney et de Singapour sont extrêmement différentes. La plupart des enfants australiens suivent un an de pré-école maternelle à mi-temps (où l’on enseigne la sociabilité et le jeu en communauté plus que la lecture ou l’écriture) suivi d’un an à temps plein. Durant ce même stade de développement, l’enfant singapourien classique suit trois ans de cursus scolaire à temps plein –le but étant de s’assurer qu’il ou elle puisse lire avant l’entrée à l’école primaire. Le jeu en plein air est donc vraisemblablement sacrifié sur l’autel de l’éducation à plein-temps.
Au cours des deux dernières années, une grande partie des travaux consacrés à la myopie s’est concentrée sur un objectif bien précis: prouver, quantifier et expliquer le lien existant entre le temps passé à l’extérieur et le bon développement oculaire. Des dizaines d’études ont été publiées, en Asie pour la plupart. L’année dernière, un travail de recherche privilégiant l’approche systématique a regroupé les résultats de précédentes études. Conclusion: chaque semaine, chaque heure que l’enfant passe à l’extérieur réduit de 2% ses risques de développer une myopie.
En quoi ce temps passé à l’extérieur pourrait-il protéger les enfants de la myopie? Aucune réponse ne fait pour l’heure véritablement consensus. Une hypothèse avance que lorsqu’ils sont dehors, les enfants concentrent leur regard sur des objets plus éloignés qu’à l’intérieur (où ils passent beaucoup de temps à fixer leurs écrans d’ordinateur, leurs livres ou leurs jouets, qui sont beaucoup plus proches). Une étude sur le singe rhésus laisse toutefois penser que l’exposition à la lumière demeure l’explication la plus plausible.
La myopie est extrêmement peu courante chez les primates non-humains, mais les chercheurs peuvent facilement la provoquer chez eux en privant un bébé singe d’une exposition normale à la lumière de l’extérieur (qui en règle générale est environ cent fois plus intense que celle de l’intérieur). Rien d’étonnant, donc, à ce que les écarts les plus importants de prédominance de la myopie au cours des dernières décennies aient été observés à Singapour, où la différence d’intensité lumineuse entre extérieur et intérieur est extrême.
Soyons optimistes
Tout bien pesé, ces révélations sont encourageantes. Si les enfants devenaient myopes en regardant les objets de trop près, nous serions confrontés à un dilemme insoluble: leur apprendre à lire, ou protéger leur vue? L’idée de devoir se résigner à privilégier l’un ou l’autre inquiète et passionne les chercheurs depuis bien des années.
Dans les années 1930, des scientifiques ont fait observer que la myopie était particulièrement rare parmi les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Dans les années 1960, une étude des peuples autochtones d’Alaska a montré que les générations les plus anciennes, celles qui n’avaient pas été à l’école, étaient beaucoup moins susceptibles d’être touchées par la myopie que leurs enfants. De la même manière, il y a vingt ans, des études singapouriennes ont établi un lien entre le niveau de scolarité et la myopie. Si le problème provient bel et bien du niveau d’intensité lumineuse, il pourrait suffire d’envoyer son enfant lire à l’extérieur (ou d’acheter des sources de lumière à haute intensité) pour reproduire les conditions de plein air.
Mais il y a un hic: les parents semblent moins enclins à envoyer leurs enfants jouer dehors que par le passé; on pourrait également affirmer que les ordinateurs, les jeux vidéo et la meilleure qualité des programmes télévisés sont des tentations bien trop grandes pour les bambins. Selon une étude de 2004 réalisée par l’Université du Michigan, en 2002, l’enfant moyen passait deux fois moins de temps à l’extérieur que celui de 1981. En Amérique, la myopie n’a certes pas atteint les niveaux observés en Asie –mais elle progresse rapidement. Une étude de 2009 montre que la prévalence de ce trouble a fortement augmenté chez les Américains âgés de 12 ans à 54 ans (25% au début des années 1970 contre 42% au tournant du millénaire).
Lorsque j’étais petit, mes parents m’ordonnaient souvent d’éteindre la télé et d’aller profiter du soleil. Peut-être les pères et les mères d’aujourd’hui devraient-ils adopter cette nouvelle formule: «Va jouer dehors, ou tu vas finir aveugle!»
Brian Palmer
Traduit par Jean-Clément Nau pour Slate.fr