Kiobel vs Shell: un coup dur pour les droits de l’homme face aux multinationales

Une décision de la Cour suprême des Etats-Unis vient de limiter les recours juridiques face à des violations des droits de l’homme engageant la responsabilité d’entreprises multinationales.

 

La décision rendue le 17 avril par la Cour suprême américaine dans l’affaire Kiobel vs. Shell était très attendue par les organisations de défense de droits de l’homme et par de nombreuses multinationales. Elle vient finalement confirmer le jugement de la Cour d’appel, favorable à Shell, en écartant à priori la possibilité pour une entreprise non-américaine d’être jugée aux Etats-Unis (au civil) pour des violations des droits de l’Homme commises à l’étranger.

En 2004, des familles de victimes nigérianes avaient décidé de poursuivre Shell pour des abus aux droits de l’homme commis entre 1992 et 1995 dans le delta du Niger, au cœur de la région peuplée par la minorité Ogoni. Ils accusent la multinationale anglo-hollandaise pétrolière d’avoir assisté la dictature nigériane dans la détention arbitraire, la torture ou encore l’exécution de militants pacifistes qui dénonçaient la pollution causée par l’entreprise et ses conséquences pour le peuple Ogoni.

Réfugiés aux Etats-Unis, les plaignants formaient leur recours sur la base de l’Alien Tort Statute (ATS) qui autorise en théorie des ressortissants étrangers à engager des poursuites devant les tribunaux fédéraux américains pour des violations du droit international.

 

Voté en 1789, le texte visait initialement à offrir des recours juridiques pour des diplomates sur le sol américain, ou face à des actes de piraterie. Après avoir dormi dans les tiroirs pendant près de 200 ans, le statut a été utilisé à de nombreuses reprises depuis les années 1980 dans des cas de violations de droits de l’Homme commis par des personnes physiques mais également par des entreprises, et notamment des multinationales.

Avec des issues diverses, l’ATS avait ainsi offert un recours original dans des cas visant des entreprises telles que Rio Tinto, Coca-Cola, Chevron ou encore Yahoo! poursuivies pour leurs actions et omissions en Papouasie-Nouvelle-Guinée, en Colombie, au Nigeria ou encore en Chine. A première vue, la décision prise à l’unanimité par les 9 juges de la Cour suprême américaine est donc «un énorme revers pour les droits de l’homme» comme l’écrit le New York Times dans un éditorial.

Extra-territorialité

Dans leur décision, les juges évitent de revenir catégoriquement sur certaines questions fondamentales évoquées lors des deux audiences tenues en février puis en octobre 2012, comme la possibilité d’imputer une responsabilité judiciaire (au civil) aux entreprises sur la base du droit international des droits de l’homme.

Ainsi, la Cour suprême ne tranche pas quant à la possibilité de juger une entreprise à travers l’ATS de la même manière qu’une personne physique –possibilité que Shell et les nombreuses multinationales venues en appui voulaient voir écartée. En conséquence, les juges ne se sont pas prononcés non plus sur une question liée: celle de l’existence d’un standard judiciaire de «complicité» («aiding and abetting») et des critères permettant de l’établir.

Pour fonder leur décision, les juges ont préféré se concentrer sur l’enjeu de la «portée extraterritoriale» de l’ATS. En d’autres termes, des citoyens nigérians réfugiés et résidents aux Etats-Unis peuvent-ils poursuivre des entreprises (maison-mère et filiales) néerlandaise, britannique et nigériane devant une juridiction fédérale américaine (au civil)?

En réponse à cette question, les juges rappellent l’existence d’une «présomption» d’inapplicabilité extraterritoriale de la législation américaine (en l’occurrence issue du 1er Congrès américain en 1789). L’ATS n’y échappe pas. Ni le texte de cette loi (qui prévoit de manière lapidaire que «les tribunaux fédéraux pourront avoir une compétence originale pour toute action civile initiée par un étranger pour un dommage commis en violation de la loi des nations ou d’un traité des Etats-Unis»), ni une relecture historique des raisons de son adoption ne justifient d’une intention d’en faire un instrument couvrant des situations hors du territoire américain.

Limiter «l’interférence injustifiée du judiciaire» avec le politique

Dans le même temps, les sages de Washington mentionnent explicitement les risques d’«interférence injustifiée du judiciaire» vis-à-vis du politique et notamment des souverainetés des Etats où les faits ont été commis, risques qu’ils avaient déjà soulignés dans une précédente affaire de détention arbitraire (Sosa vs. Alvarez-Machain, en 2004, la seule autre affaire impliquant l’ATS à avoir abouti devant la Cour suprême). Ces dommages présumés pour la diplomatie et les intérêts américains comptaient parmi les arguments déployés en défense par Shell.

L’argument figurait aussi dans de multiples amicus briefs  (avis écrits soumis à la Cour par des tiers intéressés), dont celui soumis conjointement par les gouvernements britannique et hollandais. Lors des débats, le juge Alito s’est interrogé sur «ce que faisait une affaire comme celle-ci devant un tribunal des Etats-Unis», d’avis que «l’Alien Tort Statute a été mis en place pour prévenir les tensions internationales et ce type de procès ne fait que créer des tensions internationales».

Le gouvernement américain lui-même s’est montré versatile sur le sujet: après avoir défendu l’applicabilité de l’ATS lors de la première audience, il a finalement adopté, lors de la seconde, une position plus réservée et restrictive: l’ATS ne devrait pouvoir s’appliquer dans les cas où les faits ont lieu à l’étranger, à l’encontre de ressortissants non-américains, et visent une simple complicité –comme dans l’affaire Kiobel –et non une responsabilité directe de l’entreprise. Le gouvernement défendait ainsi la nécessité de définir (et restreindre) la portée de son action internationale en faveur des droits de l’homme, à l’aune de ses intérêts concurrents (politiques et économiques).

