Regard : Nous sommes dans une « dépression nerveuse collective »

Interview simple et profond de Patrick Viveret

Nous ne savons pas jouir de la vie et ce mal-être est à l’origine des problèmes de la planète, explique ce fervent altermondialiste. Pour sortir de notre “dépression nerveuse collective”, il suggère d’inventer de nouvelles relations politiques et d’apprendre à vivre ensemble.

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On vous sait à la fois ancien haut fonctionnaire et utopiste passionné. Les rencontres Dialogues en humanité, dont vous avez été l’un des fondateurs en 2002, vous aident-elles à assumer ce grand écart ?

C’est possible. L’idée a émergé en 2002, peu avant la conférence de Johannesburg. Gorbatchev appelait à des Dialogues pour la terre et j’étais d’accord avec ses thèses écologiques. Mais je remarquais que le mal de vivre de l’humanité était toujours traité en fin de réunion, de façon évasive, alors que c’est le début du problème. Connaissant le maire de Lyon et la responsable du développement durable à son cabinet, j’ai pu les convaincre de lancer les Dialogues en humanité qui font des émules un peu partout, de Salvador de Bahia à Bangalore et de Berlin à Addis-Abeba. Ces réunions se déroulent en pleine nature et les participants s’y impliquent physiquement et émotionnellement, pas simplement sur le plan mental. Il y a toutes sortes d’ateliers, notamment des «agoras de construction de désaccords » parce que nous avons besoin de nous confronter à nos malentendus pour inventer un monde nouveau.

Pour le moment, on voit surtout un monde en crise… 

J’aime cette phrase de l’Italien Antonio Gramsci : « La crise se produit quand le vieux monde tarde à mourir et le nouveau à naître. » Il ajoutait : « Dans ce clair-obscur, des monstres peuvent surgir. » Quand un monde s’achève, apparaissent ses traits les plus caricaturaux. Le système économique mondial nous donne l’impression d’être plus brutal que jamais : c’est le signe de son déclin plutôt que de son renforcement. Ses crispations n’en sont pas moins redoutables. Elles se caractérisent par leur démesure. La question est de savoir comment sortir de cette démesure générale.

 

D’où vient-elle ?

Du mal de vivre, du mal-être. Sur le plan individuel, c’est l’alcoolisme, la toxicomanie et autres addictions qui détournent la personne de ses besoins vitaux. En 1998, le Rapport sur le développement humain de l’ONU montrait que le phénomène est transposable au niveau collectif : si l’humanité ne se trouvait pas en état de mal-être, elle résoudrait ses problèmes d’eau, d’alimentation, de santé, de logement, en n’utilisant qu’un dixième de l’argent qu’elle consacre aux stupéfiants !

La démesure nous arrache au réel. C’est vrai dans la sphère financière : Bernard Lietaer, ancien responsable de la Banque centrale de Belgique – avec qui je travaille sur les « monnaies libres » – a montré que 2,7% seulement des milliers de milliards de dollars échangés chaque jour sur les marchés correspondent à des biens et services réels.

Le reste est spéculation, décalage démesuré. C’est vrai aussi dans la sphère politique : le fait politique mondial majeur depuis vingt ans – l’effondrement de l’URSS – marque la démesure du totalitarisme dans son rapport au pouvoir. Le capitalisme en a aussitôt conclu qu’il dominait le monde. Voilà une autre démesure que Robert Reich, ministre de Bill Clinton, a baptisée l’«hypercapitalisme ».

 

Quelle est la différence avec le capitalisme classique ? 

Depuis les années 1930, un compromis s’était établi entre le capitalisme et la logique de régulation des marchés, avec une faible spéculation et une réduction des inégalités par la fiscalité, favorisant l’essor des classes moyennes. Ce compromis est à l’agonie, écrasé par un capitalisme financier dont la logique n’est plus l’échange, mais la puissance. L’historien Fernand Braudel a montré que cela conduisait au « capitalisme total » à détruire les marchés, et donc à se suicider ou à nous mener à la guerre.

Comment se libérer de cette démesure ?

En cessant de confondre besoin et désir, c’est- à-dire avoir et être. Le besoin (respirer, manger, boire, dormir, se reproduire) a un horizon limité parce qu’il est autorégulé par la satisfaction.

J’ai faim, je mange et la satiété s’enclenche : je n’avalerai plus rien, même si vous m’invitez dans le meilleur restaurant.

