LES ENFANTS « VOLÉS » D’ANGLETERRE…
Royaume-Uni: le scandale des enfants retirés abusivement à leurs parents par les services sociaux
DOCUMENTAIRE – Cela se passe à quelques kilomètres de la France, de l’autre côté de la Manche. Des enfants sont enlevés de force à leurs parents par les services sociaux, parfois à tort. Une dérive sur laquelle a enquêté la réalisatrice Isabelle Cottenceau pour un documentaire, diffusé lundi 14 janvier sur Canal+.
Angleterre: le royaume des enfants perdus raconte l’histoire de parents aux destins dignes d’un roman de Kafka. Pris dans le piège d’une politique de la protection de l’enfance surpuissante, le film raconte comment l’État britannique les a privés de leurs enfants, mais aussi de leurs droits.
Spirale infernale
À cet égard, l’histoire de Nicky et Marc Webster, qui a fait grand bruit en Angleterre, est exemplaire. En 2003, Nicky découvre son plus jeune fils en souffrance, après une « mauvaise nuit ». Elle lui découvre une jambe enflée et l’emmène à l’hôpital avec son mari. Le diagnostic des médecins est ferme. L’enfant souffre de six fractures. Dans leur rapport, ils concluent que ces blessures ont été provoquées par des violences. C’est le début de la spirale infernale.
Convoqués par les services sociaux, les deux parents se voient retirer la garde de cet enfant, mais aussi celle des deux aînés, par « mesure préventive ». Désemparés, ils ne peuvent rien faire car pour les autorités, ils sont coupables de violence. Les services sociaux mettront leurs trois enfants à l’adoption.
Selon le droit britannique, ils ne pourront donc plus jamais être les parents légaux d’enfants qu’ils n’ont d’ailleurs même pas le droit de nommer face à la caméra, sous peine de poursuites. À ce jour, Nicky et Mark Webster n’ont donc jamais revu leurs enfants, si ce n’est grâce à une vidéo, mise à disposition par les services sociaux afin de leur trouver une famille d’accueil.
« Un système orwellien »
Marc et Nicky chercheront à avoir un autre enfant, mais une fois encore les services sociaux se mettront en travers de leur chemin. À leur demande, ils ont dû passer cinq mois dans un foyer surveillé en permanence afin de prouver qu’ils feraient de bons parents.
« On est dans un système complètement orwellien », explique la réalisatrice au HuffPost. « Le plus inquiétant, c’est la notion de prédiction. Un peu comme on a vu en France avec la question des mineurs délinquants il y a quelques années, en Grande-Bretagne, les services sociaux croient pouvoir déceler la violence avant qu’elle n’ait lieu », continue-t-elle.
À l’origine de ce système absurde, une double dynamique:
- D’un côté, plusieurs faits divers qui ont vu des enfants britanniques maltraités, au point même d’être tués par leurs parents. En témoigne l’affaire Baby P., du nom de ce bébé de 17 mois décédé des 2007 des suites de la cinquantaine de blessures que lui avaient infligé ses parents. À l’époque, l’affaire bouleverse le pays. Les médias n’hésitent alors pas à pointer du doigt la défaillance des services sociaux, qui redoublent d’attention et augment drastiquement le nombre de retraits d’enfants.
- De l’autre, depuis l’arrivée au pouvoir de Tony Blair en 1997, tout est fait pour encourager l’adoption. Les communautés locales se voient même rémunérées par l’État, si elles atteignent leurs objectifs d’enfants placés dans des familles d’accueil. Certaines d’entre elles engrangent plusieurs centaines de milliers, voire plusieurs millions de livres.
Chape de plomb
Aujourd’hui, impossible de savoir combien d’enfants ont été abusivement retirés de leur famille. La loi interdit à quiconque, parents, avocats, journalistes de mentionner ne serait-ce que le nom des enfants. C’est donc une véritable chape de plomb qui s’est abattue sur ce scandale. Tout au plus peut-on estimer le nombre de cas à quelques centaines, quelques milliers peut-être, des dires des avocats qui défendent les intérêts des parents dépossédés.
Que ce soit du côté des services sociaux, de l’hôpital, ou du ministère de l’Education dont dépendent les services sociaux, la réalisatrice s’est systématiquement heurtée à un refus de communiquer sur ces erreurs judiciaires.
En 2007, Mark et Nicky Webster ont été blanchis:
« C’est véritablement un sujet épidermique pour les britanniques », raconte Isabelle Cottenceau. Peu importe d’ailleurs que certains parents, comme Nicky et Mark Webster aient été lavés de tout soupçon (il a été depuis prouvé que leur fils souffrait de graves carences alimentaires, refusant de se nourrir d’autre chose que de lait de soja, cause des blessures observées).
