Makers ou le chaos créatif
Très intéressant et plutôt rassurant sur ce qui se « tricote » par derrière…
Fiche de lecture: Makers de Cory Doctorow, ou l’apologie du chaos comme source de création de richesse démocratique. Recommandé par mon frère Babozor — j’avais adoré son roman précédent sur la sécurité et la liberté, Little Brother — ce roman parle d’amour, de technologie et de démocratie. Et surtout de marché.
Le livre de Doctorow n’arrive pas de nulle part: une « crise » qui commence à durer, des progrès technologiques qui ne profitent pas vraiment au grand nombre, un recul de l’état de nos démocraties à tous les niveaux… Tout d’abord, comme l’écrit notre Madjid Ben Chikh national, on parle toujours de crise économique, mais quand la crise dure plus de trente ans, on est probablement face à un changement définitif. Les grandes entreprises mondiales sont extrêmement profitables et le sont comme jamais, et pourtant la plupart des Occidentaux font face à un recul net de leur richesse personnelle et collective, malgré un endettement gigantesque. Si nous voulons changer cet état de fait, il ne faut pas forcément se focaliser sur la Chine, mais sur notre façon de voir l’industrie et la politique.
Ensuite, nous sommes dans un moment clé où nous savons que nous sommes en train de détruire la vie sur terre et dans les océans à un rythme jamais vu, juste pour enrichir quelques uns. Nous savons donc que notre mode de vie actuel n’est pas tenable, et ne nous rend pas heureux, en plus de ruiner le futur des générations suivantes. Recycler, anyone?
Par ailleurs, jamais l’humanité n’a été aussi éduquée. Et pourtant, cette intelligence est surtout au service du consumérisme, et des grandes entreprises. C’est un énorme gâchis que d’éduquer tous ces gens pour enrichir quelques uns. La démocratisation de l’accès à l’éducation n’a pas encore eu comme conséquence une amélioration de la méritocratie.
Enfin, et les révolutions arabes nous le rappellent, la démocratie n’a pas seulement lieu d’être dans l’isoloir, mais aussi partout ailleurs, de l’économie à la vie en entreprise, du rapport à l’espace et à l’utilisation des ressources naturelles et intellectuelles. Et pourtant, beaucoup d’entre nous, les plus jeunes plus que les autres, vivent dans l’insécurité, la loi du petit chef et une hiérarchie débilitante, sans jamais vraiment avoir notre mot à dire.
Boing Boing, nouveau contre-pouvoir
De tous ceux qui peuvent brosser un tableau de ce qui risque de nous arriver demain, Cory Doctorow est pour l’instant l’un des plus crédibles. Doctorow, c’est un des piliers de Boing Boing, le blog le plus lu sur terre, un mélange de bricolage hi-tech, de récits des abus étatiques contre les libertés ou des excès des grandes sociétés, de licornes qui vomissent des arcs-en-ciel, de design, de choses bizarres ou drôles, et de politique. Avec Makers, au lieu de nous brosser un tableau du futur à base de chiffres et de citations éclairées, il a écrit un roman fiction avec trois héros: deux bricoleurs et une journaliste. La trame de l’histoire, c’est l’aventure de ces trois personnes et leur rôle dans la cristalisation d’un nouveau modèle économique décentralisé et réactif où les grandes entreprises ne servent plus vraiment à rien.
L’idée centrale est que la prochaine révolution — et Boing Boing en est à l’avant-garde — est celle du bricolage, Do It Yourself en anglais. Au lieu de consommer des articles standards pensés pour vous par des grandes corporations, internet et le développement de certaines technologies permet aux gens un peu débrouillards de faire des objets totalement adaptés à tous les besoins particuliers, à un prix similaire à celui des objets standards. Les héros de Makers sont les premiers à monter une boîte qui utilise ce principe de décentralisation et d’adaptation au plus près du consommateur tout en recyclant des objets bourrés d’électronique qu’on peut trouver partout pour pas cher (des poupées qui dansent, par exemple).
Et cette révolution a lieu non pas à New York ou à San Francisco, comme d’habitude, mais dans un centre commercial abandonné d’une banlieue pourrie de Floride, où les SDF à l’américaine (les working poor qui vivent dans des camps de caravanes) ont commencé à créer une ville organique autogérée comme les favelas qu’on trouve dans le Tiers Monde.
Autre évolution intéressante est l’ingénieurie biologique: les obèses qui peuplent les États-Unis sont transformés en bêtes de muscles par la transformation de leur métabolisme, ce qui leur permet d’avoir le corps des sportifs californiens tout en gardant le régime alimentaire des beaufs du Midwest. Le rêve américain grâce à la technologie: un corps parfait sans efforts, on doit baffrer un max de calories, et le sexe devient une évidence. Cette révolution remet en cause bien des hiérachies, forcément.
Une décennie plus tard, une fois que le monde a changé d’économie, ils viennent avec un nouveau concept: une exposition d’objets qui est synchronisée avec d’autres partout sur terre, et dont les objets sont récupérés partout. Des copies des objets originaux sont imprimés en 3D automatiquement et mis en place la nuit par des robots. Personne ne sait où est l’original, d’où il vient, et quelles sont les copies, et peu importe. Surtout, l’exposition est composée par l’apport des visiteurs et leurs votes au fur et à mesure de la visite, un peu comme les +1 de Google. Apparaît une sorte de monstre culturel qui parle aux gens, « l’Histoire », et dont le succès fait très peur aux grands groupes chargés d’amuser les foules, Disney en premier. La participation des foules, oui, mais quand même pas gratuitement, hein! Cela débouche sur une véritable guerre entre la police et les avocats d’un côté, et les jeunes créatifs et nos héros de l’autre.