Le désir, lui, est lié à la conscience de la mort et à la tentative de la dépasser par la relation, l’affection, la création, l’héroïsme : son horizon est illimité.

Avec du désir, nous pouvons déplacer des montagnes. Mais quand mal-être et chaos éthique nous font confondre désir et besoin, nous agissons comme si nos besoins étaient des puits sans fond, nous accumulons dans une ivresse de stockage, comme l’oncle Picsou.

Il y a sur cette planète de quoi nourrir, éduquer et soigner 10 milliards d’humains. Mais si l’élite soigne son mal de vivre et son angoisse de mort par du surstockage, sa jouissance ne va qu’à la possession et pas à la création, à la relation ou à l’éducation.

Cela tarit les flux humains et on aboutit à une fausse rareté qui étrangle une partie de la population.

John M. Keynes, l’économiste du New Deal et de la social-démocratie, a décrit ce phénomène.

En pleine crise des années 1930, dans « Essai sur la monnaie et l’économie » (Payot, 1971), il ose écrire :

« Nous ne vivons pas une crise de la rareté, mais de l’abondance que nous ne savons pas gérer. »

Et il poursuit : « Nous allons vers une dépression nerveuse collective . »

L’économie est en effet imprégnée de psychologie : l’abondance peut générer du vertige, puis de la dépression, et l’une des façons de s’en sortir est de créer une rareté artificielle. Particulièrement dramatique est la rareté de monnaie dans l’économie réelle, qui tarit les potentialités d’échange et de création.

Que voulez-vous dire ?

Les deux milliards d’êtres humains qui vivent avec moins de deux dollars par jour ont des potentialités d’échange et de création de richesses 10, 20, 30 fois supérieures à ces deux dollars. Pourquoi ? Du fait de leur expérience, de leur savoir-faire, de leur imaginaire, de leur créativité. Pas besoin d’être un expert pour comprendre qu’il y a un bug tragique quand il y a un tel décalage.

A l’autre bout de l’échelle, les plus riches tentent d’éponger leurs surplus en s’offrant yachts, jets privés, villas…

Keynes suggérait-il une solution à ce déséquilibre ? 

Il a cette expression étonnante : « Le problème, c’est que nous n’avons pas appris à jouir. » Com- prenez : nous n’avons pas appris la joie de vivre. Selon Spinoza, nos deux émotions majeures sont la peur et la joie. Les logiques de domination, de captation ou de destruction renvoient à la peur. Celles qui permettent d’en sortir s’organisent autour de la joie. J’estime que réintroduire la question du bonheur et de l’amour dans les relations politiques est une priorité.

On ne peut pas obliger les gens à s’aimer !

Certes, et l’échec du communisme tient moins aux raisons que l’on cite – bureaucratie, centralisme, etc. – qu’à une raison anthropologique : apprendre aux humains à aimer vivre ensemble ne va pas de soi.

Tenter de le faire de force aboutit généralement à l’effet inverse.

Or l’amour est le gisement énergétique humain le plus fort. Il faut donc créer des contextes (négociations, groupes de parole, démocratie locale…) où les gens apprennent, sinon à s’aimer, du moins à sortir des logiques de rivalité et de peur qui sont ancrées en nous depuis la nuit des temps.

Selon Paul Krugman, prix Nobel d’économie 2008, les programmes d’austérité que le FMI impose aux peuples participe de la même logique archaïque que les sacrifices humains chez les Aztèques.

Ces programmes d’austérité ne relèvent-ils pas, hélas, du bon sens ? 

Davantage qu’un animal pensant, l’humain est un animal croyant. Ses croyances ne concernent pas que le religieux, mais aussi, par exemple, l’économie. Cela m’a frappé quand j’ai écrit mon rapport «Reconsidérer la richesse », remis en 2002 au gouvernement Jospin. Une croyance ne fonctionne que si elle renvoie à une vraisemblance.

Ainsi, la phrase « On ne peut dépenser plus que ce qu’on gagne » paraît de bon sens et permet d’imposer l’austérité. Mais au même moment, l’économie financière, elle, fonctionne sur un tout autre modèle où l’on peut notamment « vendre à découvert », c’est-à-dire vendre quelque chose qu’on ne possède pas et qu’on n’aura les moyens d’acheter qu’après-coup.

Il est question d’interdire ces transactions.