Au passage, la Cour considère que, bien que l’ATS soit uniquement mobilisable pour des violations graves de normes suffisamment précises et internationalement reconnues (comme l’interdiction de la torture), cela ne diminue en rien les risques diplomatiques et politiques liés à son utilisation. Cette position avait pourtant été largement contestée par les amicus des d’ONG et des experts internationaux, dont celui du rapporteur des Nations unies sur la torture Juan Mendez.

Pas d’obligation de sanctionner les violations des droits de l’homme?

Celui-ci insistait sur le fait que le type de voie de recours que constitue l’ATS ne devait pas être compris comme une anomalie, mais plutôt comme un développement conforme aux exigences du droit international, et participant d’un mouvement en cours dans d’autres pays. Ainsi, les Etats-Unis répondaient jusqu’ici avec l’ATS à une obligation, répercutée dans plusieurs textes internationaux: celle, pour les Etats parties à ces textes, de prévoir, dans leur droit et dans les compétences reconnues à leur système judiciaire, des recours effectifs pour les victimes de violations graves du droit international.

Le juge Breyer, dans une opinion séparée appuyée par les 3 autres juges «libéraux» de la Cour suprême (en opposition à la majorité conservatrice), s’accorde sur la décision sans en partager le raisonnement. Il rappelle ainsi que «le Congrès américain a ratifié plusieurs traités obligeant les Etats-Unis à poursuivre et sanctionner les responsables de crimes commis contre des non-ressortissants à l’étranger», citant notamment la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ou encore la Convention internationale sur les disparitions forcées.

Cette dernière prévoit par exemple que tout «État partie prend également les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître d’un crime de disparition forcée quand l’auteur présumé de l’infraction se trouve sur tout territoire sous sa juridiction, sauf si ledit État l’extrade, ou le remet à un autre État conformément à ses obligations internationales ou à une juridiction pénale internationale dont il a reconnu la compétence». Critère d’effectivité, ici au pénal, mais avec des implications ou des parallèles au civil.

Les multinationales peuvent se réjouir

L’autre point décisif de la décision est ailleurs. Les juges considèrent qu’une simple présence sur le territoire américain de l’entreprise visée– en l’occurrence pour Shell, la présence d’un bureau à New York et l’échange d’actions sur le New York Stock Exchange – ne serait pas suffisante pour justifier d’une compétence des juridictions fédérales sur la base de l’ATS. La Cour ne dit mot d’un autre lien qu’avait mis en avant l’avocat des familles de victimes devant la Cour: celui de plaignants réfugiés aux Etats-Unis, et poursuivant devant les juridictions de l’Etat où ils résident légalement.

L’une des observations des juges est que «rien n’indique que l’ATS avait été adopté pour faire des Etats-Unis un forum exceptionnellement accueillant pour la mise en œuvre effective des normes internationales». De fait, cette perspective se réduit: si l’ATS restera mobilisable, les possibilités de voir à l’avenir de nouvelles procédures engagées contre des entreprises multinationales étrangères sur ce fondement et pour des faits commis hors sol américain seront désormais extrêmement restreintes, sinon réduites à néant.

De nombreuses multinationales jusqu’ici exposées et qui avaient pu préférer conclure des accords à l’amiable ces dernières années se félicitent sans doute du résultat.

La décision marque un coup d’arrêt pour une justice civile à portée universelle et l’affaiblissement d’un des leviers jusqu’ici porteur pour les victimes de violations impliquant des entreprises, que certains considéraient comme  l’un des moteurs contraignants du développement de la responsabilité sociale des entreprises.

Quel recours à l’avenir?

Le Professeur Ralph Steinhardt, avocat dans le cas Sosa en 2004 et directeur du Programme d’Oxford en droit international des droits de l’Homme, a récemment estimé lors d’un colloque à Paris que «beaucoup des initiatives volontaires engageant aujourd’hui des entreprises n’auraient sans doute pas vu le jour sans l’ombre de l’ATS en arrière-plan». Cette ombre s’éloigne, au moins momentanément.

Reste à savoir si le Congrès reviendra à la charge, ou si d’autres Etats prendront le relais. Peter Weiss, l’un des avocats à l’origine du dépoussiérage de l’ATS dans les années 1980 avec l’affaire Filartiga v.Pena-Irala (le premier cas «moderne» d’application du statut), avait écrit en février 2012 dans les colonnes du Guardian:

«En fin de compte, que l’on approuve ou non l’utilisation de l’Alien Tort Statute contre des entreprises, on en revient à la question de savoir si notre vision du libre-échange comprend la liberté de commettre (ou, dans beaucoup de cas, de ne pas s’opposer) à la torture, au viol, au travail forcé et aux exécutions extrajudiciaires comme un attribut ordinaire de l’acte de faire du commerce. Les entreprises arguent qu’il existe des recommandations qui les enjoignent à respecter les normes internationales relatives aux droits de l’Homme, mais qu’elles n’ont pas pris la forme de normes légales internationales. Là est tout le problème».

A la lecture de la décision de la Cour suprême, ce problème demeure. Les réponses dépendront de l’émergence de législations  de forums judiciaires nationaux ou multilatéraux plus opérants, où ces normes internationalement reconnues pourront être effectivement opposées  à des entreprises. C’est dans cette direction que les plaignants et ceux qui les soutiennent poursuivront leur combat, en mobilisant d’autres ressources du droit, ou s’employant à le faire évoluer.

Grégoire Fleurot, Antoine Meyer et Romain Svartzman

Pour : Slate.fr