Dossier mondialisation : Accord de libre-échange Europe/US – Danger ?
A lire absolument : A quelle sauce allons-nous être cuisinés dans cette négociation et quelles en seront les conséquences pour nous ?
Enquête approfondie d’Agnès Rousseau du magasine Basta.
C’est un sujet dont vous allez entendre de plus en plus parler en 2014. A Washington, du 16 au 20 décembre se tient le troisième round de discussion du futur accord commercial entre l’Europe et les Etats-Unis. De quoi discutent les négociateurs européens ? Difficile de le savoir précisément, tant l’opacité règne. Pourtant, cet accord pourrait avoir de graves conséquences sur notre modèle social, nos réglementations écologiques, ou l’encadrement des marchés financiers. Bref, sur notre capacité à faire des choix démocratiques. Quels sont les intérêts en jeu ? Les menaces ? Décryptage.
Qu’est-ce que l’accord transatlantique en cours de discussion ?
C’est le plus important accord commercial jamais négocié. En cours de discussion entre l’Union européenne et les États-Unis, il concernera la moitié du PIB mondial et 40 % des échanges mondiaux ! Il vise à « stimuler la croissance et créer des emplois », en éliminant les barrières commerciales entre les deux continents. En créant la plus grande zone de libre-échange au monde, cet accord devrait apporter 120 milliards d’euro par an à l’économie européenne, 90 milliards aux États-Unis, et même 100 milliards au reste du monde.
Ces chiffres, sur lesquels la Commission européenne fonde sa communication, sont issus d’une étude « indépendante », menée par le Centre for Economic Policy Research (à lire ici). Sauf que ce centre de recherche est dirigé par des représentants des banques. Et que réaliser une projection économique sur quelques dixièmes de pourcentage de croissance d’ici 2027 semble bien hasardeux. Qu’importe. La Commission européenne – dans un paragraphe intitulé « En quoi le partenariat transatlantique changera-t-il nos vies ? » – prévoit d’ici 15 ans une augmentation moyenne des revenus de 545 euros par ménage européen grâce à cet accord.
Sur quoi porte l’accord ?
Toutes les activités économiques sont concernées. L’accord porte sur l’élimination des droits de douanes, qui sont aujourd’hui en moyenne de 4% entre les deux continents. Et surtout sur l’élimination des « obstacles non tarifaires », des règles et réglementations jugées superflues : différences de règlements techniques, normes, procédures d’approbation, qu’il s’agit d’harmoniser [1]. Un exemple abondamment cité : quand une voiture est déclarée « sûre » dans l’Union européenne, elle devrait l’être aussi pour les États-Unis, si les normes de sécurité sont les mêmes. « Cette réduction de la « paperasserie » diminuera les coûts et fera donc baisser les prix », explique la Commission. Tout en maintenant les « niveaux de protection de la santé, de la sécurité et de l’environnement que chaque partie juge appropriés » [2].
Deux milliards d’euros de biens et de services sont échangés chaque jour entre les deux continents. Les droits de douane sont déjà très modérés. Le véritable enjeu est bien la convergence des réglementations, et des normes sociales, environnementales et sanitaires. Vu la stagnation des négociations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) depuis une décennie, un tel accord pourrait servir de bases à l’établissement de règles mondiales sur le commerce. L’enjeu est de taille. Et les risques sont grands. L’UE a réalisé une étude d’impact pour évaluer « les effets qu’entraîneraient différents degrés de libéralisation des échanges, explique la Commission européenne. Le bilan pour l’UE était positif dans tous les cas de figure, mais il est apparu clairement que plus la libéralisation serait importante, plus le résultat global serait positif. » Nous voilà prévenus.
Pourquoi en entend-on si peu parler ?
Le sujet est complexe, et l’opacité est la règle. Même le nom de ce partenariat est compliqué : « Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement » (PTCI). En France, on parle aussi de TTIP, qui renvoie à Transatlantic Trade and Investment Partnership, ou d’Accord de partenariat transatlantique (APT). Ses détracteurs l’appelle TAFTA, pour Trans-Atlantic Free Trade Agreement. De quoi s’y perdre, et ajouter à la confusion générale.
Qui négocie pour l’Europe ?
Politiquement, les négociations sont conduites par le commissaire au Commerce Karel De Gucht, qui connait actuellement quelques ennuis judiciaires. Il est actuellement poursuivi pour fraude fiscale en Belgique. Son mandat pourrait être remis en cause après les élections européennes de mai 2014 [3]. Techniquement, c’est un responsable de la Direction générale du commerce qui les pilote : l’Espagnol Ignacio Garcia Bercero, qui travaille depuis 25 ans au sein de la Commission européenne.
