Eclatement du monde …

Nous portons à votre attention une vision de l’évolution de notre monde par Marc Halévy van Keymeulen, spécialiste d’une discipline mal connue : la noétique*. 

 

 

« Notre monde bascule massivement dans le nouveau paradigme noétique : l’économie de la connaissance et de l’intelligence, couplée avec l’émergence des métiers et des valeurs de l’immatériel, provoque un séisme de fond qui n’épargnera aucune certitude, aucun fondement.

 

De nouveaux territoires, immatériels et interstitiels, s’ouvrent qu’il faudra défricher à l’instar des moines européens entre IVème et Xème siècles dès après l’effondrement du monolithe romain.

 

 

Le monde qui vient sera multiple, hétérogène, morcelé, éclaté et verra la coexistence d’une multitude de mondes humains autonomes : une mosaïque de communautés, de tribus, de castes, de modèles économiques, de choix culturels et spirituels, de valeurs éthiques et comportementales qui induiraune nouvelle féodalité au-delà ou en face des Etats moribonds. Cette féodalité nouvelle et immatérielle, avec ses guerres, ses suzerainetés, ses vassalités, ses allégeances et ses alliances, est déjà en route, aux marches de l’Empire qui se meurt.

 

 

On verra la fin de tous les pouvoirs globaux mais aussi l’émergence forte de nouvelles valeurs globales qui induiront une régulation naturelle de ces mondes, chaotiques en apparence, et qui signeront la mort du politique au profit de codes pragmatiques (ne l’oublions jamais : les valeurs morales ne sont pas des « idéaux » absolus, mais seulement des repères de moindre mal, de moindre conflit, de moindre souffrance).

 

 

Ce sera, plus généralement, la fin de tous les concepts et processus uniformisants comme égalité, citoyenneté, humanité (l’Homme, avec un grand H), laïcité, services publics, fonction publique, démocratie, droits de l’homme, légalisme, droit naturel, morale absolue, pensée unique, etc …

 

Le monde humain redevient viscéralement multiple et recréera ses propres bio-, ethno- et noo-diversités après des siècles d’uniformisation stérilisante, après des siècles d’occidentalisme chrétien et rationaliste.

 

 

J’en voudrais développer ici un aspect seulement, propre aux sphères économiques …

 

 

*

 

 

La valeur économique d’un objet matériel dépend de sa rareté et du besoin que l’on en a. L’économie matérielle est fondée sur le principe de rareté (cfr. « L’économique » de Paul Samuelson – Dunod).

 

Par contre, une idée ne prend valeur économique que lorsqu’elle est partagée au point de devenir norme ou évidence. De plus, la vitesse de propagation d’une idée croît avec sa gratuité (cfr. les vitesses de diffusion relative des CD et DVD selon les circuits commerciaux payants et selon les circuits de copiage gratuit ou semi-gratuit). Partage et gratuité sont paradoxalement au centre de la problématique économique des métiers de l’immatériel.

 

 

Ceci posé, on peut voir que le champ économique éclatera en quatre grands ensembles qui cohabiteront sans du tout partager les mêmes logiques commerciales, humaines, managériales et financières.

 

 

D’abord les deux secteurs les mieux connus : le monde agricole, largement inféodé aux quotas et subventions européennes des PAC successifs, et qui survit tant bien que mal ; et ce monde industriel lourd que sont les industries matérielles classiques où délocalisations et fusions sont le lot quotidien en toute bonne logique : celle des économies d’échelle et des compressions de charges. Ces deux mondes sont les plus anciens mais fonctionnent déjà, entre eux, selon des logiques très divergentes.

 

 

Ensuite vient un monde économique rarement identifié tel quel : l’industrie informationnelle lourde (donc déjà immatérielle) : ce sont les banques, les assurances, le commerce de grande distribution, les administrations, la presse et les loisirs de masse, les organismes sociaux, les syndicats, les fédérations, etc … Tous travaillent quasi exclusivement de l’information mais sans beaucoup d’intelligence et de créativité : ce sont des industries, donc des processus largement procéduralisés, des bureaucraties publiques ou privées, des structures lourdes et rigides, des « usines » à employer des employés (étymologiquement : « plié dedans », tout un symbole), et à faire fonctionner des fonctionnaires (je ne vois pratiquement aucune différence entre fonctionnaire public, si souvent moqué à juste titre, et fonctionnaire bancaire, si injustement épargné par des sarcasmes pourtant légitimes).

 

Trop souvent, tous ces métiers sont amalgamés avec d’autres sous l’étiquette fallacieuse de « services » ou de « tertiaire ».