L’abus émotionnel: notion fourre-tout
De tels abus de la protection de l’enfance seraient-ils possibles en France? Théoriquement non. Car la loi française privilégie le lien avec la famille biologique, maintenu dans la notion d’adoption simple. Or, la Grande-Bretagne vit dans le régime de l’adoption plénière qui le supprime. Si cette forme d’adoption existe en France, elle est néanmoins rare et très encadrée.
En Grande-Bretagne cependant, l’arsenal juridique dont disposent les services sociaux ne se limite à l’adoption. Une clause permet à ces services de justifier le retrait d’un enfant: l’abus émotionnel.
Comme l’explique la journaliste Sue Reid: « On dit aux parents, il est possible que vous vous énerviez contre votre enfant ou que vous perdiez votre calme quand il sera adolescent (…) et pour ne pas risquer cela, on vous retire votre enfant. » Conséquence de cette clause fourre-tout, l’invocation de l’abus émotionnel a augmenté de 163% entre 2001 et 2011. En comparaison, les justifications d’un retrait pour cause de violences physiques ou sexuelles ont respectivement reculé de 44% et 46%.
Du côté des autorités, certaines mesures ont été prises. Le gouvernement ne récompense plus financièrement les autorités locales pour avoir placés des enfants, mais continue néanmoins de publier le classement, par autorités locales, du nombre de placements. Quant aux services sociaux, ils n’ont pas levé le pied.
Depuis le tournage en 2012, l’une des mamans filmées par Isabelle Cottenceau, dont l’enfant lui avait été retirée, tout en étant autorisée à la voir lors de sessions de quelques heures dites de « contact », s’est désormais vue retirer ce droit.
source : Huffington Post
POUR CEUX QUE ÇA INTÉRESSE :
Espagne. Un demi-siècle de bébés volés
Grand angle : Sous Franco, des milliers de nourrissons ont été enlevés à leur famille républicaine dans le cadre de la lutte contre les «rouges». Selon le juge Garzón, cette politique a donné naissance à une mafia qui opérait encore dans les années 90.
Longtemps, Belen a cru l’histoire que lui avaient racontée ses parents : elle était née en 1973 à la maternité Santa-Cristina, sur l’avenue O’Donnell, à Madrid, un peu par hasard. Son père et sa mère habitaient alors à Paris, ils passaient leurs étés dans la capitale espagnole où ils reviendront s’installer, bien plus tard. C’était son histoire, simple. Et puis, il y eut ce jour où, dit-elle, «le monde s’est écroulé».
C’était en 1995. Elle demande alors le renouvellement de sa carte d’identité. La fonctionnaire la lui refuse, «invoquant un vice de forme». Belen ne comprend pas. Elle parle à sa sœur, de dix-huit ans son aînée. Celle-ci lui répond :«Il faut que je te voie. Papa et maman ne doivent rien savoir.» Et elle l’emmène consulter le registre d’état civil. Là, «j’ai appris que j’étais une enfant adoptée».
Belen en tremble encore. «Sur le coup, ce fut un cataclysme. Puis je me suis souvenue de doutes anciens. C’était comme si je l’avais toujours su. Ma mère m’avait eue à 45 ans, je ne lui ressemblais en rien, et quand je l’interrogeais sur ses douleurs de l’accouchement, elle restait très évasive.» Belen questionne ses parents. Ils lui disent que sa mère biologique était «en bonne santé» et qu’elle avait dû l’abandonner par «souci financier». Et ils coupent court.
Le rôle essentiel des religieux
Mais Belen, elle, ne s’arrête pas là. «Je voulais regarder ma vraie mère dans les yeux, connaître mes éventuels frères et sœurs.» Elle aura un second choc : en 2009, les médias espagnols commencent à parler des «bébés volés du franquisme». L’affaire vient d’être mise sur la place publique par le juge Baltasar Garzón. Le magistrat andalou, célèbre pour avoir poursuivi les tortionnaires de la junte argentine et pour être à l’origine de l’arrestation de Pinochet, a lancé une vaste enquête sur les crimes commis sous la dictature franquiste qui a sévi de la fin de la guerre civile en 1939 à la mort du caudillo, en 1975.
