CONTE DE PRINTEMPS

Une pochette oubliée dans le panier d’un vélo en filant à un rendez-vous. Dans la pochette, un IPad et un clavier. Dans l’Ipad, des pans entiers de ma vie professionnelle et personnelle. Le tout – négligence, inconscience – non verrouillé. On est mercredi. Déclaration de perte au commissariat, signalement des quelques numéros « sensibles », récapitulation mentale de tout ce qui est peut-être entre les mains d’un inconnu. Désagréable sentiment. Passe jeudi. Arrive vendredi. Coup de téléphone d’une consoeur du journal. Elle vient de recevoir un appel d’une personne qu’elle ne connaît pas et qui me cherche. Il a ma pochette.

Il a laissé un numéro de portable, il s’appelle Patrice.

C’est son copain Didier, m’explique Patrice, qui a tout retrouvé. Didier est mitron dans une boulangerie, il commence sa journée de travail à une heure du matin et la termine à neuf. Ce matin là, comme d’habitude, il fumait une cigarette devant la porte de la boulangerie avant de rentrer dormir chez lui. Il a vu la pochette oubliée dans le vélo avec son contenu, il l’a rangée dans l’arrière-cuisine et a prévenu l’une des vendeuses. Jeudi était le jour de congé de Didier. Quand il est revenu vendredi, la pochette était toujours là et Didier s’est dit qu’il fallait faire quelque chose. Comme il n’y connaît rien, il a appelé Patrice, un as en technologie. Ils ont cherché un nom au hasard dans le carnet d’adresses et composé le numéro de téléphone.

Didier (à gauche) et Patrice (à droite). © Antonin Sabot / LeMonde.fr

Rendez-vous est pris cour du Louvre, devant la Pyramide. Patrice m’avait dit: « Ça nous arrangerait comme endroit, on est bénévoles dans une association, et cet après-midi on emmène des handicapés au musée ». J’avais pensé qu’il n’y avait pas de hasard dans la vie.

Je leur avais demandé si, en remerciement, ils voulaient « quelque chose » Patrice avait répondu: « Ben non! ».

Je les ai vus arriver de loin, un grand et un petit, la cinquantaine. Le grand, Didier, m’a tendu un sac en plastique bleu avec la précieuse pochette dedans. Il a dit: « Je m’excuse pour les traces de farine ». On a bu un café, j’ai glissé une enveloppe sur la table en jetant quelques mots maladroits sur l’honnêteté qui n’a pas de prix mais tout de même, vous boirez du champagne à ma santé, etc.

Bah! Nous, en fait, on boit pas.

Le visage de Didier disait que ça n’avait pas toujours été le cas. Patrice a dû voir mon regard. Il a ajouté sur un ton très doux.

C’est plutôt qu’on boit plus.

On a discuté de ce qu’ils faisaient. Le bénévolat, c’est tous les jours, ou presque. Ils ont fondé une association qui organise des sorties pour les handicapés. « On les emmène au musée, au restau, au théâtre, au cinéma, dans les parcs d’attraction. Hier soir, on était à Mogador. On voit des spectacles qu’on pourrait pas se payer. On fait aussi les salons, l’agriculture, l’automobile, le chocolat et la foire de Paris » raconte l’un. « On a même fait de l’ULM », raconte l’autre. « Et à la belle saison, c’est encore mieux, on organise des pique-niques, des visites de parcs animaliers et même des virées au bord de la mer ».

Pour eux, c’était l’heure. Cinq personnes en fauteuil, aidées par d’autres bénévoles de l’association, venaient d’arriver pour la visite du jour consacrée aux « chefs d’oeuvre du Louvre ». Ils s’embrassent, échangent des nouvelles, rigolent. Je demande à Patrice et Didier si on peut se revoir.

Vous êtes des types bien.

Patrice tire sur la cigarette qu’il vient de rouler. Didier se mordille les ongles.

On l’est peut-être devenu. On l’a pas toujours été.

Il hésite un peu à continuer.

On a vraiment connu la galère. Mais y’a des gens qui nous ont tendu la main, alors maintenant, on rend.

Quelques jours plus tard, autour d’un déjeuner, Patrice et Didier ont raconté leur histoire.

On s’est connu dans la rue, dans les années 90. On dormait vers Chatelet, rue de Rivoli ou sous les ponts.

Patrice Balzac est parti de chez lui à l’âge de 17 ans, il était toxicomane. Quand il a arrêté l’héroïne, il s’est mis à boire. Pendant vingt ans, il a vécu dans la rue. « Je connaissais les gens par leurs pieds ». Didier Janus a eu plus de chance au départ, il était boulanger-pâtissier. L’alcool le rattrape, il bascule. Avec Patrice, ils passent leur journée à siffler des bières. Didier a l’alcool mauvais, il cogne et se bat. « Je passais trois nuits par semaine en cellule de dégrisement. A la fin, le médecin avait même interdit de me mettre en garde à vue parce que je faisais des crises de delirium tremens. »