L’accord sera-t-il soumis à un processus démocratique ?
Les négociations ont commencé en juillet 2013. Après une deuxième semaine de négociations en novembre, le troisième round se déroule du 16 au 20 décembre. Un quatrième se tiendra à Bruxelles en mars. La Commission espère parvenir à un accord d’ici 2015. Cet accord sera alors soumis pour validation au Conseil, où siègent les gouvernements des États membres, et au Parlement européen, dont la nouvelle composition sera issue du prochain scrutin, en mai.
Qui a défini le mandat des négociateurs ?
Le « mandat » donné aux négociateurs a été discuté entre les gouvernements des pays européens. Problème : le document est classé en « diffusion restreinte ». Une décision critiquée par des euro-députés et par la ministre française du Commerce extérieur, Nicole Bricq : « Un tel accord ne peut se faire dans le dos des peuples et des sociétés civiles », a-t-elle écrit au Commissaire européen en juillet… Plusieurs pays, dont l’Allemagne, s’oppose à la déclassification de ce document. Des versions successives circulent depuis six mois (télécharger le document ici).
Les grandes orientations ont également été tracées par un « groupe de travail de haut niveau », créé par l’Europe et les États-Unis en 2011 pour examiner les effets potentiels de cette zone de libre-échange. Il a rendu ses recommandations en février 2013. Qui sont ces personnes « de haut niveau » ? Mystère. « Il n’existe aucune liste de membre de ce groupe de travail » et « aucun document contenant la liste des auteurs des rapports », a répondu la Commission européenne, à Corporate Europe Observatory (CEO), un observatoire indépendant des pratiques de lobbying. Après de multiples démarches, l’ONG finira par obtenir – par les États-Unis ! – une liste (consultable ici) des responsables et experts de ce groupe : des « bureaucrates, pro-libre-échange notoires, non élus et n’ayant pas de compte à rendre », résume le CEO.
Pourquoi l’opacité est-elle la règle ?
« Pour réussir des négociations commerciales, il faut respecter un certain degré de confidentialité – autrement, cela reviendrait à montrer son jeu à son adversaire durant une partie de cartes », explique tranquillement la Commission. Elle s’engage cependant à « tenir informés du cours des événements » les États membres et le Parlement européen. Informer les citoyens de l’avancée des négociations ne semble donc pas une priorité. Et nul doute que les États-Unis, via la NSA, sauront déjà tout du « jeu » de leur adversaire. Brillant calcul.
Quel est le poids des lobbys et des intérêts privés dans les négociations ?
Si l’opacité est totale pour les citoyens, elle l’est moins pour les grands groupes privés. Suite à de multiples demandes de Corporate Europe Observatory, la Commission européenne a diffusé une liste de 130 réunions avec des décideurs concernant ces négociations (voir la liste ici). Au moins 119 d’entre elles (soit 93 % !) se sont tenues avec des multinationales ou leurs groupes de pression. « A côté des réunions de dialogue de la société civile signalés sur le site de la direction du commerce, il y a l’univers parallèle des très nombreuses réunions avec les lobbyistes du big business, en petits comités derrière des portes closes », commente CEO. Qui sont les habitués de ces réunions ? L’association européenne des patrons BusinessEurope (dont fait partie le Medef) et le lobby de l’industrie automobile ACEA, reçus chacun à neuf reprises. Ainsi que l’industrie de l’armement, les banques, l’industrie pharmaceutique, l’agro-alimentaire et les lobbys de la chimie.
Régulation des marchés financiers, agriculture, marchés publics, OGM, gaz de schiste… Quels sont les sujets qui fâchent ?
Aucun concession ne sera faite sur des sujets épineux comme l’importation d’OGM et de viande aux hormones, ou les gaz de schiste, promettent les négociateurs. Ni sur le secteur audiovisuel, officiellement « sanctuarisé » par l’Europe. Mais dans le feu des négociations, rien d’impossible… Les discussions risquent donc d’être tendues sur les questions agricoles. Autre sujet de crispation : la mise en cohérence des législations concernant la finance. Un enjeu considérable, puisque l’accord concernerait 60 % des activités bancaires mondiales. A Washington, le secrétaire au Trésor a réaffirmé que les États-unis souhaitent exclure le secteur financier de l’accord, préférant en discuter au sein du G20. Et éviter aussi de revenir sur la loi Dodd-Frank à propos de la régulation financière, arrachée de haute lutte, et plus avancée que les rares tentatives européennes de régulation. Les États-Unis veulent aussi protéger leurs marchés publics, dont seuls 30 % sont ouverts aux entreprises étrangères, en vertu du Buy American Act mis en place en 1933. Le taux d’ouverture est de 95 % pour les marchés publics en Europe, et les entreprises européennes se verraient bien investir davantage le marché américain. Mais c’est surtout la question du « règlement des différends », pour protéger les investisseurs, qui pose problème.