Brisant le «pacte du silence» sur lequel s’est bâtie la transition démocratique, le juge Garzón accuse le régime franquiste de «crimes contre l’humanité» et d’une «volonté d’extermination» des républicains, les perdants, les rojos, les «rouges». Dans son dossier d’instruction, il y a des «disparus», mais aussi des enlèvements de nourrissons – une histoire que les Espagnols croyaient être l’apanage de leurs cousins sud-américains. Pire, ils découvrent que les rapts, lancés par les franquistes pour des motifs idéologiques, sont devenus le socle d’une petite industrie occulte qui s’est développée jusque dans les années 1990.
S’appuyant sur les recherches menées par l’historien Ricard Vinyes, spécialiste des geôles franquistes, le juge Garzón décrit d’abord le vol massif de bébés par les franquistes. Ceux-ci répondaient à l’injonction du psychiatre Vallejo Nagera, favori du caudillo : «Stopper le virus communiste en extirpant les nouveau-nés de leurs familles républicaines.» Fort d’une loi de 1939 confiant à l’Etat les enfants nés sous X, le régime fait main basse, dans les maternités et les prisons, sur les enfants nés d’opposants assassinés, exilés, ou de mères détenues. Les bébés sont placés dans des familles acquises à la cause. Au passage, des intermédiaires se sucrent.
Belen est interloquée . Elle est née et a été adoptée deux ans avant la mort de Franco. «Je naviguais sur Internet comme une folle pour tout savoir sur ce scandale.» Elle harcèle son père adoptif sur les conditions de son adoption. Il finit par avouer qu’il a déboursé 300 000 pesetas. Une fortune pour l’époque, l’équivalent d’un petit appartement. La transaction aurait été assurée par Sor Maria, une sœur des Filles de la charité qui est la cible de dizaines d’accusations dans ce scandale. Celle-ci nie en bloc. Pourtant, l’enquête du juge Garzón montre que le trafic de bébés s’appuyait sur des réseaux impliquant des gynécologues, des infirmiers, des sages-femmes, des chauffeurs de taxi, des avocats, et des gens d’église : mères supérieures et prêtres. «Leur rôle était essentiel, estime le sociologue González de Tena. Ces religieux à la solde du régime national catholique inspiraient crainte et respect, et offraient aux enlèvements un paravent caritatif.»Selon lui, le trafic a continué bien après la fin du franquisme. Le juge Garzón estime que le nombre total d’enfants enlevés entre les années 40 et 90 oscillerait entre 136 062 et 152 237. Politique à l’origine, l’enlèvement de nourrissons aurait donné lieu à un négoce mafieux.
Belen est bouleversée : «Je me suis rendu compte que des centaines de gens étaient dans mon cas. Cela m’a réconfortée : avant, j’étais persuadée que ma mère biologique m’avait rejetée. Maintenant, je suis presque sûre qu’elle a été trompée, qu’on lui a dit que son enfant était morte-née.»
Garzón suspendu pour avoir enfreint la loi d’amnistie
«Rien que de penser à ces trafics, j’ai honte de vivre dans ce pays», explose Mar Soriano. A 45 ans, cette ingénieure madrilène est la tête de proue d’un collectif qui sort tout juste de l’anonymat, la Plateforme des enfants volés. Début janvier 2011, ils étaient quelques dizaines à lancer des ballons dans le ciel de la Puerta del Sol. Depuis, les émissions télé sur le collectif se multiplient. Sur sa page Facebook, cinq cents familles ont rédigé des plaintes, des centaines d’autres s’enquièrent des démarches à suivre pour pister un parent disparu, un frère, une sœur, une fille. Si Mar Soriano a lancé ce mouvement, c’est que sa sœur a été une des victimes de l’«ogre» franquiste, comme Belen. Après des années d’enquête, elle a réussi à reconstituer son drame. «Ma mère accouche le 3 janvier 1964 à Madrid, dans la clinique du Generalíssimo Franco, rebaptisée O’Donnell. Ma sœur Beatriz naît en parfaite santé. Le lendemain, des infirmiers la placent dans une couveuse, parlant d’une « procédure normale ». Mon père accourt, mais il n’est pas autorisé à voir la petite. Le 7 janvier, ma mère rentre à la maison sans Beatriz : on lui a dit qu’elle a été infectée par un nouveau-né en couveuse. Le 8, un médecin lâche sèchement à mes parents : « Elle est morte. On l’a enterrée dans la fosse commune. Nous nous occupons de tout. » Ils ne l’ont jamais revue, bien sûr.»
