CARNET DE BORD : Du « hippie land » au squat barcelonais : notre voyage écolo et sans argent
Benjamin et Yazmin bourlinguent dans le Sud, en quête d’idées et du lieu idéal pour monter une communauté sans argent. Premier volet d’un carnet de route exaltant.
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Benjamin, 28 ans, avait contacté Rue89 il y a plusieurs mois, pour parler de son tour du monde écolo et utopique : il nous avait alors ouvert son porte-monnaie de voyageur – facile, ses comptes n’alignaient presque que des 0. Pendant trois ans, il a échangé nourriture et hébergement contre menus services. « Une invitation à réfléchir sur la place de l’argent dans nos vies. » Il s’est entre temps marié avec une Mexicaine, Yazmin.
Nous sommes restés en contact. Benjamin est rentré en France fin avril avec sa femme. Après avoir profité de sa famille, ils sont repartis en juin sur la route, toujours sans un sou, pour visiter des projets d’éco-lieux et peut-être découvrir le terrain idéal pour monter leur propre communauté sans argent, dans le Sud de la France.
Voici la première partie de leur carnet de route.
Emilie Brouze
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Cela fait un peu plus de trois ans que je voyage sans le sou. J’ai décidé de vivre sans couverture sociale, sans revenus et d’échanger mes services contre de la nourriture ou un toit. Je me déplace exclusivement en stop et je fais de la récup’ pour me nourrir.
J’ai vécu deux ans en Amérique du Sud. Au cours de mes vagabondages, j’ai rencontré Yazmin, une architecte mexicaine. Nous avons voyagé ensemble quelques mois avant qu’elle décide de laisser tomber son boulot d’enseignante à l’université pour partir sur les routes avec moi.
Nous sommes animés par le même rêve : vivre en harmonie avec la nature, dans un éco-lieu – une dénomination officieuse donnée à un habitat écologique qui, à la différence de l’écovillage, n’a aucune vocation commerciale.
Dans Eotopia, tout sera gratuit
Ce rêve nous a amenés en France car nous avons dans ce pays plusieurs amis qui sont intéressés par le projet. Plusieurs éco-lieux existent déjà et la plupart défendent les mêmes idéaux :
- le respect de la nature ;
- l’agriculture biologique ;
- l’habitat écologique ;
- les énergies renouvelables ;
- un style de vie simple ;
- et l’autogestion.
Notre projet s’appelle Eotopia. Pour l’instant, nous sommes cinq en comptant deux anciens compagnons de voyage, Raphael et Nieves, et leur enfant. Ils vivent à Berlin et sont très actifs en Allemagne : ils participent notamment au projet « foodsharing », un réseau d’entreprises et de particuliers qui partagent leurs restes.
Le but de ce projet est de construire un éco-lieu végétalien où tout sera gratuit, dénué d’échanges commerciaux, et où nous pourrons accueillir divers groupes scolaires ou autres visiteurs pour partager un mode de vie basé sur le partage et le respect de la nature.
Le premier pas dans la réalisation de ce projet est la recherche d’un lieu adéquat. C’est pourquoi nous avons décidé de sillonner les routes de France pour trouver une région où nous installer. Trois conditions principales nous semblent nécessaires pour la construction d’un éco-lieu :
- un climat agréable, chaud en été, doux en hiver et assez humide pour faciliter la culture ;
- des élus ouverts à ce genre d’initiatives ;
- la présence de projets similaires avec lesquels nous pourrons collaborer.
C’est la première fois que nous voyageons de cette façon en France. Je vis toujours sans le sou, sans assurance, ni allocations. Yazmin possède un peu d’argent de côté au cas où. J’ai envie de partager mon expérience et de vous raconter notre voyage, débuté le 6 juin, à la recherche du lieu qui pourrait accueillir Eotopia.
Toulouse : sur la route, le pouce levé
Nous débutons à Toulouse. Nous nous sommes gavés de cerises sur l’unique arbre fruitier du jardin de ma grand-mère et avons dans le sac un risotto de courgettes, récupérées à la fin du marché. Nous voici sur la route, le pouce levé. Direction : Barcelone et tous les mouvements de squats et d’autogestion qui y fourmillent.