La méfiance de Doctorow envers ces monopoles ultrapuissants est tout à fait dans la ligne marxiste de la critique du capitalisme. Doctorow se garde bien de faire disparaître ces puissants oligopoles, et en cela son roman est terriblement crédible: même obsolètes, certains institutions peuvent durer longtemps et pourrir la vie des gens. Think industrie du disque… Il suggère une solution libre et collective à la fin mais il n’a pas l’air totalement convaincu. Nous savons aussi bien que lui que les politiques sont au service des puissants, et ici comme là-bas, ne sont pas élus pour démanteler les grands groupes. Ni Sarkozy ni Aubry ne démantèleront Areva, Bouygues ou Universal.
Le marché libre,
totalement libre
Ce que j’ai trouvé très intéressant dans ce livre, par ailleurs très bien écrit, c’est la mise à jour de l’idée très nord-américaine du marché libre. En gros, si on suit l’idée Smithienne, chaque changement technologique induit une nouvelle économie avec des marges conséquentes qui sont rabotées au fur et à mesure que la concurrence améliore et copie chaque découverte, jusqu’au point où le profit est proche de zéro. Arrive ensuite une nouvelle trouvaille qui relance la machine à copier et à générer des profits… Mais cette course au progrès, qui a priori doit permettre d’éliminer les solutions coûteuses et de favoriser les bonnes idées, ne peut se réaliser quand dans un marché « parfait ».
Dans la réalité, on nous parle beaucoup du marché mais les grandes compagnies forment des oligopoles pour ne pas avoir à laisser la place aux entreprises qui arrivent avec des solutions plus efficaces et moins chères. L’idée de Doctorow est que si on tient vraiment à réaliser l’économie de marché, autant le faire jusqu’au bout et laisser aux débrouillards la possibilité de créer et de vendre sans envoyer la police ou les armées d’avocats.
Pour Doctorow, le désordre est la condition nécessaire au progrès, et surtout pour contrer la tendance des classes dirigeantes de tout confisquer et garder pour elles. Il montre que les nouvelles technologies — un web mondial libre et décentralisé, et les imprimantes 3D en particulier —ainsi que le niveau général d’éducation de l’humanité peut nous faire échapper aux griffes des gloutons, même lorsque l’État central a été démantelé, comme c’est en train d’arriver dans certains États américains.
Je ne suis pas à l’avant-garde de l’avant-garde, il n’empêche que je vois les signes avant-coureurs de ce mouvement d’émancipation à la fois décentralisé, démocratique et libéral (au sens originel): une copine croate diplômée de la Rietveld Academy étudie comment permettre aux gens de construire des maisons passives habitables, jolies et pas chères n’importe où (Bouygues va souffrir); mon frère Babozor et ses copains hackent les objets pour les comprendre et les modifier, et surtout cherchent à pousser les entreprises à accroître la réparabilité de leurs objets et de publier les plans en ligne; dans mon quartier les habitants peuvent réparer et transformer leurs objets avec l’aide d’experts dans un Café bricolage tous les samedis; un mec qui vient de chopper son diplôme de la Rietveld (décidément) propose des vêtements dont on télécharge les patrons et qu’on assemble chez soi en une journée, éventuellement avec des tissus recyclés; une autre copine (elle aussi de la Rietveld) utilise les techniques d’impressions sur tissu pour faire des vêtements jolis et reconnaissables par les aveugles et malvoyants, avec des choses tactiles à découvrir partout…
J’ai des amis qui animent Transplant, un centre de recherche et de design dans un fjord norvégien, loin de tout. Entre internet et leurs idées, ils arrivent à inviter plein de gens d’horizons différents à venir créer des objets avec eux. Pas besoin de campus universitaire ou de grands capitaux, ni de s’enfermer dans des villes surpeuplées pour créer, leur existence donne raison à Doctorow.
Mieux, Appsterdam est en train de monter un réseau d’entr’aide entre développeurs d’applications sur Amsterdam, dans les ruines industrielles de NDSM pour que le savoir des uns serve aux autres, aussi de façon pratique pour éviter de perdre du temps en tracasseries administratives ou fiscales. Partout en Europe se montent des Fablabs, des Fabrication Laboratories où des machines assez précises et chères sont mises en commun et sont partagées parfois avec le grand public, histoire de permettre aux créateurs de monter un prototype pas cher et de permettre aux bricoleurs d’accéder aux techniques industrielles.
Pendant ce temps là, les politiques sont en train de démanteler l’enseignement supérieur au nom de l’excellence, alors que l’excellence réelle se trouve ailleurs que dans les centres universitaires hyper-financés. La voie suggérée par Doctorow me paraît plus sage, et surtout plus méritocrate.
Bref, Doctorow prône la chaos pour mieux générer la démocratie économique. Intéressant, mais je sens que les élites politiques et économiques ne sont pas prêtes. Ni ici ni là-bas.