Chiffres de la délinquance : « Que vaut un thermomètre témoignant d’un monde irréel ? »
La mission d’information de l’Assemblée nationale sur la mesure statistique des délinquances et de leurs conséquences a rendu sa copie, mercredi 24 avril. La création de la mission, présidée par Jean-Yves Le Bouillonnec (PS, Val-de-Marne), partait d’un constat simple, dix ans après la création de l’Observatoire national de la délinquance (OND, devenu ONDRP, pour réponse pénale, en 2010), les chiffres de la délinquance sont toujours source de méfiance, de polémiques et de doutes sur leur fiabilité.
Les conclusions de la mission sont simples : « Proscrire le ‘chiffre unique’, particulièrement trompeur, et favoriser la communication des données plus fines, porteuses de sens » ; « les chiffres doivent être pris pour ce qu’ils sont : les données issues de l’activité des services ne mesurent rien d’autre que l’activité des services » ; « s’interdire de livrer un chiffre sans inscrire l’analyse dans des tendances de long terme et sans étudier le contexte précis ni rechercher les causes » ; « cesser de recourir au même instrument pour mesurer, d’une part les délinquances, d’autre part la performance des services. » (Lire les préconisations complètes à la fin de cet article)
Un gendarme tire des conclusions encore plus radicales de son expérience, dans un livre à paraître le 2 mai : Un Mensonge d’Etat – L’imposture sécuritaire (éd. Michalon, 304 pages, 20 euros). Pour le colonel Jean-François Impini, à la retraite, qui a effectué une grande partie de sa carrière en police judiciaire, notamment au Service technique de recherches judiciaires de la gendarmerie nationale, c’est l’outil de collecte statistique du ministère de l’intérieur lui même – l' »état 4001″, qui rassemble tous les faits de délinquances enregistrés dans une centaine d’index – qu’il faut supprimer. Entretien.
Pourquoi pensez-vous qu’il faille « casser le thermomètre » ? N’y a-t-il pas un risque de ne plus pouvoir comparer l’évolution de la délinquance ? Les nouveaux agrégats présentés par le ministre en janvier continuent ainsi d’utiliser ce système, même s’ils tentent d’élargir le spectre, et la mission Le Bouillonnec ne parle que de le « rénover »…
Commençons par rappeler que l’état statistique 4001 – c’est son nom – est hérité d’une époque où les plaintes étaient enregistrées à la machine à écrire : l’outil serait-il vraiment toujours adapté aujourd’hui ? Ajoutez ensuite à cette obsolescence toutes les dérives qui ont servi, depuis 2002, à dévoyer les statistiques pour travestir en success-story l’échec de la politique sécuritaire.
Une comparaison entre les données des compagnies d’assurance et celles du ministère de l’intérieur prouve, par exemple, de façon irréfutable, une tricherie de grande envergure sur les vols de véhicules. Dans d’autres rubriques, les chiffres sont aussi surréalistes que le silence de l’ONDRP à leur égard : les infractions qui diminuent massivement sont celles que la police élucide le moins. Prenez les vols dans les voitures : la police peine à en élucider de 4 % à 9 % selon les années, mais le nombre de ces vols aurait pourtant baissé de 500 000 à 250 000 en dix ans. Que vaut un thermomètre témoignant d’un monde irréel où ce serait l’inefficacité de la police qui découragerait le crime ?
L’état 4001 ne permet ainsi plus aucune lecture pertinente tellement la délinquance a été sous-estimée durant une décennie. Le gouvernement se trouve d’ailleurs sur ce point face à un choix difficile. Relâcher la pression sur les unités de base et les laisser enregistrer toutes les infractions portées à leur connaissance, c’est jouer la carte de l’honnêteté statistique. Mais c’est aussi s’exposer à une forte hausse apparente de la délinquance : le retour en statistique des centaines de milliers de délits qui en sont artificiellement exclus depuis des années ne peut pas produire d’autre effet.
Pourtant, des résultats comme ceux de la police scientifique ou de l’élucidation des homicides sont souvent cités comme des exemples de la réussite policière. Vous les remettez en cause ?
Les chiffres relatifs aux fichiers des empreintes génétiques et digitales sont empreints d’approximations à l’égard desquelles l’Observatoire a fait preuve de la même complaisance que dans le cas précédent. Mais même en trichant sur leurs résultats, ces fichiers ne représentaient même pas 4 % du total des infractions élucidées en 2010, soit à peine 1,5 % des délits enregistrés. Comme vous le voyez, on est très loin des armes de destruction massive de la délinquance pour lesquels on tente de les faire passer. Quant aux autres techniques de police scientifique, elles pèsent de façon anecdotique du fait de la complexité de leur mise en œuvre et de leur coût exorbitant.