Sur le chemin se dressent les vallées profondes de l’Ariège. Alfonso et Cécile, deux amis, nous ont invités à passer le week-end chez eux dans la petite commune d’Oust. Comme beaucoup de jeunes citadins, ils ont décidé de s’exiler de la ville, à la recherche d’une vie saine et tranquille. C’est ce qu’on appelle les néoruraux.
Lever le pouce sur le bord des routes françaises est un véritable plaisir : la pratique est encore fortement inscrite dans notre culture et nous n’attendons guère plus d’une demi-heure à chaque fois.
C’est une femme d’une vingtaine d’années qui s’arrête alors que nous débattons de la ville à inscrire sur le morceau de carton. Tatouée au cou, percée à la lèvre, elle arbore un look punk et fantaisiste et a l’habitude de prendre des auto-stoppeurs. Elle nous emmène jusqu’au péage. Elle-même ne sait pas trop où elle va. Elle s’est enfuie de Marseille la veille, à la recherche d’un peu d’oxygène et préfère ne pas nous perdre avec elle.
Un étudiant prend la relève jusqu’au croisement de Saint-Girons, puis un couple de néoruraux qui viennent d’acheter une vieille ferme dans les Pyrénées nous conduit jusqu’au centre-ville.
Jusqu’à Oust : « Les écolos, on n’en veut pas »
Sans trop d’efforts, nous atteignons la sortie et, moins d’un quart d’heure plus tard, une camionnette blanche s’arrête. Trois chiens s’excitent à l’arrière. Thierry, un vieux gaillard à l’allure de pirate, le visage marqué par les années, nous accueille. Il s’est réfugié il y a déjà quelques années dans les hauteurs pyrénéennes.
Thierry, qui nous prend en stop (DR)
Thierry retape des fermes et des granges rachetées par les néoruraux, il déborde de boulot. Il est même obligé de ralentir la cadence.
« Je ne veux pas perdre mon statut d’auto-entrepreneur, c’est bien mieux, pas de charges, que du bénéf’ ! »
Il nous demande ce que nous faisons dans la vie. Je lui explique que nous travaillons dans l’écologie. Il s’emballe : « Les écolos, on n’en veut pas ici, ils ont amené plein d’ours de la Roumanie. » Nous essayons de le convaincre que nous ne sommes pas ce genre d’écolos mais il reste sceptique jusqu’au bout : selon lui, « c’est une vraie connerie que d’implanter des ours d’ailleurs, faut laisser l’évolution suivre son cours, la montagne appartient aux bergers ! ».
Il nous laisse à l’entrée d’Oust, un petit village d’une centaine d’habitants perché sur la rivière où un autre couple de néoruraux se charge de terminer la course en nous déposant devant la porte de chez nos amis.
C’est une maison à deux étages, assez grande, qui surplombe la vallée et fait face à une chaîne de montagnes enneigées. Le hameau d’Escampis compte en tout huit habitants en hiver… et douze en été !
A Escampis : l’ortie, le plat principal de nos hôtes
Alfonso, un Espagnol d’une trentaine d’années, est autoentrepreneur dans le design web. Cécile est française et travaille comme surveillante au collège de Saint-Girons.
Alfonso et Cécile ne se considèrent pas exactement comme des néoruraux ; c’est par contre le cas de leurs colocataires, Marie et Juan, deux Français qui sont venus s’installer ici il y a deux ans pour dénicher une bâtisse pas chère à retaper.
Ils sont plusieurs à avoir ce même rêve : une vieille ferme à refaire, perdue dans une vallée pyrénéenne. Nous en rencontrons une poignée, lors d’un apéro :
- Jayane et Marie se sont installés dans la région il y a deux ans. Lui est charpentier et elle herboriste, ils attendent la bonne aubaine ;
- Camille et Marie ont déjà trouvé une vieille ferme et la retapent à deux. Il est charpentier, elle, tailleuse de pierre ;
- Philippe est célibataire, cela fait bien dix ans qu’il vit ici. Il habite dans un coin reculé, accessible uniquement en quad et vit grâce à la vente de miel et de paniers de fruits et légumes.
Nous restons trois jours chez nos amis. En vivant sans argent, nous voulons nous éloigner du système monétaire pour recevoir et donner librement. Nous devons admettre qu’il est difficile de nous émanciper de cette façon de penser et de ressentir cette liberté : nous avons parfois l’impression d’être des profiteurs et tenons vraiment à participer d’une manière ou d’une autre, en échange de l’hospitalité ou de la nourriture reçue.
