LIVRE : Le travail selon Huxley, c’est pas demain, c’est maintenant. Témoignage.

« En Amazonie, infiltré dans le meilleur des mondes »

Pour son pic d’activité, à l’approche des fêtes de Noël 2012, Amazon recrute des milliers d’intérimaires. Pour la première fois en France, un journaliste décide d’infiltrer un entrepôt logistique du géant du commerce en ligne. Il intègre l’équipe de nuit. Après avoir souscrit au credo managérial et appris la novlangue de l’entreprise, c’est la plongée dans la mine : il sera pickeur, chargé d’extraire de leurs bins (cellules) des milliers de «produits culturels», amassés sur des kilomètres de rayonnages, marchandises qu’il enverra se faire emballer à la chaîne par un packeur, assigné à cette tâche. Chaque nuit, le pickeur courra son semi-marathon, conscient de la nécessité de faire une belle performance, voire de battre son record, sous le contrôle vigilant et constant des leads (contremaîtres), planqués derrière des écrans : ils calculent en temps réel la cadence de chacun des mouvements des ouvriers, produisent du ratio et admonestent dès qu’un fléchissement est enregistré… Bienvenue dans le pire du «meilleur des mondes», celui qui réinvente le stakhanovisme et la délation sympathiques, avec tutoiement. Plus de quarante-deux heures nocturnes par semaine, en période de pointe. Un récit époustouflant. Jean-Baptiste Malet nous entraîne de l’autre côté de l’écran, une fois la commande validée. La librairie en ligne n’a plus rien de virtuel, l’acheteur ne pourra plus dire qu’il ignorait tout de la condition faite aux «amazoniens».

 

EXTRAITS :

«Dans l’alvéole, je cherche des yeux le dos de Babar, le petit éléphant. Voici le livre. Je vérifie qu’il n’est pas damage – endommagé –, puis je scanne son code-barres. Deuxième bip d’approbation de mon scan : il s’agit bien du bon livre. Je place le livre dans mon panier roulant. Je viens de débuter mon “batch”, la liste d’articles à prélever. L’écran affiche aussitôt le prochain article qu’il me faut picker. (…) L’ordinateur calcule en temps réel quel est l’article à prélever en fonction de ma position géographique dans l’entrepôt, qu’il connaît précisément. Des logiciels optimisent mes déplacements afin que mon temps de marche entre deux prélèvements d’articles n’excède pas plusieurs dizaines de secondes. (…) Cette opération de prélèvement de la marchandise dans les rayonnages ainsi résumée, il vous faut la multiplier par des centaines d’heures et des dizaines de milliers d’articles pour avoir une idée du travail d’un pickeur. (…) Les pickeurs sont des femmes et des hommes meilleur marché et plus efficaces que des robots. Avec eux, aucun entretien technique n’est requis puisqu’ils sont pour beaucoup intérimaires. La direction d’Amazon peut aisément les remplacer quand ils sont épuisés ou ne font plus l’affaire en allant simplement puiser dans l’immense armée de réserve que constituent les chômeurs. »

 

«Chez Amazon, pour une nuit d’ouvrage, le travailleur a le droit à deux pauses de vingt minutes. En réalité, si les pauses sont de vingt minutes, le répit est bien moindre. (…) Le temps réel de pause, j’entends celui où l’on est véritablement assis, s’élève à cinq ou six minutes. (…) Chaque nuit, les travailleurs ont le droit à deux pauses. L’une est rémunérée par Amazon. L’autre est à la charge du travailleur. Le travail débute à 21 h 30 et s’achève à 4 h 50. Bien que l’ouvrier passe sur le site sept heures et vingt minutes, il n’est payé que pour sept heures de travail par nuit. (…) La plus criante des injustices au sujet du temps de travail est incarnée par la distance entre le lieu où se trouve la pointeuse et les tourniquets par lesquels l’on entre et l’on sort. Six fois par jour, cette traversée de deux minutes est à la charge du travailleur. Pourquoi la pointeuse n’est-elle pas placée à l’entrée de l’usine, comme le souhaitent les syndicalistes ? C’est bien simple : dès lors que ces temps de traversée sont pris sur le temps libre du travailleur, avant et après son passage par la pointeuse, ou pendant ses temps de pause puisque sa pause ne débute pas au tourniquet de sortie, ils ne sont pas payés par Amazon. Avec douze minutes spoliées par jour, multipliées par mille travailleurs quotidiens, sur ce seul site, cela fait douze mille minutes, soit deux cents heures de travail par jour non payées. Multiplions ce temps par trente et un jours. Nous obtenons une économie de six mille deux cents heures de travail non payées par Amazon aux salariés. »

 

«L ’exemple qu’Amazon donne à voir devrait pourtant faire réfléchir à l’heure même où chaque client achetant un produit sur Amazon.fr ne paie presque aucune taxe à l’État français. L’achat n’est en effet pas assujetti à la TVA (taxe sur la valeur ajoutée). Par un savant montage financier dont de malicieux conseillers juridiques ont le secret, Amazon.fr exerce une activité commerciale dont les clients, les stocks (pour la plupart des produits commandés) et les travailleurs se trouvent à peu près tous physiquement en France, mais pour laquelle le tiroir-caisse est situé au Luxembourg. À tel point que, pour les exercices de 2006 à 2010, le fisc français a réclamé à Amazon, en 2012, 252 millions de dollars (198 millions d’euros) d’arriérés d’impôts, d’intérêts et de pénalités liés à la déclaration à l’étranger de son chiffre d’affaires réalisé en France. (…) Le Syndicat de la librairie française considère aujourd’hui que, à proportions égales, la librairie indépendante française représente une activité qui génère deux fois plus d’emplois que les grandes surfaces culturelles, trois fois plus que la grande distribution et, selon les chiffres de la Fédération du e-commerce et de la vente à distance, dix-huit fois plus que le secteur de la vente en ligne dont Amazon est le fleuron. (…) Au cœur de cette grande bataille commerciale et culturelle entre Amazon et les points de vente physique, l’État français n’est pas un simple spectateur. En France, malgré le comportement fiscal d’Amazon et l’élan libertarien qu’insuffle Jeff Bezos à son entreprise, l’actuel gouvernement socialiste ainsi que diverses collectivités locales ou municipalités, de gauche comme de droite, ont décidé de subventionner les « créations d’emplois » que représente l’ouverture d’un entrepôt de logistique de cette multinationale. (…) Tous les dirigeants politiques se réjouissant de l’ouverture de nouveaux entrepôts logistiques d’Amazon ne font pourtant qu’applaudir et encourager un processus économique menant les libraires indépendants et autres travailleurs du secteur vers le chômage. D’autant qu’à l’aide de ces subventions publiques versées à une multinationale en pleine forme financière, les politiques faussent non seulement la libre concurrence avec de l’argent public, mais accélèrent de surcroît le processus économique fabriquant davantage de chômeurs que de nouveaux emplois non qualifiés. Le tout garantissant les mégaprofits d’une multinationale dont la légende s’écrit chaque jour un peu plus à Wall Street. »

 Jean-Baptiste Malet. éditions fayard, 
160 pages, 12 euros.