Quel est le principal danger d’un tel accord ?
Les critiques se focalisent sur un point sensible des négociations : les mécanismes de protection des investissements, qui devront être inclus dans l’accord, d’après le mandat accordé aux négociateurs. Concrètement, les investisseurs pourraient avoir la possibilité de porter plainte contre un État s’ils considèrent que les évolutions de la législation les pénalisent.
Une nouvelle législation du travail trop « contraignante » ? Des règlementations environnementales qui mettent en péril les profits d’une multinationale installée en France ? Les entreprises pourront demain arguer qu’elles sont lésées et réclamer des dommages et intérêts, devant un tribunal ad hoc. Ce dispositif pourra « tout au plus entraîner le paiement d’indemnisations », tente de rassurer la Commission. Qui s’inquiète avant tout de la protection des « investisseurs » : ceux-ci risqueraient en effet « d’être expropriés par leur État d’accueil (en cas de nationalisation, notamment) ou de voir leurs investissements réduits à néant par l’adoption de lois nationales ». D’où la nécessité d’un recours possible. Une idée qui n’est pas sans rappeler le projet d’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), négocié entre 1995 et 1997 par les États de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) [4].
Les multinationales pourront-elles contester les législations sociales ou environnementales ?
Ce projet « combine en les aggravant les éléments les plus néfastes des accords conclus par le passé, analyse Lori M. Wallach, responsable de l’ONG états-unienne Public Citizen. S’il devait entrer en vigueur, les privilèges des multinationales prendraient force de loi et lieraient pour de bon les mains des gouvernants. » Grâce à des mécanismes similaires, des entreprises européennes ont déjà engagé des poursuites contre l’augmentation du salaire minimum en Égypte, ou contre la limitation des émissions toxiques au Pérou. « Le géant de la cigarette Philip Morris, incommodé par les législations antitabac de l’Uruguay et de l’Australie, a assigné ces deux pays devant un tribunal spécial, détaille Lori M. Wallach. Là encore, nous voilà prévenus.
Autre exemple : la multinationale canadienne Lone Pine demande 250 millions de dollars de réparation au gouvernement canadien, pour des investissements et profits qu’elle ne peut réaliser à cause du moratoire sur les gaz de schiste mis en place au Québec. Aux États-Unis, plus de 400 millions de dollars ont été versés aux multinationales en compensation de mesures décidées par l’État fédéral, comme l’interdiction de produits toxiques, l’encadrement de l’exploitation de l’eau, du sol ou du bois, explique Public Citizen. Les procédures actuellement en cours font grimper les demandes de dommages et intérêts à 14 milliards de dollars ! Les entreprises états-uniennes disposent de plus de 50 000 filiales en Europe : on imagine le risque financier que représente une telle procédure…
Devant quels tribunaux seraient tranchés les conflits entre multinationales et États ?
« Parfois la simple menace d’une plainte ou son dépôt a suffi pour voir des législations abandonnées ou privées de substance », expliquent Corporate Europe Observatory et Transnational Institute dans un rapport publié en juin dernier. Qui sont ces juges qui trancheront les contentieux ? « Des tribunaux ad-hoc, c’est-à-dire un panel de trois membres issus d’un club d’avocats privés et englués dans des conflits d’intérêts ».
Un tel dispositif est à éviter, tranche un rapport à la Commission des affaires européennes du Sénat, qui souligne les « coûts très élevés qu’il risque de représenter pour les États », ainsi que les implications politiques : « Le recours à un arbitre privé pour régler un différend entre un État et un investisseur risque de remettre finalement en cause la capacité à légiférer des États. » L’avertissement est clair. Le gouvernement français assure qu’un tel mécanisme – nommé ISDS (Investor State Dispute Settlement) – ne fait pas partie du mandat des négociateurs. La Commission se targue au contraire de négocier celui-ci. Ce dispositif a d’ailleurs été intégré dans l’accord commercial que l’Europe vient de négocier avec le Canada (CETA) [5] (lire également notre article Quand les investisseurs s’estiment « expropriés » par les réglementations environnementales et sociales).