Travail dans la serre, chez Alfonso et Cécile (DR)
Alfonso le comprend bien et nous donne du travail : un peu de jardinage, l’installation du système d’arrosage – un simple tuyau raccordé à la cascade qui coule en bas de la propriété –, le montage d’une serre pour l’été, la plantation de quelques poivrons et aubergines.
Nous découvrons aussi les merveilles de l’ortie, devenue le plat principal de nos hôtes. Armés de patience, de gants et d’un panier en osier, nous cueillons soigneusement la tête des orties, les cuisinons et préparons ainsi un concentré de vitamines et d’acides aminés pour la fin de la semaine. Cette délicieuse mauvaise herbe au goût d’épinard est en passe de devenir notre plat par excellence. Elle pousse partout et fortifie le voyageur.
Saint-Girons : le marché de « Hippie land »
Au marché, nous tentons de glaner quelques fruits et légumes abîmés auprès des maraîchers mais les refus sont multiples et peu sympathiques. Nous nous rabattons sur les cagettes empilées à côté des poubelles. Un petit vieux est déjà à la récolte, mais il ne semble pas intéressé par la poignée de poivrons et les quatre aubergines qui composeront notre cueillette.
Le marché de Saint-Girons est représentatif du brassage des populations de cette vallée, appelée communément « Hippie land ». On y retrouve toutes sortes d’expatriés de la civilisation moderne venus se réfugier dans les terres reculées de l’Ariège. Les stands d’herbes médicinales, d’huiles essentielles, de panneaux solaires, de macramé ou de produits végétaliens côtoient les étalages traditionnels de légumes, de viandes et de fromages.
Sous les arches, un petit groupe s’est réuni autour d’un concert improvisé de guitares et de Hang. Quelques passants curieux s’y arrêtent pour regarder les danseurs en transe. L’ambiance est un peu bobo mais somme toute bien sympathique.
Cette vallée nous plaît, elle correspond à ce que nous recherchons pour implanter notre projet. Le seul désavantage est la température, qui baisse fortement en hiver. Orientées au nord, ces vallées ne sont pas toujours exposées au soleil. Le point très positif c’est qu’il y a une foule de jeunes et de moins jeunes qui seraient sûrement enchantés de participer à notre projet par ici.
A Lavelanet, le boulanger nous donne un pain de la veille
Après cette courte escale chez les néoruraux, nous reprenons la route en direction de Barcelone, sous un ciel gris et maussade. En stop, nous arrivons sans peine en fin de matinée à Foix (Ariège), une petite ville aux allures médiévales, située en bord de falaise, sur la route d’Andorre.
Les dernières nouvelles météorologiques annoncent de la neige et nous n’y sommes pas préparés : pas de double-toit pour la tente, une simple paire de sandales pour la marche, pas de manteau… nous attendions l’été et avions opté pour un bagage léger.Une sorte de chauffeur de taxi illégal portugais, qui utilise le covoiturage pour trouver ses clients, nous évite un trop grand moment d’indécision sous la pluie et nous dépose sur la nationale en direction de Perpignan. L’épais rideau de nuages laisse filtrer quelques rayons de soleil. La route est plus longue en passant par Perpignan mais les températures plus agréables.
Une femme nous prend ensuite avec son fils. C’est une chose plutôt rare de voir une femme seule accompagnée de son enfant s’arrêter sur le bord de la route. Elle-même en prend souvent : la semaine dernière, c’était des Hollandais.
Sur la nationale, nous avançons de village en village. A Lavelanet (Ariège), petite ville, nous entrons dans une boulangerie pour quémander du vieux pain tout en expliquant notre voyage et notre idée de vivre sans échanges commerciaux. L’artisan, un homme costaud au visage charnu, accepte volontiers de nous donner une « tradition » de la veille. Il nous dit qu’il ne jette jamais son pain, mais le donne aux poules ou aux chevaux.
Belesta : le village fantôme un peu lugubre
S’arrête ensuite un camion un peu déglingué dans lequel deux mecs sympathiques nous invitent à monter. L’un d’eux tient une bière à la main et semble peiner pour la terminer. Je distingue à peine son visage derrière ses rastas. Il ne prononce pas un mot de tout le trajet.