Au début des années 2000, leurs chemins se séparent. Patrice est tombé gravement malade. Un foie dévasté par la cirrhose et un poumon rongé par la tuberculose. Il est envoyé six mois dans un sanatorium, puis trois mois dans un foyer. « Comme ils m’ont trouvé sympa, ils m’ont gardé trois mois de plus », le temps que se libère une chambre individuelle au Palais du peuple, une institution parisienne gérée par l’Armée du salut. L’assistante sociale qui suit Patrice croit en lui et se démène pour l’aider à accéder à une nouvelle étape de la réinsertion, le RMI et « l’appartement-relais ». « C’était un studio tout équipé, avec une boîte aux lettres. C’était la première fois de ma vie que j’étais chez moi. Ça me faisait bizarre. Au début, j’arrivais pas à réaliser. Quand j’étais dehors le soir, je continuais à regarder ma montre pour rentrer à 22 heures, comme dans les foyers. » Dans cet appartement, Patrice reste un peu plus de trois ans. Il ne boit plus une goutte d’alcool, découvre l’informatique grâce à une responsable d’Emmaüs, Florence de Grammont. « C’est elle qui m’a poussé à prendre des cours au début. Et puis elle m’a donné un vieil ordinateur et j’ai appris à me débrouiller tout seul. Je me suis passionné, je passais mon temps sur les forums. C’est moi qui ai construit ma tour, pièce par pièce ». Patrice l’a en photo, sur son téléphone, il est fier de la montrer. Depuis six ans, il vit dans un petit appartement de la Ville de Paris dont il est locataire, « un vrai truc à mon nom, pas à des associations. »

Un jour de 2005 où il allait justement voir Florence de Grammont chez Emmaüs dans le quartier de Châtelet, Patrice est retombé sur Didier. Lui aussi était en train de s’en sortir. « Il y a un moment qui est super dur parce qu’en dehors de la rue, on connaît plus personne mais que ceux de la rue ne nous connaissent plus. Alors, avec Patrice, on s’est aidé ». Trois ans plus tôt, Didier avait saisi une main qui se tendait. Il était couché au pied d’un distributeur de billets, ivre comme toujours, et faisait la manche quand une femme s’est arrêtée pour lui parler. « Elle m’a dit qu’elle ne me donnerait pas d’argent, mais qu’elle pouvait m’aider pour l’alcool. Elle m’a donné sa carte, elle était médecin addictologue à l’hôpital à Villejuif, elle m’a dit qu’elle m’y attendait ». Didier s’interrompt: « Elle s’appelle Pauline de Vaux. D.E.V.A.U.X, faut noter son nom ».

L’hôpital de Villejuif, Didier le connaissait un peu. C’est là que son père était mort et à l’époque, il avait trouvé les médecins et les infirmiers super. « J’ai acheté dix bières pour la route et j’y suis allé ». Il fait beaucoup de foin en arrivant, tout le monde veut le virer, la médecin est alertée. « Elle est venue et elle leur a dit: laissez-le, je m’en occupe ». Elle lui donne d’abord des rendez-vous, deux à trois fois par semaine, qui ne suffisent pas. Un jour, elle décide de l’hospitaliser dans son service. « Elle a pris mes bières, m’a promis de me les garder jusqu’à ma sortie ». Psychiatrie, cure de sevrage, sortie, rechute. Didier revient voir le docteur de Vaux. « Elle m’a dit: on va recommencer ». Cette fois, ça marche. C’est encore le docteur de Vaux qui se charge d’aider Didier à se remettre au travail, comme boulanger, au sein d’une association caritative, La table de Cana. Un an plus tard, il trouve un premier vrai emploi dans une boulangerie, puis un deuxième. « Et là, depuis sept ans, je suis dans la même place ». Lui aussi vit désormais dans une HLM de la Ville de Paris.

 

Didier vit désormais dans un HLM de la ville de Paris. © Antonin Sabot / LeMonde.fr

C’est Didier qui a commencé le bénévolat. « La seule chose que je savais faire, en dehors de travailler, c’était boire. Alors, il fallait absolument que je trouve autre chose pour m’occuper. ». Chez Emmaüs, on lui propose de s’engager dans une association d’aide aux handicapés. « Au début, ça me faisait peur. Et puis, ça m’a plu. Et j’ai entraîné Patrice ». En 2008, ils décident de créer leur propre association, baptisée « Viens, je t’emmène ». L’association, qui a passé un contrat de six ans avec le service de la Ville de Paris chargé d’aider au transport des personnes à mobilité réduite, perçoit une subvention de fonctionnement et compte aujourd’hui plus de 70 bénévoles. « Depuis qu’on fait ça, on connaît les plus beaux endroits de Paris. Tous les ans, pour le 14 juillet, on monte voir le feu d’artifice avec les VIP à la Tour Eiffel », raconte Patrice. Didier poursuit: « Ce qui est génial ce jour là, c’est de traverser Paris escortés par les motards, avec tous les gens qui nous regardent. Et je me dis que là-dedans, y’a tous ceux qui nous refusaient la pièce ».

Depuis qu’ils ont l’un et l’autre une adresse postale et internet, des membres de leur famille ont retrouvé leur trace. « Avant, ils ne pouvaient pas, on était effacé ». Chez lui, Didier a des chats et des livres, Patrice des bonsaïs. Je ne sais plus lequel des deux a dit: « Quand on commence à s’en sortir, il faut jamais s’arrêter. Parce que si on s’arrête, on recule. Maintenant, oui, je crois qu’on peut commencer à se reposer ».

05 avril 2013, par Pascale Robert-Diard

 

Source : lemonde.fr

Commentaires sont clos