L’Assurance-faim, par Dmitry Orlov

Je souhaiterais vous vendre une assurance-faim [1]. Etes-vous assuré contre la faim ? Peut-être bien que vous devriez vous assurer ! Sans cette protection, vous risquez de ne plus pouvoir vous payer de quoi vous nourrir, vous et votre famille. Grâce à cette protection, un minimum de nourriture vous sera toujours garanti, non seulement à vous, mais à moi aussi. En fait, grâce à cette assurance, je vais pouvoir très, très bien manger.

Voilà comment cela fonctionne : vous souscrivez à un contrat d’assurance-faim auprès de ma compagnie d’assurance-faim, ou auprès d’un de mes illustres concurrents. Le marché de l’assurance-faim est très concurrentiel et vous offre un large panel de possibilités. Vous pouvez même vous décider pour une mutuelle [2], en particulier si vous suivez un régime.

La compagnie pour laquelle vous avez opté va acheter de la nourriture pour vous sur le marché de gros. Si jamais vous deviez vous retrouvez à avoir faim, vous pouvez déposer une demande d’indemnisation auprès de votre compagnie, payer le ticket modérateur, et percevoir une partie de cette nourriture. Certains actes nourrissants [3], comme le petit-déjeuner, sont considérés facultatifs, et ne sont pas couverts.

De par son poids sur le marché, la compagnie d’assurance peut obtenir des prix plus bas de la part des fournisseurs de produits alimentaires, et peut même vous faire bénéficier d’une partie de ces ristournes. (Cependant, vous savez, les gens distingués de la compagnie d’assurance-faim ont naturellement aussi besoin de manger.) Bien sûr, les fournisseurs de produits alimentaires vont essayer de compenser leur manque à gagner en faisant payer bien plus cher ceux qui n’ont pas d’assurance-faim, mais comment les en blâmer ? C’est comme ça que fonctionne l’économie de marché. Vous pouvez également bénéficier d’avantages liés à l’alimentation, comme des taux d’intérêt plus faibles sur les bols, les cuillères, les serviettes et les sondes d’alimentation (vérifiez les détails de votre contrat).

Il y a encore un petit détail : vous devriez demander à votre employeur de souscrire une assurance-faim pour vous. Vous savez, traiter directement avec les clients est très coûteux pour des entreprises. Négocier avec d’autres entreprises est bien moins cher et beaucoup plus simple, et permet là encore de vous faire bénéficier d’une partie de ces économies. En fait, de nombreuses compagnies d’assurance-faim décident de ne pas vendre de contrats individuels, parce que le tarif de groupe est beaucoup plus rentable. C’est juste le b.a.-ba du business, ne le prenez pas mal. D’ailleurs, comment pourriez-vous payer votre cotisation d’assurance-faim tous les mois si vous êtes au chômage ? Bien entendu, si vous voulez garder votre assurance-faim, vous avez intérêt à garder votre emploi, que vous soyez payé ou pas ! Et si vous êtes au chômage en ce moment, et bien… Pourquoi donc suis-je encore en train de perdre mon temps à vous parler ?

Je suis sûr que vous serez d’accord avec moi, ce système est excellent : il vous offre des possibilités variées, un régime alimentaire sain et surtout, le plus important : la tranquillité d’esprit. Malheureusement, comme vous le savez peut-être déjà, certaines personnes militent pour un soi-disant « buffet unique » [4] géré par l’Etat. Certes, ce truc-là serait probablement adapté à ces misérables communistes, mais laissez-moi vous poser deux questions.

Tout d’abord, voulez-vous vraiment manger la même chose que tout le monde, même si vous êtes capable de payer un petit supplément ? Si par exemple vous gagniez au loto, ne voudriez-vous pas plutôt passer au contrat Premium, et vous nourrir comme moi de filet mignon, de foie gras et de truffes, plutôt que des Happy-Meals fournis par l’Etat ?

Mais surtout, que voulez-vous que deviennent vos enfants lorsqu’ils grandiront ? De modestes fonctionnaires surchargés et sous-payés, ou un VIP capitaliste comme moi ? Cette alléchante vision d’espoir ne mérite-t-elle pas de se serrer la ceinture pour elle ? Pour être honnête, ces emplois sont réservés pour mes enfants, mais les vôtres pourront peut-être leur servir d’assistants « personnels », s’ils sont dociles et mignons… Faisons comme si je n’avais rien dit.

Mais au final, tout dépend toujours de vous, parce que c’est vous qui allez à votre bureau de vote et mettez un bulletin dans l’urne. Moi, je dois ensuite travailler avec celui que vous avez élu, et le persuader de voir les choses comme je les vois. Vous voyez, nous travaillons de concert : vous mettez votre bulletin dans l’urne, mais c’est moi qui fait les chèques, avec votre argent. Nos hommes politiques ont besoin de manger eux aussi, vous savez. Je suis là pour les aider, et ils le savent bien.

C’est votre estomac que je viens d’entendre gargouiller, ou bien êtes-vous simplement heureux de me voir ?

Dmitry Orlov


[1] « Hunger insurance » dans le texte original. En l’absence de traduction « officielle » de ce terme, l’analogie avec « assurance-maladie » ou encore « assurance-vie » a été choisie.
[2] « Hunger maintenance organization » dans le texte original. L’auteur fait l’analogie avec les « Health maintenance organizations » dans le domaine de l’assurance-vie aux Etats-Unis. L’équivalent français serait une sorte de mutuelle ayant passé des contrats privilégiés avec certains prestataires.
[3] « feeding procedure » dans le texte original. « Procedure » réfère à un acte médical dans le domaine de l’assurance-maladie.
[4] « Single-feeder system » dans le texte original. La traduction tente de faire ressortir l’analogie avec le « guichet unique ».

Source : http://www.les-crises.fr/l-assurance-faim/

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