Le conducteur, la cinquantaine, le look débraillé, nous parle un peu de lui. Il est venu dans la région pour trouver une maison abandonnée et monter un projet artistique et social. En attendant, il vit chez sa fille. Il nous laisse à Belesta (Pyrénées-Orientales), un petit village truffé de maisons à l’abandon, volets fermés et portes condamnées… Yazmin, habituée aux villages mexicains animés jour et nuit, est surprise par tant de silence : ce village fantôme est pour elle un peu lugubre.
A la sortie du village, sur le bord de la route, nous attendons deux bonnes heures. Peu de trafic, des voitures principalement hollandaises et anglaises, quelques caravanes et les gens du coin qui ne vont pas très loin. Nous mangeons la purée d’ortie préparée la veille, avec le pain.
Sur la route : « Je me suis arrêté parce que vous m’avez souri »
Les heures passent et nous commençons à douter de notre arrivée à Barcelone le jour-même. C’est Mélina, au volant d’une BMW rouge ronronnante, qui nous sort de cette impasse. Elle va jusqu’à « Perpi ». Elle est venue s’installer dans la région pour changer de vie, la ville ne lui convient plus. Elle a décidé de ne pas se prendre la tête et ne fait que des boulots saisonniers. Cet été, elle sera charcutière ! Elle n’aime pas la viande mais le boulot est bien payé et cela lui permettra de voyager ensuite.
Elle roule lentement. Nous pouvons apprécier la descente des Pyrénées dans les gorges somptueuses de Galamus et nous immerger peu à peu dans la douce chaleur méditerranéenne.
A une dizaine de kilomètres de Perpignan, elle nous dépose à l’entrée de l’autoroute. De retour sur les grands axes, le stop fonctionne mieux.
Une Ford freine : « Je me suis arrêté parce que vous m’avez souri », nous dit le conducteur, un Français d’origine marocaine qui se rend à La Jonquera, à la frontière espagnole, pour se détendre. Tout y est moins cher là-bas et les « filles sont jolies ». Il roule vite et insiste pour nous montrer la façon dont il passe le péage : il accélère, s’engouffre sous le péage à la suite d’une voiture, se glisse furtivement sous la barre qui se referme et le tour est joué.
« Ça fait sept ans que je ne paye pas de péage. Ça ne coûte rien, 2,50 euros, je m’en fous, mais c’est par principe ! C’est une entreprise privée et ils se font des milliards de bénéfices. »
La Jonquera : sous la tente, derrière le centre commercial
A La Jonquera, nous essayons de trouver un accès au péage principal mais c’est impossible. En Espagne, le stop est toléré mais interdit sur l’autoroute : nous devons nous contenter de la voie d’accès au péage. En vain.
Vers 20 heures, alors que le crépuscule colore le ciel d’un orange pâle, nous battons en retraite. Nous nous posons derrière un centre commercial, sur une petite butte déserte, face à l’autoroute. Nous plantons la tente et savourons un morceau de pain avec ce qui nous reste d’orties.
Le lendemain, le réveil est doux et silencieux. Nous nous sommes habitués au ronronnement continu des camions sur l’autoroute. Nous dégustons notre dernier morceau de pain avec une pomme et nous remettons en route.
Cette fois-ci, nous tentons la nationale. Après une bonne heure d’attente, nous rencontrons un Andalou qui est venu depuis Alméria à pied. L’auto-stop ne fonctionne pas ici, nous dit-il, lui-même préfère la marche. Il veut aller en France pour trouver du travail mais s’inquiète de la douane. Il ne sait apparemment pas qu’il y a bien longtemps que le passage entre l’Espagne et la France est libre.
Figueres : des champions nous prennent en stop
C’est un jeune Colombien qui nous délivre de l’attente et nous dépose à l’entrée de Figueres, à une vingtaine de kilomètres. De là, nous cherchons un bon coin pour le stop mais, sur la nationale, toutes les voitures passent à vive allure et il n’y a aucun espace pour s’arrêter.
Nous finissons par nous perdre au milieu des champs de blé et croisons un Roumain qui nous propose sans hésiter de nous emmener à la sortie de la ville. Il ne parle qu’un peu d’espagnol et est venu ici il y a huit ans pour trouver du travail. La situation a changé maintenant et même si c’est encore mieux que la Roumanie, l’avenir est inquiétant. Il nous laisse à l’accès autoroutier.
Yazmin, à Figueres (DR)
Il fait chaud. Nous attendons une bonne demi-heure, un camion s’arrête, mais alors que nous courons pour le rejoindre, il redémarre… blague typique et peu originale qui nous fait pourtant sourire.
