Reflexion : Les secrets bien gardés du revenu universel

Face au problème endémique de l’emploi, quelle réponse ?

Tel le monstre du Loch Ness, l’idée du revenu universel réapparait en ce moment comme une solution possible à la perte programmée des emplois par  la robotisation, la décentralisation.  En ce qui concerne ce dernier point, il me semble que  la robotisation des usines de fabrication va petit à petit corriger la nécessité de réduire les coût en exportant le travail dans des pays lointains à bas  salaire puisque les robots ne sont pas payés, n’ont pas besoin de protection sociale, de retraite ou même de week-end.  D’ici 20 ans, peut-être avant,  le marché du travail mondial aura complètement changé. Devant des perspectives dangereuse de voir des populations appauvries, aigries, frustrées et inoccupées se révolter, le revenu universel est une hypothèse intéressante pour des dirigeants inaptes à gérer les débordements d’un système à bout de souffle.

La transition risque d’être chaotique, mais cela pourrait changer totalement la société en laissant à  place à la créativité, l’inventivité, en gommant de nos mentalités la pression du temps due à cette injonction constante (y compris dans nos vies privées) de rentabilité, en permettant à tous ceux, et ils sont nombreux, qui étouffent une passion ou un don pour des raisons alimentaires de les exprimer au bénéfice d’un meilleur équilibre intérieur.

Quelle différence entre revenu de base et revenu universel  leurs possibles bienfaits mais aussi leurs limites et restrictions ? Quel projet politique doit accompagner l’un ou l’autre ? C’est ce que décortique  l’article ci-dessous que je vous recommande.

Galadriel

Les secrets bien gardés du revenu universel

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Il en va du revenu universel comme d’une vague : après une période de relative accalmie, le sujet ressurgit de tous côtés au travers d’initiatives politiques éparses, de nouveaux rapports et de débats passionnés. Autant qu’une proposition politique radicale, il est une piqûre de rappel : au milieu des incertitudes sur le devenir de nos sociétés et les transformations du travail, tout n’a pas encore été essayé. Aujourd’hui, alors que la Finlande s’apprêterait à expérimenter un revenu universel, qu’une initiative populaire pour un revenu inconditionnel a depuis longtemps vu le jour en Suisse, et que le rapport sur les “Nouvelles trajectoires” du Conseil National du Numérique préconise de “clarifier et expertiser les différentes propositions et expérimentations autour du revenu de base”, il est grand temps de passer aux rayons X un projet bien plus subversif qu’il n’y paraît.

Mesure technocratique ou projet de société ?

Au-delà de la question du devenir du l’emploi salarié, et plus fondamentalement des métamorphoses du travail, la question première est à mon sens la suivante : le revenu de base peut-il constituer un projet politique à part entière, capable de fédérer autour de lui un mouvement transpartisan, ou du moins une alliance ambitieuse entre des citoyens de plus en plus méfiants envers ceux qui les gouvernent et des élites imperméables à toute idée vaguement radicale ? En d’autres termes, quelles seraient les conséquences de la politisation inévitable d’une idée trop souvent assimilée à une mesure exclusivement technique qui peut bien être cuisinée à la sauce de n’importe quelle idéologie ?

Plus on tardera à mettre en avant les différences fondamentales entre les propositions de revenu universel formulées par ces courants idéologiques distincts, plus la consensus autour d’un projet politique deviendra bancal. Car la meilleure façon d’étouffer une réforme, c’est de mettre un point d’honneur à en faire un projet consensuel : il sera alors timide, incohérent, inefficace, et à force de vouloir satisfaire tout le monde, il décevra tout le monde.  

D’ailleurs, comment une vision aussi radicale peut-elle mettre d’accord des politiques aussi différents qu’Alain Madelin et Bernie Sanders, des intellectuels aussi éloignés l’un de l’autre que Martin Luther King et Milton Friedman, des mouvements aussi divers que l’AIRE (revenu d’existence) et le MFRB (revenu de base) ? A l’origine de ce que la plupart de ses partisans voient comme un avantage certain – celui de rassembler ceux qui ne se ressemblent pas – il y a un impensé, un malentendu. Car il y aura bien un moment où il faudra débattre sur ce qui est si souvent laissé de côté : montant, plan de financement, devenir de l’emploi salarié, distribution du capital, fiscalité.

Ce sont ces tensions implicites que je souhaite explorer. A mon regret, elles n’ont été soulevées qu’en filigrane lors de la conférence organisée par Gaspard Koenig du think tank Générations Libre le 4 février dernier. La réticence à dire tout haut les désaccords tacites était à mettre sur le compte d’une auto-censure évidente, tant les participants craignaient de briser un consensus transpartisan apparaissant comme inédit.