Le constat est moins sombre pour les homicides, mais en partie grâce à la bonne volonté des assassins, dont l’identité est connue avant l’arrivée des enquêteurs dans environ deux tiers des cas. Simultanément, la police déploie beaucoup d’énergie pour éluder les problématiques les plus épineuses. Sur la détection des homicides en série, elle donne vaguement le change tout en niant le phénomène en sous-main ; sur les disparitions inquiétantes de personnes, elle ne prend même pas cette peine. Des matières dans lesquelles nous en sommes presque encore à l’âge de pierre.
Comment faut-il alors mesurer la délinquance ?
Avec la volonté de le faire, surtout : continuer d’atermoyer, c’est laisser soupçonner la poursuite des pratiques inavouables. Et la mesurer de façon neutre, donc en conférant d’urgence à l’ONDRP les conditions d’une indépendance réelle dont on est encore très éloigné.
Sur un plan technique, on pourrait s’inspirer de la table Natinf du ministère de la justice, qui codifie les infractions selon plus de 1 000 index, là où l’intérieur travaille avec 103 pauvres rubriques. Or, le système de la gendarmerie est déjà en mesure d’indexer selon cette table Natinf, et on peine à croire que l’informatique de la police ne puisse en faire autant. Avec un degré de finesse de cet ordre, on pourrait composer tous les indicateurs statistiques nécessaires pour avoir une vision détaillée de la délinquance.
Enfin, en rendant facilement détectables la plupart des tricheries, cette finesse les dissuaderait. Trop voyante, la manipulation des données deviendrait politiquement contre-productive et cela sonnerait le glas de la course aux chiffres initiée en 2002. Débarrassées de la nécessité de l’affichage, les unités de terrain pourraient retourner à leur mission de sécurité.
Propos recueillis par Laurent Borredon
Les préconisations de la mission Le Bouillonnec :
– Préconisation n° 1 : Rénover l’état 4001 par l’indexation distincte des infractions nouvelles, la création de nouveaux index en lieu et place des index 106 et 107, l’intégration des infractions routières et des contraventions de la 5e classe, l’enrichissement des informations disponibles en ce qui concerne le lieu, le contexte et la gravité de l’infraction, mais aussi les auteurs et les victimes.
– Préconisation n° 2 : Favoriser la mise en place, à terme, d’un infocentre plus complet et regroupant les statistiques issues des forces de police comme de gendarmerie.
– Préconisation n° 3 : Se doter de statistiques judiciaires plus précises en ce qui concerne le profil des auteurs présumés des infractions, le parcours judiciaire et pénitentiaire des personnes condamnées et l’activité des services en charge judiciaire et pénitentiaire de l’exécution des peines.
– Préconisation n° 4 : Doter à moyen terme le ministère de l’intérieur d’un service statistique ministériel dédié aux politiques de sécurité.
– Préconisation n° 5 : Développer le contrôle interne de la production des données au sein du ministère de l’intérieur, notamment par la création de missions d’inspections conjointes, réunissant les inspections générales de la police et de la gendarmerie nationales et des personnes issues de la statistique publique.
– Préconisation n° 6 : Développer de nouveaux indicateurs, plus qualitatifs, pour mesurer la performance des services.
– Préconisation n° 7 : Assurer l’utilisation opérationnelle des statistiques en intégrant au service statistique ministériel des policiers et gendarmes et en favorisant la diffusion de tableaux de bord harmonisés auprès des commandants opérationnels des deux forces.
– Préconisation n° 8 : Envisager le rattachement de l’ONDRP au Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP).
– Préconisation n° 9 : Mettre fin à la publication mensuelle, par l’ONDRP, des chiffres des crimes et délits constatés par les services de police et les unités de gendarmerie ; et confier la diffusion mensuelle de ces chiffres au futur service statistique du ministère de l’intérieur dédié aux politiques de sécurité.
– Préconisation n° 10 : Confier aux commissions compétentes du Parlement le soin de désigner le président du conseil d’orientation de l’ONDRP, qui serait amené à exposer régulièrement devant les parlementaires les travaux de l’Observatoire au niveau national et international.
– Préconisation n° 11 : Reconnaître à l’ONDRP un pouvoir d’accès direct aux bases de données anonymisées de la police et de la gendarmerie afin de mieux contrôler la saisie et la consolidation des données statistiques du ministère de l’intérieur.
– Préconisation n° 12 : Encourager les synergies et les efforts de coordination entre les observatoires locaux ou sectoriels des délinquances.
– Préconisation n° 13 : Doter l’ONDRP d’un conseil scientifique pouvant s’appuyer sur des chercheurs associés ayant des profils et des compétences variés (sociologues, ethnologues, démographes, etc.).
– Préconisation n° 14 : Encourager le développement d’enquêtes de victimation plus régulières et plus ciblées sur l’échelon local.
– Préconisation n° 15 : Expérimenter, en plusieurs points du territoire, au niveau des circonscriptions de sécurité publique, des enquêtes de satisfaction de la population à l’égard de l’activité des forces de l’ordre, rendant notamment compte de la qualité de l’accueil et des conditions des dépôts de plainte.
Source : lemonde.fr