CINEMA : INTERVIEW DE KEN LOACH À PARIS… Intéressant !
Les questions et réponses concernent l’Angleterre, mais on a vraiment aucun mal à transposer…
Laura Tuffery : L’Esprit de 45 apparaît davantage comme un manifeste qu’un documentaire, était-ce votre intention ?
Ken Loach : Le film traite des espoirs du peuple britannique au lendemain de la seconde guerre et il en avait beaucoup. La plupart d’entre eux étaient inscrits dans le Manifeste du Parti travailliste de 1945 qui avait su les capter donc d’une certaine façon le film est un peu comme un Manifeste, oui. Il est centré sur ce qu’il y avait de bon dans ces propositions et non pas sur les erreurs commises car je pense qu’il est important de se souvenir de cela, de ce que les gens voulaient et en attendaient. C’était d’une certaine façon le premier pas sur un chemin qui allait les engager dans cette direction permanente, même si cela s’est effondré quelques années plus tard. Oui, d’une certaine façon mon documentaire ressemble à un Manifeste.
LT : Votre documentaire s’apparente beaucoup au Manifeste de Stéphane Hessel “Indignez-vous” qui reprenait les propositions du CNR est-ce conscient ou cela vous a-t-il échappé ?
KL : Oui bien sûr, je connais Stéphane Hessel. Le très beau film “Indignados” de Tony Gatlif que je n’ai pas vu a été réalisé autour de ce thème je crois, pour autant, non, je n’avais pas conscience de m’inscrire dans cette mouvance en réalisant mon documentaire puisque je n’ai pas vu le film.
LT : Le choix du documentaire historique se prêtait-il davantage qu’un film de fiction à cette démarche ?
KL : Non c’était surtout de ma part la volonté de raconter toute cette période historique et les gens dont je voulais parler était les vétérans de cette époque : les mineurs, les infirmières, les dockers ceux qui avaient étés impliqués de près, c’est pourquoi le documentaire est basé sur des archives historiques et la parole ordinaire de ceux qui témoignent, sans aucun commentaire qui suggère ce qu’il faut en penser.
LT : Comment vos témoins ont-ils vécu cette expérience ?
KL : Mon espoir en réalisant le film était qu’ils puissent et trouvent à être entendus soixante ans plus tard pour ce qu’ils avaient donné d’eux-mêmes à l’époque, c’était une façon d’assoir leur dignité pour moi. Mon objectif était de donner la parole à ceux issus de la guerre qui avaient vus leurs espoirs réalisés par le parti travailliste.
LT : Vous rendez hommage au gouvernement travailliste de Clement Attlee et aux réformes du Welfare state, puis vous évoquez l’arrivée de Margaret Thatcher et le démantèlement de celles-ci. Tony Blair qui lui a succédé et qui n’apparaît pas dans le documentaire, et qui appartient aussi au Parti travailliste n’est pas parvenu à contrecarrer ensuite la politique ultralibérale de Thatcher, comment expliquez-vous cela ?
KL : L’ensemble de la politique a viré à droite sans doute parce que le cœur du parti travailliste est un cœur social-démocrate ce qui signifie qu’il soutient le système capitaliste. Concrètement cela suppose qu’il faut que les entreprises puissent d’abord réaliser des bénéfices pour que les travailleurs puissent ramasser quelques miettes sur la table mais Tony Blair a poussé ce raisonnement à l’extrême et le Labor Party même social-démocrate a viré à droite. Comme Thatcher avait droitisé le jeu politique et poussé l’ensemble du Tory Party vers son aile droite, cela a aussi entraîné le Labor Party vers la droite puisque leur idée était qu’il fallait occuper et élargir le Centre mais celui-ci aussi avait été tiré vers sa droite par Thatcher. Finalement, Tony Blair pensait qu’il pouvait être un tout petit peu moins conservateur que l’aile droite des conservateurs et recueillir tous leurs votes, bien sûr cela ne fonctionne pas comme ça mais c’est la théorie du parti travailliste que d’être presque aussi à droite que l’opposition de droite mais pas tout à fait…
LT : Un des témoins de L’esprit de 45 dit que « le ver était déjà dans la pomme » en 1945 puisque les ouvriers n’avaient plus aucun contrôle dans les quartiers, que toutes les réformes avaient été supervisées par des bureaucrates. Est-ce dire que le Welfare State aurait « endormi » une certaine conscience de classe?