Pourtant, comme l’a exprimé avec force Benoît Thieulin, il y a au moins une raison décisive pour qu’on se décide enfin à voir dans le revenu universel un projet politique sérieux. La transition technologique en cours détruit et continuera à détruire massivement les emplois qualifiés et, parmi le peu qu’elle crée (1), nombreux sont précaires (travail à la demande, digital labour, etc.). Si la question de la post-transition reste ouverte (création de nouveaux emplois ou substitution progressive des travailleurs par les algorithmes et les robots), dans un contexte où un fort chômage cohabite avec la précarisation des classes moyennes et un néo-salariat, aucune solution ne devrait plus être considérée comme trop audacieuse.

Le revenu universel pourrait bien être ce projet de société, à condition qu’on brise ce consensus de façade. Voici les cinq tensions autour du revenu universel qu’il est urgent d’aborder en vue d’un débat public véritable, car il ne peut et il ne doit pas y avoir de consensus politique autour d’elles :

  1. Le revenu universel suppose la primauté de l’équité et du social sur l’efficacité et l’économique
  2. Entre revenu de base et revenu universel d’existence, il existe une différence de nature
  3. Le revenu universel aura des effets désincitatifs nets sur le travail salarié (et c’est tant mieux)
  4. Besoins, passions, désirs : les besoins primaires sont une vue de l’esprit
  5. Le biais du “toutes choses égales par ailleurs” : distribution du revenu versus distribution du capital

Le revenu universel suppose la primauté de l’équité et du social sur l’efficacité et l’économie

En dépit des divergences idéologiques, le revenu universel trouve un fondement moral commun chez tous ses partisans : il est moralement souhaitable de libérer l’humanité des besoins primaires qui la maintiennent esclave du travail contraint sous toutes ses formes, et ce, quel que soit l’effet net sur la variation d’activité. Au contraire, pour ses détracteurs, un système d’incitations par la rareté, stimulé par la concurrence, serait la seule réponse valable à une espèce humaine par essence paresseuse et oisive. Du point de vue anthropologique, il en va de la question de la nature de l’homme : est-il un un homo economicus qui ne crée et produit que sous la pression du bâton (la compétition) ou la récompense de la carotte (revenu) ? Ou plutôt un animal social, mu non seulement par des intérêts simples mais aussi par les passions et désirs qui le poussent à créer, travailler, agir indépendamment des incitations pécuniaires ?

Il est moralement souhaitable de libérer l’humanité des besoins primaires qui la maintiennent esclave du travail contraint sous toutes ses formes, et ce, quel que soit l’effet net sur la variation d’activité

Sur ce point, je suis pleinement du côté des partisans du revenu universel. Aucun système d’incitations à la croissance économique ne justifie qu’on laisse une partie toujours plus importante de la population subir une situation de précarité. Et on ne peut que reconnaître que cette posture est contraire à l’idéologie dominante du système capitaliste néo-libéral : les buts et les fondements du contrat social ne peuvent être subordonnées à des objectifs économiques (production et consommation) ou moraux (le travail comme correcteur des vices inhérents à l’homme).

Entre revenu de base et revenu universel d’existence, une différence de nature : mesure technocratique versus modèle alternatif ?

On a raison d’insister fréquemment sur l’importance de la notion d’universalité : le droit inconditionnel à percevoir un revenu, ex ante, automatiquement et sans contrepartie, distingue radicalement le revenu universel des autres solutions tels que le revenu citoyen ou le revenu minimum sous conditions de ressources (notamment le RSA). En le détachant, de toute notion d’activité productive ou citoyenne, son impact sur les structures sociales est décisif. A l’inverse, les formes de revenu qui gardent un lien plus ou moins ténu avec la contribution à la production (quelle qu’en soit d’ailleurs la nature) conforteraient — voire renforceraient — un modèle social où le travail est la valeur morale, sociale et économique de référence.

Il est dès lors étonnant que la question du montant du revenu universel, ou plus précisément les différences entre le revenu de base et le revenu d’existence, ne fasse pas l’objet d’un examen plus approfondi. Lors de la conférence organisée par Génération Libre, un spectateur non averti aurait eu bien de la peine à comprendre qu’entre le revenu à 400 € d’un Marc de Basquiat et le “revenu aussi élevé que possible” d’un Van Parijs (cas de l’initiative populaire en Suisse qui propose un montant de près de 2 300 € mensuels), il y a une différence de nature, et non de degré. Le revenu de base est une mesure technocratique tandis que le revenu d’existence est la brique d’un modèle de société alternatif.