 

 

Enfin, un monde économique nouveau émerge, procédant de logiques post-industrielles et post-capitalistes (ce qui ne signifie nullement qu’il ne puisse être hautement lucratif) : ce sont tous ces métiers, cantonnés par nature dans les PME voire souvent des TPE, qui envahissent les nouveaux territoires de l’expertise et de la créativité individuelles. Il s’agit de ce nouvel artisanat, construit sur l’intelligence des têtes et/ou celle des mains, qui fait exploser l’uniformité et l’uniformisation industrielles. Antithèse des économies d’échelle et des bas prix, il travaille dans le « bel ouvrage » et la personnalisation au juste prix, sans souci de croissance, de taille, de pouvoir ou de puissance. Il n’a pas besoin de capitalisation (l’intelligence et le savoir-faire de ses talents lui suffit) et les circuits classiques de la finance bancaire et boursière lui sont étrangers. Ce monde-là sera le monde dominant de l’économie dans moins de 20 ans. On y retrouve déjà, pêle-mêle le concepteur de software, le consultant, le prospectiviste, le boulanger artisanal, l’aubergiste de charme, l’épicier maraîcher, l’épicerie fine ou exotique, le boucher spécialisé, le volailler haut de gamme ou son homologue fromager, le décorateur d’intérieur, les designers, le créatif publicitaire, le vigneron propriétaire, tous les artistes authentiques, le chercheur scientifique, le concepteur graphique, l’inventeur de tous poils, l’expert technique, le manager par intérim ou de crise, le formateur de bon niveau, etc …

 

 

Ces quatre mondes cohabitent déjà et continueront de cohabiter. Mais il faut être très attentif à deux choses.

 

Ils ne procèdent pas selon les mêmes logiques économiques : les agriculteurs et les artisans cognitifs fonctionnent à la passion et la frugalité leur sied tant que leur autonomie est préservée, alors que les industriels tant matériels qu’informationnels fonctionnent à la puissance et leurs appétits sont insatiables. Ces deux logiques, en pratique au moins, s’excluent mutuellement.

 

L’autre point d’attention est ceci : jusqu’en 1973, la logique industrielle était la seule référence en matière économique. Tout le discours managérial classique y était forgé sous le marteau des principes d’échelle, de concurrence, de leadership, de conquête et de profit. Ce qui change, c’est que les « artisans » de naguère étaient souvent marginaux et considérés comme incultes (chacun espérait bien que ses enfants feraient des « études » et ne deviendraient pas des « manuels »). Ce qui change, c’est que les artisans de demain formeront l’élite intellectuelle et culturelle de la société (comme l’étaient et le sont toujours les Compagnons du tour de France dans la sphère « manuelle ») et que, comble de cuistrerie, ils constitueront le fer de lance et le moteur central de toute l’économie. Les produits industriels deviendront tous, peu à peu, des « commodities », des « low interest products ». Déjà aujourd’hui, ce qui intéresse l’acheteur d’une automobile, ce n’est plus ni le moteur ni la mécanique, mais le génie d’un designer presque toujours indépendant du constructeur.

 

 

Ce qui change donc, c’est le poids d’emploi qu’ils représentent et représenteront. La tableau ci-dessous résume le discours pour l’ensemble européen (en pourcentage de la population active) :

 

 

 

2000

2015

Agriculture

3

2

Industrie matérielle

40

20

Industrie informationnelle

42

33

Artisanat cognitif

5

30

Improductifs

10

15

 

 

Cette caricature chiffrée suffit à prédire de fameux cataclysmes sociaux car les inévitables dégraissages massifs dans les secteurs industriels (matériel et informationnel) ne pourront percoler vers les artisanats cognitifs que moyennant une immense métamorphose idéologique et comportementale : là, en effet, plus question de contrat d’emploi, de salaire garanti, de sécurité d’emploi, de syndicat, de 35 heures, de pré-retraites, etc … ; là, il n’y a plus que des indépendants, des associés actifs, des partenaires sous condition d’obligation de résultat, qui se prennent eux-mêmes en charge et assument eux-mêmes leur responsabilité.

 

Ceci signera la fin massive de l’assistanat sécuritaire qui gangrène depuis des décennies nos économies européennes.

 

 

*

* *

* NOETIQUE : Branche de la philosophie qui traite des questions de l’intellect et de la pensée.

La Noétique (du grec ‘noûs’ : connaissance, esprit, intelligence) se concentre sur l’étude et le développement de toutes les formes de connaissance et de création qui engendrent et nourrissent la noosphère, cette ‘couche’ de savoirs et d’informations qui couvre toute la Terre de ses réseaux. Nous la définissons comme « l’ensemble des arts, sciences et techniques de création, de formalisation, de partage et de prolifération des Idées. C’est le domaine de la pensée, de la connaissance, de l’intelligence ». Plus brièvement, nous dirions que c’est la science de l’intelligence c-à-d la capacité de reliance dans toutes les dimensions.

A propos de « la science », Herbert Simon utilise le terme « Sciences de l’artificiel » pour désigner les disciplines dont l’objet d’étude est créé par l’homme et non issu de la nature, à savoir : la théorie de l’information, la cybernétique, l’informatique, l’automatique, les sciences de la cognition, de la décision, etc. Ces disciplines qui n’ont pas trouvé leur place  dans la classification classique des sciences observant la nature ont été ré-intégrées dans le constructivisme. Celui-ci considérant tout objet d’étude comme construit par un sujet.

Trois sources nourrissent la démarche noétique :

  1. La source systémique pour comprendre, maîtriser et concevoir des systèmes complexes sans recourir au scalpel analytique qui détruit les interactions ;
  2. La source holistique pour tirer toutes les conséquences du principe « le tout est plus que la somme de ses parties » ;
  3. La source métalogique pour fourbir les langages et modèles capables de représenter et de traiter la complexité sans la réduire.

(http://www.noetique.eu/noetique)

 

Marc Halévy est un physicien et philosophe français, né à Bruxelles le 3 mai 1953, spécialisé dans les sciences de la complexité tant du point de vue théorique fondamental que du point de vue de leurs applications à l’économie et à la prospective.

Source : wikipédia