KL : Au contraire, je pense que les gens étaient plus confiants et armés pour se battre en vivant dans de meilleures conditions. Ils sont beaucoup moins forts et moins préparés quand ils vivent des défaites comme c’est le cas actuellement. Il y a eu de très fortes luttes sociales et syndicales dans les années 70 pour le maintien des salaires qui est à un niveau assez bas et ceci durant la période où le Welfare state était le plus fort. Aujourd’hui que le Welfare state devient de plus en plus faible, les gens se mobilisent de moins en moins, ceci va donc à l’encontre de cette idée d’endormissement.
LT : Alors pensez-vous qu’aujourd’hui le réformisme keynésien, dont il est fait souvent mention dans le documentaire, serait encore une réponse propice à la situation de crise actuelle comme il l’était en 1945?
KL : Je pense que ce serait beaucoup plus difficile maintenant car les grandes entreprises ne sont pas si fortes et dictent le commerce mondial avec une telle force et j’allais dire sans pitié en exploitant à des salaires dérisoires des ouvriers d’Asie, d’Amérique Latine ou d’ailleurs. Il est donc difficile de voir comment Keynes interviendrait dans ce contexte. Le keynésianisme dont on parle serait d’investir davantage d’argent dans l’économie, d’empêcher progressivement l’augmentation des dépenses publiques… Je ne sais pas, je ne suis pas économiste mais il me semble que les données sont radicalement différentes…
LT : Je vous pose cette question car la fin du documentaire laisse la question ouverte sur le mouvement « Occupy » et « Indignados », sans apporter de réponse ni politique ni économique mais en évoquant l’engagement et la mobilisation…
KL : Au bout du compte je pense qu’il faut clairement revenir à la théorie politique – pas une théorie dictée de manière académique bien sûr- pour offrir une véritable alternative issue des luttes et des mobilisations sociales. C’est compliqué… mais je ne vois pas du tout Keynes pouvant sauver le capitalisme, il est vraiment en chute libre… (Rires)
LT : L’Esprit de 45 c’est aussi un hommage direct à l’engagement politique mais aussi à l’engagement en général et à la fidélité à celui-ci…
KL : Je n’y avais pas pensé mais je pense que c’est probablement cela car les personnes âgées avec lesquelles nous avons parlé pour réaliser le documentaire étaient tous des gens très actifs, passionnés par le changement, ils dégageaient une incroyable énergie et c’est cela qui rend les gens si attirants…
LT : C’est aussi un peu votre cas…
KL : Non, non… Moi je ne suis que le messager… (Sourires)
LT : Le documentaire démarre avec des images d’archives en noir et blanc de couples d’amoureux que vous avez reprises en couleur à la fin, je voulais vous demander sous forme de boutade si Margaret Thatcher avait aussi réussi à privatiser et à démanteler l’amour entre temps ?
KL : (Rires) L’état de compassion peut-être… J’espère que là où elle est maintenant elle trouve beaucoup de compassion… Peut-être que Reagan et Pinochet lui ont beaucoup manqué ! (rires)
LT : Le film apparaît comme un message transmis à la jeunesse par les vétérans mais peut-être aussi au Parti Travailliste ?
KL : Oui… mais je pense qu’il est mort maintenant donc il n’entend plus rien (rires) ! Je pense qu’il y a des travaillistes ou des militants du Parti travailliste qui sont remarquables mais je suis sans espoir pour ses dirigeants.
LT : L’ennemi d’alors était le nazisme, quel serait l’adversaire aujourd’hui ?
KL : L’ennemi c’est la haute bourgeoisie et les politiciens qui la représentent : Cameron, Obama, Rajoy, Hollande… Ils sont les représentants des grandes entreprises, ils sont donc l’ennemi.
Propos recueillis à Paris le 1er mai 2013, jour où Ken Loach travaille aussi…
Laura Tufféry
L’Esprit de 45, Sortie Salles le 8 mai 2013
Source : Médiapart