Le revenu de base est une mesure technocratique tandis que le revenu d’existence est la brique d’un modèle de société alternatif

Un petit point explicatif s’impose. Partons de l’hypothèse que le financement de la mesure est neutre (ce qu’il n’est pas). Un revenu universel de base est calibré pour couvrir une partie des besoins seulement, disons une partie des dépenses liées à la nourriture, à l’habillement, au transport, au logement, etc. Un revenu à hauteur de 400 euros ne permet pas à un individu de se libérer des besoins physiologiques, à la base de la pyramide de Maslow. De trois choses l’une : soit l’individu travaille par choix, soit il est contraint de travailler pour compléter son revenu, soit, s’il ne trouve pas de travail ou choisit de ne pas travailler, il va réduire son niveau de vie de façon à n’avoir besoin d’aucun revenu supplémentaire. En d’autres termes, il se trouve confronté exactement aux mêmes alternatives que s’il n’avait pas de revenu de base. Par rapport à la situation actuelle où la plupart des modèles sociaux occidentaux possèdent déjà des filets de sécurité, le revenu de base ne change pas le système d’incitations et perpétue un statu quo. Sa vertu principale est alors, comme le soutient justement Basquiat, de rationaliser et rendre plus juste un système fiscal illisible et biaisé. Mais il ne s’apparente en rien à changement de paradigme : le travail salarié garderait à peu de choses près la même place qu’il a aujourd’hui.

A l’inverse, l’essence du revenu d’existence est de libérer l’individu du besoin de contracter un travail salarié pour vivre décemment. Seul un montant fixé de telle manière à ce que l’individu puisse effectivement refuser un travail sans risquer la précarité (éventuellement accompagné par des services publics complémentaires comme la santé et l’éducation) est susceptible de faire basculer nos sociétés dans un système où l’activité, la protection sociale et la production de valeur soient détachées du salariat.

Le revenu universel aura des effets désincitatifs nets sur le travail salarié (et c’est tant mieux)


Bien que le revenu universel – et encore plus le revenu d’existence – implique que le souci d’efficacité économique soit subordonné à l’objectif d’équité sociale, c’est encore à l’argument d’efficacité que les partisans du revenu universel ont recours lorsqu’ils affirment qu’il n’aura pas d’effet désincitatif sur la propension d’un individu à travailler. Deux questions s’imposent : en fonction de ce qu’entend par la notion de “travail”, quels pourraient en être les effets ? Et si effet désincitatif il y a, est-ce une faiblesse ou bien au contraire une vertu du revenu universel ?

Si l’on entend par travail “travail salarié”, l’argument d’efficacité est fallacieux. En effet, l’un des principaux intérêts d’un revenu universel est qu’il est censé redonner un pouvoir de négociation aux travailleurs, leur permettant de refuser les conditions imposées par des “mauvais” employeurs qui cherchent à extraire un maximum de valeur à moindre coût. Mais qu’est-ce que le « mauvais » employeur, sinon la réalité du marché de l’emploi dans un contexte de fort chômage, c’est-à-dire où l’employeur est en mesure d’imposer ses conditions aux demandeurs d’emplois (à l’inverse d’une situation de plein emploi) ? Par conséquent, si le revenu universel réduit (revenu de base) ou supprime (revenu d’existence) le besoin d’accepter n’importe quel travail, et notamment les petits boulots de services (la gig economy), et en l’absence d’un effet de substitution immédiat par un travail plus qualifié et mieux payé, la désincitation macroéconomique au salariat sera bien réelle (2). Les postes qualifiés de  “bullshit jobs” (ou “jobs à la con”) par David Graeber sont les premiers qui viennent à l’esprit : qui accepterait encore de bûcher jour et nuit pour un travail que l’intéressé considère lui-même comme totalement inutile à lui et à la société ?

Au sein même du salariat, il convient de différencier ce qui relève du travail contraint, sort des travailleurs précaires et peu qualifiés du travail choisi, où l’incitation monétaire ne constitue qu’un des critères d’activité. Si le revenu universel devrait accroître la proportion du second par rapport au premier, le premier apparaît comme plus abondant sur le marché du travail que le second, du moins pour le moment (3). Dès qu’on sort de la définition du travail comme “salariat” et qu’on y voit une activité productive ou créative choisie de façon autonome par des individus en fonction de leur vision propre de l’utilité du travail (4), il ne s’agit plus de mesurer des effets économiques, mais de changer de façon de se représenter nos sociétés. Dans ce cas, la notion étriquée d’incitation n’a tout simplement plus de sens.

Les partisans du revenu universel ont tout intérêt à agiter l’argument de l’absence de désincitation au travail afin de rassurer une frange conservatrice réticente à accepter la diminution inéluctable du travail disponible

SUITE ET FIN DE L’ARTICLE :

http://magazine.ouishare.net/fr/2016/02/les-secrets-bien-gardes-du-revenu-universel/

IMAGE  : Les tricheurs de Caravage.