« Une telle architecture juridique limiterait les capacités déjà faibles des États à maintenir des services publics (éducation, santé…), à protéger les droits sociaux, à garantir la protection sociale, à maintenir des activités associatives, sociales et culturelles préservées du marché, à contrôler l’activité des multinationales dans le secteur extractif ou encore à investir dans des secteurs d’intérêt général comme la transition énergétique, concluent une cinquantaine d’associations, syndicats et partis politiques français dans un communiqué commun. Le Grand marché transatlantique serait une atteinte nouvelle et sans précédent aux principes démocratiques fondamentaux ». « Dans la mesure où il associe les deux premières économies mondiales, ce partenariat servira de modèle pour l’avenir », précise la Commission…
Quel impact sur l’emploi et les conditions de travail ?
Combien d’emploi créés ou détruits, et dans quels secteurs ? « Il n’y a aucune garantie quant à la création d’emplois plutôt que de bénéfices qui seront versés aux actionnaires sous forme de dividendes, diminuant encore la part des salaires », rappelle la Confédération européenne des syndicats. Autre inquiétude : les États-Unis n’ont pas ratifié six des huit conventions fondamentales de l’Organisation international du travail (OIT). Selon la Confédération syndicale états-unienne AFL-CIO, la mise en œuvre d’une zone de libre-échange similaire avec le Mexique et le Canada (Alena) a coûté un million d’emplois aux États-Unis. Et les salaires et les conditions de vie des salariés mexicains n’ont été tirés vers le haut, mais ceux des salariés des États-Unis et du Canada ont bien été tirés vers le bas.
Quelles conséquences sur l’environnement ?
Les effets sur l’environnement « devraient être globalement modestes », précise la Commission européenne. L’étude d’impact ne prévoit qu’une très faible augmentation des émissions de CO2. Et les autres effets secondaires – augmentation des déchets, diminution de la biodiversité et utilisation accrue des ressources naturelles – « devraient être largement contrebalancés par les avantages dérivés d’une intensification des échanges de biens et de services environnementaux » (sic). Rassurons-nous : la Commission européenne va maintenant lancer « une évaluation de l’impact du commerce sur le développement durable ».
Comment la Commission européenne vend-elle sa « solution miracle » ?
L’accord présente de nombreux avantages et quasiment aucun coût, assure la Commission européenne : « Le partenariat transatlantique serait l’incitant le moins cher imaginable. » Rien de plus simple que l’élimination de tarifs douaniers. Ou que l’abrogation de « règles superflues et d’entraves bureaucratiques » , qui pourrait permettre de gagner 10 à 20 % sur le prix des biens, selon la Commission. Une dépense dont la Commission européenne souhaite « délivrer » le consommateur. On y croit très fort.
« Les exportations de tous les secteurs de l’économie devraient augmenter, ce qui est bon pour l’emploi », scande la Commission. Qui promet : + 149 % pour les exportations automobiles vers les États-Unis, +9 % pour les aliments transformés et les produits chimiques, +6 % pour les autres produits manufacturés vers le reste du monde. Quels seront les secteurs économiques qui paieront la facture ? La Commission n’en parle pas. « Le partenariat transatlantique sera un accord commercial adapté au 21e siècle »… Et bénéficiera à tout le monde, assure Bruxelles : aux multinationales, aux PME, aux travailleurs hautement qualifiés tout comme les travailleurs à faible niveau de qualification. « Plus la portée de l’accord conclu entre ces deux partenaires sera vaste, plus les bénéfices seront grands pour le reste du monde. » On se demande vraiment pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour ouvrir ces négociations.
L’accord « risque surtout de renforcer les disparités entre Nord et périphérie de l’Europe », estime Pierre Defraigne, directeur de cabinet de Pascal Lamy lorsque celui-ci était Commissaire européen au Commerce (lire l’interview de Mediapart). Les socialistes ne sont pas tous convaincus. « Ce traité est une machine de guerre contre le modèle social européen, tranche l’eurodéputée (PS) Pervenche Berès, présidente de la Commission de l’emploi et des affaires sociales. Cela fait 15 ans qu’on nous dit qu’il faut harmoniser les règles entre l’UE et les États-Unis, et en pratique la seule harmonisation qui va se produire c’est que les États-Unis nous imposent leurs règles (…) Le rapport de force n’est pas à notre avantage, c’est évident. Donc cela ne sert à rien de dépenser de l’énergie à négocier ce traité, c’est une erreur. » Reste à voir, d’ici les élections européennes, comment les partis politiques vont se positionner sur cet enjeu crucial.
SOURCE : Bastamag