Le seul fait que ça existe et qu’on n’en soit qu’à des velléités d’interdiction montre qu’on marche sur la tête. Cela dit, le propre d’une croyance est d’être en grande partie inconsciente, ce qui peut nous faire avaler n’importe quoi… ou passer à côté de mutations essentielles.

Par exemple ?

Prenez cette croyance massive : l’inéluctabilité de la guerre.

En 1963, après la crise de Cuba, John Kennedy avait demandé à ses experts quelles seraient les conséquences de l’établissement d’une paix mondiale durable.

Le rapport fut rendu trois ans après à Lyndon Johnson, avec cette conclusion : « Le système de la guerre est consubstantiel à l’organisation des communautés humaines. Il serait irresponsable de s’engager dans la voie pacifiste. »

Vision pessimiste mais apparemment « raisonnable ». Et pourtant, que s’est-il passé en Europe, depuis 1945 ? L’établissement d’une paix durable, supposé « irresponsable », a commencé à se réaliser.

Toute la construction européenne est un vaste chantier pour sortir de la logique de guerre. Nous vivons là une mutation inouïe de l’humanité, mais sans nous en rendre compte. Du coup, au lieu de bénéficier des avantages de cette innovation, l’Europe erre dans le doute.

 

 

Cette sortie de la logique de guerre est-elle irréversible ? 

Non. Si nous continuons dans la logique des programmes d’austérité qui détruisent les classes moyennes, les courants populistes réintroduiront de nouvelles logiques de guerre et de barbarie.

Dans le cas inverse, cet acquis sera la base d’un mouvement civilisateur. Un mouvement d’abord caractérisé par la prise de conscience qu’il y a bien menace de barbarie, mais qu’elle vient du dedans, de nous, et non pas du dehors, de l’étranger.

Ce constat, toutes les grandes traditions de spiritualité et de sagesse l’ont fait. Les pratiques politiques ou économiques, elles, se sont organisées autour d’une rivalité manichéenne. Il faut que l’économique et le politique allient le meilleur de la modernité et le meilleur de la tradition. Quel est le meilleur de la modernité ?

La raison et la liberté, initiatrices d’émancipation. Quel est le pire de cette modernité ?

La chosification du vivant et de l’humain, ce que l’économiste Joseph Stiglitz appelle « le fondamentalisme marchand » : au nom du libre-échange, on passe l’éponge sur l’inhumanité du monde – j’appelle ça «échange Coca-Cola contre excision ».

Quel est le meilleur des traditions de sagesse ?

La reliance – à la nature, au collectif, à la quête de sens. Mais cette reliance aussi a sa part d’ombre : l’intégrisme religieux.

La démocratie est le grand remède contre l’intégrisme.

Etre démocrate, c’est accepter de négocier avec ceux qui ne sont pas du même avis que soi.

Encore faut-il améliorer la qualité de la citoyenneté, notamment en accordant aux options minoritaires le statut d’alternatives, de contre-expertises, de lanceurs d’alerte.

Notre diversité politique doit se mettre à l’image de la biodiversité naturelle : à la fois luxuriante et sobre mais, comme dirait Pierre Rabhi, une sobriété heureuse.

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PATRICK VIVERET EN BREF

On l’écouterait des heures. Cet « utopiste réaliste » sait trouver les mots que les politiques d’ordinaire négligent. Par exemple, désir, amour ou jouissance, qu’il estime urgent de replacer au cœur de la cité. Mais sans démagogie, parce qu’il sait les situer dans le fil de l’histoire. Et parce qu’il s’impose de les soumettre au feu du débat collectif.

 Il se destinait à l’enseignement de la philosophie et on imagine le prof séduisant et drôle qu’il aurait pu être. Mais la passion politique le tenait.Venu de la Jeunesse étudiante chrétienne, il se retrouve en 1968 au PSU de Michel Rocard, puis au PS. Il ne quitte plus l’action politique, devient conseiller à la Cour des comptes et prend un temps la direction du Centre international Pierre Mendès France.
Devenu l’un des promoteurs français de l’altermondialisme, initiateur d’une « monnaie libre », le sol, dans plusieurs régions de France, il anime chaque été, à Lyon, les Dialogues en humanité où des milliers de débatteurs placent la question de l’« autogouvernance » de l’humanité au centre de la mutation que le monde attend.
Source : Nouvelles Clés –
Interview : Patrice Van Eersel