Deux minutes plus tard, une camionnette immatriculée en France s’arrête pour de bon. C’est un camion sponsorisé dans lequel nous trouvons David Mercier et Laurent Thirionet, deux champions handisport du cyclisme. David a même gagné la médaille d’or à Atlanta en 1996 avec un seul bras. Laurent, lui, pédale avec une seule jambe. Les deux ont été victimes d’un accident de moto quand ils étaient plus jeunes. Ils nous emmènent jusqu’à Barcelone.
Barcelone : un sachet de soupe en cas de famine
Dans la capitale catalane, nous avons un contact avec une Mexicaine, amie d’un ami d’un ami, qui peut nous héberger. Sans argent, les grandes villes sont souvent un calvaire. Il est par exemple difficile de prendre les transports publics légalement – par principe, nous ne volons pas et ne grugeons pas. Nous marchons donc une dizaine de kilomètres pour rejoindre notre amie.
Sur le chemin, nous en profitons pour visiter les boulangeries. La faim rend la marche plus difficile. Nous essuyons quelques refus, surtout par les chaînes commerçantes, mais heureusement, goûtons aussi de bonnes surprises.
Trois boulangeries acceptent de nous donner quelque chose : une baguette un peu sèche que nous dégustons avec de l’huile d’olive, puis deux pâtisseries généreusement offertes, et enfin deux baguettes fraîches offertes elles aussi par une employée qui nous assure que si le patron avait été là, il ne les aurait pas données ! Elle soutient notre démarche et nous souhaite bonne chance.
Le soir-même, chez notre hôte, nous cuisinons un sachet de soupe toute prête, récupéré dans un conteneur à Berlin et que j’avais gardé en cas de famine. Nous n’avons mangé que du pain blanc de toute la journée.
A Can Masdeu, l’hôpital devenu squat
Le lendemain, nous nous mettons en marche pour Can Masdeu, un squat dissimulé dans une petite vallée, à trente minutes à pied du quartier de Nou Barris.
Après trois kilomètres de marche, nous arrivons à l’entrée d’un sentier qui s’enfonce dans la vallée. C’est un parc protégé.
Nous gravissons une pente légère sur un petit kilomètre et arrivons devant un complexe immobilier caché entre les arbres avec, à son pied, un grand jardin étalé sur plusieurs étages, plusieurs parcelles séparées par des barrières rudimentaires et quelques constructions originales.
A l’entrée, sous un chêne massif, un groupe scolaire écoute attentivement les instructions d’un instituteur. Plus loin, on devine un petit groupe de gens qui laboure la terre au rythme d’un djembé. Au fond s’élève une imposante bâtisse en pierre jaunie.
Après une dizaine de minutes passées à chercher un responsable, nous tombons sur David, un Catalan d’une cinquantaine d’années. Il vient ici depuis un peu plus d’un an pour participer au projet de Permaculture BCN – le but est de récupérer des espaces verts en friche et de les cultiver en suivant les codes et principes de la permaculture. Cette technique d’agriculture, directement opposée à la monoculture et à l’agriculture chimique, est très répandue dans les milieux alternatifs de Catalogne.
Can Masdeu : une boutique gratuite, une salle de yoga
David nous explique d’entrée de jeu qu’il est difficile de parler aux habitants de Can Masdeu, car ceux-ci sont un peu saturés par toutes les visites. Mais comme il connaît bien l’endroit, il nous propose de nous faire lui-même une visite guidée.
La salle commune est sombre, fraîche et proprement décorée, avec un bar en bois dans l’angle, une bibliothèque, quelques tables et trois sofas débraillés. Au fond, une boutique gratuite et une porte qui donne sur une salle de yoga.
La salle commune, à Can Masdeu (DR)
Dans le squat, douche solaire et « bicimachine »
David nous explique que la pièce commune accueille chaque dimanche des gens de toutes sortes pour organiser des activités, faire la visite des jardins et proposer des ateliers. Ils vendent le repas 4 euros et demandent des dons : cela permet de financer les charges de la communauté.
Le deuxième étage, interdit aux visiteurs, héberge les vingt-quatre locataires du lieu.
