Agroalimentaire : le nouveau défi d’Oxfam

Dans sa nouvelle campagne « la face cachée des marques », Oxfam* demande aux multinationales de l’agro-alimentaire d’engager leur responsabilité sur des nouveaux sujets : la place des femmes dans leurs filières d’approvisionnement, le respect des droits fonciers et l’inclusion des petits paysans.

L’ONG juge plus sévèrement Danone que Nestlé et Coca-Cola.

Le 26 février, l’organisation internationale Oxfam lançait sa nouvelle campagne « Behind the Brands », en français « la face cachée des marques ». En plus de noter les filières d’approvisionnement des dix premières multinationales de l’agro-alimentaire, sur des dimensions relativement « classiques » du développement durable comme la gestion de l’eau et le climat, l’ONG créée à Oxford en 1942 a interrogé ces entreprises  – 276 questions au total ! – sur plusieurs sujets qu’elles ont « historiquement négligé», selon elle : quelle est la place faite aux petits paysans du Sud et aux travailleurs agricoles pauvres dans leur approvisionnement global, ainsi que celle des femmes agricultrices, ou encore la prise en compte de l’accaparement des terres (les droits fonciers) ? Le résultat, sur la base des réponses recueillies, est sans appel : seules deux entreprises, Nestlé et Unilever, dépassent la moyenne globale et la plupart obtiennent une note faible ou très faible sur ces quatre éléments.

« Nous voulons que les entreprises prennent leur part de responsabilité »

Bien que les petits agriculteurs soient directement concernés par la sécurité alimentaire – ils sont les premières victimes de la malnutrition, selon l’ONU, tout en étant impactés par l’industrie agro-alimentaire mondiale -, la plupart des entreprises évaluées ne connaissent pas précisément le nombre de petits agriculteurs liés directement ou indirectement à leurs filières, relève l’ONG. Oxfam critique aussi l’absence d’exigences (vis-à-vis de leurs fournisseurs), chez ces multinationales, quant au respect des droits fonciers des paysans et à la place des femmes dans les fermes.

Pour Oxfam il n’est pas question d’évacuer la responsabilité des Etats mais, précise Chris Jochnick, d’Oxfam USA, « nous voulons que les entreprises prennent leur part de responsabilité en reconnaissant les problèmes, en poussant les autres acteurs, dont les gouvernements, à affronter ces enjeux, et en étant plus transparents ». Pour y arriver, l’ONG a annoncé que une campagne sur le long terme : les notes seront actualisées et les entreprises interpellées sur des sous-thèmes précis, avec pour commencer, la place des femmes dans les filière cacao. Sur ce terrain, Mars et Nestlé viennent de s’engager à faire davantage.

Mal noté, Danone défend son impact

Seulement en sixième position, derrière Coca-Cola et Pepsi, Danone mérite-t-elle ce relatif mauvais classement ? Contactée par Novethic, l’entreprise affirme qu’elle a eu de nombreux échanges avec Oxfam. Mais « plutôt que de saupoudrer nos actions, nous avons choisi une priorité stratégique, nos 120.000 éleveurs de lait », argumente le service de presse de l’entreprise, qui rappelle que 57% de ses revenus viennent des produits laitiers et même davantage, en incluant la nutrition infantile. Sur cette filière, Danone est en relation directe avec les producteurs et réalise actuellement plusieurs études d’impact social, précise l’entreprise. Mais sur d’autres produits comme le sucre, du fait des intermédiaires, il lui serait très difficile de faire bouger les lignes.

Les éleveurs laitiers chez Danone
90% du lait utilisé par Danone provient de 30.000 éleveurs laitiers (hors Maroc, où Danone possède depuis février 2013 66% du capital de la Centrale Laitière, qui regroupe 90.000 éleveurs de moins de 10 vaches) :
* fermes de subsistance (moins de 10 vaches) : elles représentent 80% des fermes et 10% des volumes,
* fermes familiales (moins de 300 vaches) : 18% des fermes et 55% du lait (Europe et Amérique du Sud)
* « Big et mega farm » : 1 à 2% des fermes, 35% du lait (Egypte, Mexique, Arabie Saoudite, USA…).
La question des droits fonciers n’est pas un enjeu prioritaire pour ces éleveurs, mais « c’est un indicateur qu’on va suivre », précise Danone. Quant aux femmes, elles ont un rôle clef dans les fermes laitières, mais les interlocuteurs de Danone sont les hommes, pour des raisons culturelles.

Dans sa réponse publique à Oxfam, voici comment Danone assume cette «approche différente » :
« Nous basons nos priorités sur notre capacité à avoir un impact significatif et de nous appuyer sur les leçons que nous avons apprises (…) depuis 15 ans. Depuis 10 ans, Danone a fait le choix de participer à des notations – DJSI, EIRIS, VIGEO – … qui prennent en compte la chaîne d’approvisionnement entière et n’évaluent pas seulement les engagements, mais avant tout les pratiques et les mesures d’impact. (…)».

Réponse immédiate d’Oxfam : « Danone est mal noté (…) en partie par manque de transparence sur l’impact de sa politique d’approvisionnement. (…) L’entreprise doit aller au delà des principes vagues et commencer à montrer en quoi ces politiques influencent la totalité de son approvisionnement ». Autrement dit, faire comme Unilever ?

Unilever, plus engagée sur les petits agriculteurs

D’après Oxfam, le propriétaire de la marque Lipton est la seule des 10 entreprises, avec Nestlé, à affirmer connaître le nombre de petits paysans liés, y compris indirectement, à ses chaines d’approvisionnement : 1,3 millions, précisément. Oxfam crédite aussi Unilever pour son « code d’agriculture durable » , qui exige de ses fournisseurs qu’ils travaillent avec des organisations de producteurs et qui intègre des « clauses spécifiques sur les marges bénéficiaires », selon l’ONG. Enfin autre élément positif, Unilever s’est engagée à « améliorer les conditions de vie de 500.000 petits agriculteurs » (en majorité des planteurs de thé).

Le rêve du business inclusif

Oxfam demande aussi aux entreprises qu’elles incluent davantage de petits agriculteurs dans les filières formelles, en s’assurant qu’ils en bénéficieront : A cet égard, l’ONG reprend un des paradigmes dominants : pour aider les paysans du Sud à sortir de la pauvreté, le mieux serait de les intégrer dans des filières formalisées, à la place des marchés traditionnels (informels). Le potentiel est immense, puisqu’on recense 450 à 500 millions de petites fermes (moins de 2 ha) dans le monde. Sauf que l’inclusion ne bénéficiera, au mieux, « qu’à une petite minorité de ces agriculteurs : peut-être 2 à 10% », les plus éduqués et les moins éloignés des villes, d’après un ouvrage de l’institut IIED publié en novembre 2012 (« Small producer agency in the globalised market » ).

De plus, « l’inclusion dans le business des Big 10 ne signifie pas forcément une « haute valeur » pour les fournisseurs. Quand il s’agit de marchés très sensibles au prix et avec des exigences de qualité ou de conformité élevées, les petits paysans trouvent souvent des marchés plus lucratifs au niveau local ou régional », tempère le chercheur de l’IIED Bill Vorley, co-auteur du livre. Dans le cas d’une « inclusion » aux filières globales, le plus important serait d’avoir un contrat avec un prix minimum et d’être un acheteur fiable, qui s’engage dans la durée.

Thibault Lescuyer

*OXFAM : Organisation vouée à la coopération et à la solidarité internationale, non gouvernementale, sans but lucratif, non confessionnelle et non partisane.