Enquête sur une pollution massive en Côte d’Ivoire
Déchets toxiques : retour sur la catastrophe d’Abidjan.
Dans un rapport rendu public ce mardi, Greenpeace et Amnesty demandent l’ouverture d’une enquête pénale sur le rôle de l’entreprise Trafigura dans le déversement de plusieurs dizaines de tonnes de déchets toxiques en Côte d’Ivoire, en août 2006. Plusieurs milliers de personnes avaient été victimes d’une pollution massive.
Rappel des faits :
Le 19 août 2006, le Probo Koala, un pétrolier en provenance des Pays-Bas accoste dans le port d’Abidjan pour y décharger les 520 m3 de déchets toxiques qu’il transporte. Le navire est affrété par l’entreprise privée Trafigura, négociant indépendant en produits pétroliers. Sa cargaison hautement nocive est chargée à bord des camions de la Compagnie Tommy, qui vont aller directement la déverser à Akouédo, une grande décharge à ciel ouvert, située dans un quartier résidentiel d’Abidjan.
Normalement destinée à recevoir les ordures domestiques, cette décharge ne dispose pas des installations sanitaires nécessaires au stockage ou au traitement de tels déchets toxiques. La cargaison est pourtant déversée là, sans précaution, ainsi qu’en plusieurs autres endroits de la ville : au moins 18 points de déversements ont été identifiés jusqu’à présent, à Abidjan même, et dans les alentours.
Le lendemain matin, la population est réveillée par une puanteur insoutenable. Rapidement, des dizaines de milliers de personnes développent des symptômes similaires : maux de tête, sévères irritations cutanées, ventres ballonnés et irritations respiratoires. Les jours et les semaines suivantes, les centres de soin enregistrent plus de 100 000 patients. Quinze personnes seraient mortes des conséquences de cette pollution, qui a créé une situation d’urgence sanitaire dans le pays.
L’enquête minutieuse menée pendant trois ans par Greenpeace et Amnesty International met au jour la « succession tragique des défaillances à l’origine de ce désastre sanitaire, politique et environnemental ». Dans ce rapport imposant (rapport complet « Une vérité toxique »), les deux organismes détaillent l’enchaînement des événements, en s’appuyant sur des rapports, des mails, des directives et les témoignages de différents acteurs de cette tragédie sanitaire.
Les deux ONG souhaitent qu’une enquête pénale soit ouverte au Royaume-Uni, sur le rôle clé de la société Trafigura dans cette affaire et sur la chaîne de responsabilités. Elles demandent que 6 000 victimes soient enfin indemnisées, celles-ci ayant été privées jusqu’à présent de toute compensation financière.
Des déchets toxiques dont personne ne veut
Fin 2005, la société Trafigura achète de grandes quantités de pétrole non raffiné à la société PMI Trading Ltd. Elle compte se servir de ce produit bon marché appelé naphta de cokéfaction, pour fabriquer du carburant. Trafigura opte pour un lavage à la soude caustique, un procédé qui produit des déchets toxiques. Dans un courriel interne révélé par le rapport, l’un des cadres de la société fait cependant remarquer que « cette opération (le lavage à la soude caustique) n’est plus autorisée dans l’Union européenne, aux États-Unis ni à Singapour ». Les cadres de Trafigura savaient dès le début qu’il leur serait difficile de trouver une usine pour procéder au raffinage, et que ce serait encore plus compliqué de prendre en charge les déchets qui en résulteraient. Cependant, la perspective de profits importants les pousse à persévérer.
Les premiers lavages ont lieu à Fujairah, aux Émirats arabes unis, puis dans l’usine tunisienne TANKMED, sur le port de La Skhira. Mais après avoir fait le constat de fuites sur le site, les autorités tunisiennes mettent un terme à ces opérations. La société Trafigura décide alors de procéder à une opération de raffinage en mer et fait l’acquisition du pétrolier Probo Koala. Mais la question de l’élimination des résidus toxique n’est toujours pas réglée, ainsi que l’indique un courrier interne en date du 18 avril 2006, intitulé « la merde de PMI ».