Nous pénétrons dans une large cour intérieure. Il y a un atelier de réparation de bicyclettes et un atelier de peinture. La cour donne sur un jardin de plantes aromatiques à côté duquel est en train d’être montée une extension en bois, construite sans clous ni vis, mais par une technique d’imbrication.
Sur la terrasse ont été installées des toilettes sèches. On y trouve aussi une douche solaire. Les panneaux solaires sont faits à la main (une caisse de bois couverte d’une vitre et un système de tubes peints en noir).
Il y a aussi un vélo d’intérieur relié par une courroie à une machine à laver mais cette « bicimachine » est laissée à l’abandon : les habitants ont réussi à crocheter illégalement le câble du réseau électrique qui passe au-dessus des jardins…
La bici machine (DR)
Dans la hutte de Martin, un joyeux bordel
La résidence d’un des locataires anglais, Martin, se situe au bout de la terrasse. Au loin, on devine la mer qui scintille de l’autre côté des gratte-ciels barcelonais.
Martin s’est construit une petite hutte avec des murs en paille, un revêtement de chaux et de terre et un toit de chaume, il possède un four et un déshydrateur solaire, une serre et quelques oies.
Les toilettes sèches
En remontant vers la cour, nous découvrons un poulailler. Les habitants sont tous végétariens, mais ils consomment des œufs.
La communauté n’est pas encore parvenue à l’indépendance alimentaire. Même si le climat est idéal et l’accès à l’eau possible grâce au puits, l’autosuffisance demande beaucoup de travail et la communauté ne semble pas avoir le désir d’être totalement indépendante des commerces d’alentours.
Can Masdeu : pas de responsables, pas de propriétaires
Le site de Can Masdeu appartient à l’hôpital catholique de San-Pau, un des hôpitaux les plus vieux et les plus riches de Catalogne. L’édifice a été donné dans les années 80 à l’institution qui a essayé de le reconvertir en centre pour lépreux.
Après quelques années, il a été fermé et laissé à l’abandon. Au début des années 2000, des squatteurs sont arrivés, profitant de l’aubaine.
Quand un ordre d’expulsion a été prononcé, les squatteurs se sont réunis avec d’autres activistes et ont résisté à l’assaut policier. L’affaire est toujours en suspens.
Depuis, le squat s’est popularisé et s’est transformé en centre coopératif. Pas de responsables, pas de propriétaires, les jardins sont ouverts à tous, les habitants du quartier en bas de la vallée peuvent chacun obtenir une parcelle de terre et la cultiver.
Au début, le centre tout entier était ouvert. Les habitants ont finalement décidé d’en restreindre l’accès afin d’y vivre plus tranquillement. Des visites scolaires sont régulièrement organisées. Il y a même des cars de touristes qui viennent jusqu’ici pour prendre des photos.
A l’intérieur du squat (DR)
L’un des jardins a été prêté à l’association Permaculture BCN. Nous y récupérons quelques laitues pour préparer une bonne salade.
Nous étions venus pour donner un coup de main. L’association organisait un chantier journalier pour travailler sur l’idée d’une forêt comestible… mais le responsable du chantier n’a laissé qu’une liste et personne ne sait vraiment par où commencer. David n’est pas un leader dans l’âme et nous passons la journée à parler du projet.
La vue de Barcelone, depuis Can Masdeu (DR)
A Barcelone, des vieillards qui fouillent les poubelles
Nous partons vers 17 heures et décidons de faire le tour des magasins de fruits et légumes pour trouver notre nourriture de la journée et celle du lendemain. Nous préférons en général les marchés, mais la ville compte énormément de glaneurs.
Un Chinois nous donne quelques abricots trop petits pour être vendus et une famille du Bangladesh qui a récemment ouvert son commerce dans le quartier s’intéresse à notre concept de vie et accepte volontiers de nous donner trois sacs de nourriture abîmée : des pommes, des oranges et des pêches, cinq pommes de terre, des petits poivrons et une laitue.
Nous trouvons du pain chez une boulangère qui admet qu’elle préfère souvent jeter son pain que le donner par peur d’avoir constamment des vagabonds à sa porte.
« Pour vous c’est différent, vous n’êtes que de passage. »
Avis d’expulsion pour le dernier squat barcelonais
Nous avons rendez-vous avec Rita, une Polonaise d’une vingtaine d’années, végétalienne elle aussi, et activiste convaincue.
Cela fait deux ans qu’elle vit dans un squat dans le vieux centre de Barcelone, le seul encore sur pied.