Mar hésite, puis poursuit son récit : «Un an plus tard, en 1965, ma mère est sur le point d’accoucher. Dans la même clinique. Une nuit entière, elle perd son sang, elle risque de mourir, le personnel sanitaire ne fait rien. Soudain, arrive une aristocrate très influente chez qui ma mère faisait des ménages. Elle s’approche du médecin-chef, lui balance une gifle fracassante et hurle : « Non, pas cette fois-ci, je ne l’accepterai pas! »» Mar éclate en sanglots. «Cette petite fille qui allait naître, et qu’on allait voler, c’était moi.» En 2002, elle entame des recherches et découvre, aux archives de Madrid, l’acte de décès qui indique que sa sœur est morte d’une «otite» comme huit autres enfants de la maternité, le même jour. «C’est médicalement impossible. Ces huit enfants, c’était une livraison de « cadeaux », j’en suis sûre, en pleine fête des rois!» Pedro Soto, 47 ans, un ami de Mar, cherche lui aussi une sœur, volée en 1979. «Le médecin qui l’avait placée en couveuse assurait qu’elle était née sans poumon. Pourtant, elle est supposée être morte au bout de dix heures. Tant de temps sans poumons, ça ne tient pas debout.»
Dénoncer ? Oui, mais comment ? Mar et ses amis ont tout tenté : plaintes individuelles et collectives, tribunaux pénaux et administratifs. Toutes les requêtes sont déboutées. Quant au juge Garzón, il a été suspendu de ses fonctions, mis hors jeu au printemps 2010 dans l’attente d’un procès intenté contre lui par des personnalités diverses qui l’accusent d’avoir enfreint la loi d’amnistie du franquisme votée en 1977. Résultat : la puissante Audience nationale (la principale institution judiciaire espagnole qui juge les délits les plus graves), à Madrid, s’est débarrassée du lourd dossier des crimes franquistes en les transférant à vingt-sept tribunaux communs, dans tout le pays, où les magistrats se lavent les mains des bébés volés. L’avocat des familles de victimes, Fernando Megan, confie : «C’est kafkaïen. Des milliers de bébés ont été volés depuis les années 40 dans des dizaines de cliniques
du pays, et les juges disent ne pas être compétents ! A ce jour, aucune plainte n’a été prise en compte ; elles sont toutes en attente, ou classées.» Mar renchérit : «A cause de la loi d’amnistie sur les crimes du franquisme, toutes les affaires de bébés volés et même celles commises après la dictature, restent impunies. Un procureur de l’Audience nationale m’a dit : « Vous devriez oublier tout cela. »»
«Des trafiquants pétris d’idéologie fascisante»
Antena 3 a pourtant diffusé en novembre et décembre 2010 un documentaire en six volets, l’Usine à bébés qui présente les cas de mères ayant été dépossédées de leurs enfants dans des cliniques, surtout dans les années 80. Mais elle s’est bien gardée de souffler mot de la racine franquiste du phénomène. Le docu parle seulement d’un trafic mafieux, bien organisé, qui semble être né ex nihilo. «Or, il n’y a rien de plus faux, dit Pedro Soto. Quand ils ont volé ma sœur, en 1979, ma mère avait 33 ans, la santé. Mais elle venait d’Andalousie rurale, sans éducation, incapable de contester la parole des médecins. Elle était une proie parfaite pour un succulent business. C’est vrai qu’au fil des ans, le facteur idéologique a perdu de sa force. Mais les trafiquants sont les mêmes, pétris d’idéologie fascisante. Il y a une évidente continuité.»
Belen a 37 ans, un fils, un mari, une vie familiale tranquille, un bon job dans le tourisme.«Mais j’ai un malaise au fond de moi. Rien ni personne ne peut me l’enlever tant que je n’ai pas retrouvé ma mère.» Alors elle cherche. Elle garde l’anonymat, elle ne veut pas que ses parents adoptifs soient au courant de sa quête. «Depuis que j’ai découvert mon adoption, j’ai une relation tendue avec eux. Ils m’ont toujours bien traitée, et je leur en suis reconnaissante. Mais ils n’acceptent pas que je recherche mes origines. Je n’ai toujours pas osé leur demander pourquoi ils m’ont menti et dissimulé mon adoption, dit-elle. Je vais bientôt prendre un avocat, et avec un ordre judiciaire, j’obtiendrai l’accès aux registres de la maternité Santa-Cristina. C’est
la seule façon de connaître l’identité de ma mère.» Cela lui coûte 3 000 euros, une somme énorme pour elle. «J’ai peur de connaître ma mère. C’est peut-être une égoïste, ou quelqu’un qui ne voudra pas me recevoir. Mais, tant pis, je prends le risque. C’est un besoin impérieux.»
Par FRANÇOIS MUSSEAU – Madrid, pour Libération.