Fin juin 2006, après trois lavages, les cuves de décantation du navire contiennent déjà 50 m3 de matière toxique. Mais Trafigura n’a toujours pas trouvé le moyen de se débarrasser des déchets, malgré des demandes répétées à plusieurs entreprises dans toute l’Europe. La société finit par trouver un accord avec Amsterdam Port Service (APS), autorisée à gérer les déchets en provenance des navires. « Cependant, il est apparu par la suite que Trafigura n’avait pas révélé à APS la nature exacte des déchets », indique le rapport.
Toujours est-il que APS a commencé à décharger le contenu de la cargaison dès le 2 juillet 2006. « Le lendemain (3 juillet 2006), aux premières heures de la matinée, les autorités néerlandaises ont reçu des appels signalant une odeur inquiétante dans la zone ; les pompiers et la police ont été appelés. Les pompiers ont détecté du sulfure d’hydrogène, ou hydrogène sulfuré (H2S) dans l’air. »
Les résidus récoltés sur les lieux sont envoyés à l’institut médicolégal des Pays-Bas pour analyse. Il s’avère rapidement que les déchets à traiter sont bien plus toxiques que prévu, et ils doivent donc être envoyés à un autre spécialiste afin d’être correctement traités. La facture qui s’élevait jusque-là à 27 euros le m3, grimpe à 1 000 euros pour traiter un m3 de déchet (soit plus de 630 000 dollars pour l’ensemble de la cargaison.) C’est trop pour Trafigura qui refuse le nouveau devis, jugeant le prix « exorbitant ».
Après d’intenses négociations dont le rapport donne le détail, les déchets sont finalement rechargés à bord du Probo Koala, qui prend le large sans que les autorités néerlandaises ne soient intervenues pour connaître précisément la destination du chargement nocif. « Or, une enquête menée ultérieurement par la municipalité d’Amsterdam a conclu que, aux termes du droit néerlandais, ces déchets auraient été classés déchets industriels ainsi que déchets dangereux. »
Crise sanitaire sans précédent en Côte d’Ivoire
« Le droit européen interdit l’exportation de certains types de déchets de l’UE vers les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. Trafigura avait indiqué que les déchets seraient déchargés à la prochaine occasion, mais sans préciser où. La Commission Hulshof et le Rapporteur spécial des Nations unies sur les déchets toxiques ont par la suite tous deux fait remarquer que le manque de précisions sur le lieu où les déchets seraient déchargés aurait dû déclencher des investigations supplémentaires. »
Après une courte escale en Estonie, le Probo Koala met justement le cap sur l’Afrique. Après une nouvelle escale dans le port de Lagos, où la cargaison ne peut finalement pas être déversée, le navire vogue jusqu’à Abidjan, où il accoste le 19 août 2006. « Dans le contrat signé avec Tommy, il n’est fait nullement allusion à un quelconque traitement des déchets pour les rendre inoffensifs », notent les ONG. Des camions emportent le chargement vers la décharge d’Akouédo. Mais les employés, alertés par l’odeur pestilentielle qui se dégage de leur cargaison, vont rapidement fermer la décharge. « Trouvant porte close à Akouédo, et ne parvenant pas à contacter la compagnie Tommy, certains chauffeurs ont paniqué et ont simplement déversé leur chargement au hasard autour d’Abidjan, à proximité d’habitations, de lieux de travail, d’écoles, de champs cultivés et de la prison de la ville », indique encore le rapport.