Les autorités catalanes tolèrent les squats mais pas en plein centre-ville. Celui-ci est d’ailleurs sur le point de fermer : après quatre ans d’existence périlleuse au fond d’une petite impasse, un avis d’expulsion a été envoyé. La police ne saurait tarder, ce n’est plus qu’une question de jours.L’intérieur reflète la résignation des habitants. Rita nous explique que lorsqu’elle est arrivée, elle a essayé de tout nettoyer et de mettre un peu d’ordre. Le squat étant ouvert à tous, entre quinze et trente personnes dorment chaque soir, jamais les mêmes : il est donc compliqué dans ces conditions d’établir des règles.
L’immeuble est en ruine, les murs tagués semblent transpirer tant ils sont collants, une odeur de sueur rance court le long des escaliers, chaque étage est un petit monde sombre et mystérieux habillé de draps suspendus, d’où émanent des voix lointaines. Nous faisons chauffer de l’eau dans la cuisine du troisième étage sur une plaque électrique pleine de crasse. Il y a beaucoup de nourriture (légumes, salades et yaourts…), dénichée dans les conteneurs alentours.
Rita nous explique que la nourriture est pas mal recyclée à Barcelone. Il y a beaucoup de pauvres, beaucoup de gens qui font les poubelles, elle assiste parfois à des rixes devant les conteneurs, et pourtant, il y a toujours suffisamment pour tous. Il suffit d’attendre 22 heures et de faire le tour des poubelles qui sont posées sur le trottoir, c’est l’abondance.
Rita avait pour habitude d’organiser des repas végétaliens et gratuits qu’elle cuisinait avec une bande d’amis dans la cuisine du squat. Elle a dû arrêter à cause de l’avis d’expulsion mais elle espère reprendre bientôt. Elle organisait ces repas via « Food Not bombs », un réseau mondial de récupération de de nourriture né aux Etats-Unis.
A Barcelone, Rita squatte par conviction
Nous ne restons que deux petites heures dans le squat, sur la terrasse. Le sol est bombé et il ne fait aucun doute que le plafond cédera bientôt. Elle admet que ce squat est en complète décrépitude et qu’il est temps de bouger.
Elle-même squatte par conviction, elle ne veut pas payer de logement. C’est injuste, nous dit-elle, la ville est truffée de maisons abandonnées et des milliers de gens cherchent un logement.
D’autres projets similaires ont vu le jour, vers l’aéroport par exemple, où un ancien hangar a été occupé par une centaine d’Africains qui se sont organisés et ont réussi à se loger tous ensemble et à survivre en attendant des jours meilleurs.
Nous repartons pour la France le lendemain, en espérant arriver dans la journée même à Montpellier… Pari difficile. Nous partons à 10 heures après avoir préparé nos repas, des pommes de terre à la poêle et deux sandwichs… Nous attendons bien trois heures à l’entrée de l’autoroute et nous mettons finalement en marche, changeant nos plans, pour essayer la nationale. Un Dominicain nous emmène cinq kilomètres plus loin…
Vers Montpellier : Ruth a vécu dans un village abandonné
La chance nous sourit avec un Catalan qui nous dépose encore deux villages plus loin. Là, nous patientons et finalement une femme s’arrête avec à l’arrière sa fille de 5 ans. Ruth est Catalane et elle a fait beaucoup de stop quand elle était plus jeune. Elle a aimé nos têtes et s’est arrêtée sans hésiter.
Ruth a vécu huit ans dans un village abandonné, dans les Pyrénées catalanes, avec son premier fils. Elle avait une maison pour elle toute seule. Le village se situait tout en haut d’une montagne, au bout d’un chemin de terre. Malheureusement, elle devait toujours revenir en ville pour travailler – elle est infirmière – et les allers-retours lui coûtaient très cher. De plus, par la suite, pas mal d’étrangers sont venus dans le village, des Hollandais et des Anglais qui ont, selon elle, un peu perverti le lieu… L’ambiance n’était plus la même, elle est partie.
Elle nous laisse à Besalú, un village touristique à une cinquantaine de kilomètres de la frontière. Peu de temps après, un couple de Français nous emmène à Figueres. Nous marchons ensuite une bonne demi-heure et en attendons une deuxième dans l’espoir d’atteindre La Jonquera avant la nuit.
A suivre….
SOURCE : Rue89