Le lendemain, au réveil, les habitants constatent le désastre. « Le 20 août 2006, pendant les premières heures, l’odeur était si forte et si envahissante que de nombreux habitants ont pris peur. Le phénomène a provoqué chez certains une véritable panique collective, d’autant plus forte que les gens n’avaient à ce moment aucune idée de sa cause. Au cours des jours qui ont suivi, la population a appris la nature des déchets. Le trouble et l’inquiétude ont alors cédé la place à la colère. Des manifestations, parfois violentes, ont éclaté dans la capitale. »
Dans un pays qui sort de troubles politiques graves, le gouvernement a eu les plus grandes peines à répondre rapidement à cette catastrophe sanitaire et écologique. Ce n’est que le 23 août que le ministère de la santé a été informé du déversement, alors que des milliers de personnes souffrantes se précipitaient vers les dispensaires et hôpitaux de la ville. Pour protéger la population, les cultures et les élevages avoisinant les sites empoisonnés ont dû être détruits par mesure de précaution, privant des centaines de personnes de leur moyen de subsistance.
Des victimes toujours en manque de justice
Le drame qui restera comme l’une des pires catastrophes environnementales et sanitaires qu’ait connues la Côte d’Ivoire soulève aujourd’hui encore de nombreuses questions. « Trafigura a rejeté à de multiples reprises toute responsabilité dans la crise qu’a connue Abidjan en 2006. Bien que l’entreprise ait été reconnue coupable par un tribunal néerlandais d’exportation illégale de déchets depuis l’Europe, il n’y a eu pour l’instant aucune enquête réelle sur sa conduite et sa responsabilité concernant les événements qui ont suivi, et notamment le déversement à Abidjan », note le rapport.
En septembre 2006, trois cadres de Trafigura et plusieurs responsables ivoiriens des autorités portuaires ont été inculpés, notamment de « violation des lois ivoiriennes relatives à la santé publique et à l’environnement, ainsi que d’empoisonnement ou de complicité d’empoisonnement ». Mais le 13 février 2007, l’entreprise et le gouvernement ivoirien parviennent à un accord financier : la multinationale s’engage à verser à l’État ivoirien la somme de 95 milliards de francs CFA (195 millions de dollars) en échange de sa renonciation aux poursuites. Ni Trafigura ni aucun de ses dirigeants n’a donc été traduit en justice dans le pays.
En juin 2008, le ministère public néerlandais a inculpé Trafigura Beheer BV pour exportation illégale des déchets des Pays-Bas vers l’Afrique. Le 23 juillet 2010, un tribunal néerlandais a reconnu Trafigura Beheer BV, un de ses dirigeants basé à Londres et le capitaine du Probo Koala coupables de plusieurs infractions. La culpabilité de la compagnie est confirmée par la cour d’appel en décembre 2011. « Mais son rôle dans le déversement des déchets à Abidjan n’a fait l’objet d’aucune poursuite. »
De plus, il semble que la somme promise à l’État ivoirien, et devant servir à indemniser les victimes et nettoyer les sites, n’a pas été complètement reversée. Il est difficile de savoir où en est le programme d’indemnisation gouvernemental, même s’il est établi que des milliers de personnes n’ont toujours pas été indemnisées.
En 2006, quelque 30 000 personnes ont engagé une action civile contre Trafigura au Royaume-Uni. Le 23 septembre 2009, la Haute Cour d’Angleterre et du pays de Galles a approuvé un accord entre les parties prévoyant le versement de 30 millions de livres (45 millions de dollars) d’indemnités. Mais ces fonds ont été détournés en partie par la dénommée organisation “Coordination nationale des victimes de déchets toxiques de Côte d’Ivoire” (CNVDT-CI), privant 6000 personnes de leurs indemnisations.
Amnesty International et Greenpeace, qui dénoncent un « déni de justice qui se poursuit », souhaitent « contraindre la société à rendre compte de l’ensemble de ses actes, divulguer toutes les informations et veiller au versement de dédommagements à tous ceux qui y ont droit ». Alors que les États, parties de la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontaliers de déchets dangereux et de leur élimination, se réunissent à Genève, les deux ONG lancent un appel pour que « les déchets toxiques générés par des procédés industriels à bord de navires ne puissent plus jamais être déversés dans les pays les plus pauvres ».
Source : http://www.mediapart.fr/journal/international/250912/dechets-toxiques-retour-sur-la-catastrophe-dabidjan