Et si la vraie crise de l’Europe était à l’Est…

La crise politique en Roumanie, qui inquiète l’Europe depuis fin juin, est loin d’être réglée. Le résultat du référendum de dimanche risque bien de compliquer un peu plus la donne. Selon les résultats définitifs, les Roumains se sont massivement prononcés, à 87 %, pour la destitution de leur président de centre droit, Traian Basescu, confirmant le vote en ce sens, début juillet, d’une majorité de députés.

Mais le taux de participation est resté inférieur au seuil de 50 % nécessaire pour valider le scrutin, selon les règles fixées par la Cour constitutionnelle.

Le président par intérim Crin Antonescu a fait savoir, dimanche dans la soirée, qu’il respecterait la décision de la Cour, à qui il revient désormais de déclarer le référendum invalide. Quant au chef du gouvernement, le social-démocrate Victor Ponta, en poste depuis mai, il a d’ores et déjà mis en doute la « légitimité » du chef de l’État, dans une déclaration dimanche soir : « Tout homme politique qui ignore la volonté de millions de votants, est coupé de la réalité. » Des élections législatives sont prévues en novembre, dans ce pays de 22 millions d’habitants, sorti il y a 23 ans de la dictature communiste.

La féroce bataille entre Basescu, devenu très impopulaire depuis qu’il a adopté des mesures d’austérité carabinées, et Ponta, l’ambitieux socialiste, accusé en juin de plagiat massif lors de la rédaction de sa thèse sur le fonctionnement de la Cour pénale internationale, risque de se poursuivre dans les semaines à venir. Et d’accroître l’incertitude qui entoure l’avenir de ce pays, entré il y a cinq ans à peine dans l’Union européenne. L’opposition fidèle à Basescu avait appelé au boycott du scrutin de dimanche.

Si la procédure engagée pour destituer le chef de l’État était parfaitement légale, Ponta a tenté, ces dernières semaines, d’accroître son pouvoir par des méthodes expéditives, qui ont glacé bon nombre d’observateurs : destitution des présidents du Sénat et de la chambre des députés, renvoi du médiateur de la République et du responsable des archives nationales, ou encore limitation des pouvoirs de la Cour constitutionnelle. Un « coup d’État », a dénoncé l’opposition proche de Basescu (lire notre entretien avec Monica Macovei). La Commission européenne s’est elle aussi inquiétée des manquements à l’État de droit.

Le durcissement du régime roumain semble illustrer, comme, d’une autre manière, la Hongrie de Viktor Orban, l’affaissement démocratique de pays de l’Union frappés de plein fouet par la crise. Mais le rapprochement de ces deux expériences a-t-il un sens ? Y aurait-il une « orbanisation » de la Roumanie, comme le prétendent certains commentateurs ? Ponta et Orban seraient-ils les symptômes autoritaires d’une Europe acculée ?

« Le point commun entre les situations en Hongrie et en Roumanie, c’est que nous avons deux hommes politiques, l’un de droite, l’autre de gauche, qui veulent le pouvoir absolu, et qui ne s’arrêteront pas tant qu’ils ne l’auront pas », estime Laura Stefan, spécialiste de la lutte anti-corruption au sein du think tank Expert Forum, à Bucarest. « La grande différence, c’est qu’Orban a changé la Constitution avec le soutien du Parlement. Ponta, lui, est en train de violer la loi fondamentale. » Pour Ciprian Ciucu, un expert rattaché à un groupe d’étude roumain, le RCEP, « le gouvernement Ponta est encore en quête de légitimité, quand Viktor Orban, lui, est déjà légitime ».

Depuis son écrasante victoire aux élections du printemps 2010, le hongrois Viktor Orban a pris soin de faire valider par le Parlement chacune des étapes du durcissement du régime – y compris l’entrée en vigueur, depuis janvier, de sa nouvelle Constitution. Les députés roumains, eux, n’ont pas eu leur mot à dire sur les passages en force des dernières semaines. Le parti de Ponta détient environ le tiers de la chambre des députés, et a donc dû s’allier avec les libéraux pour former l’alliance aujourd’hui au pouvoir.

« Désenchantement »

« Savoir si les deux crises se ressemblent, d’un point de vue structurel, n’est pas la question, évacue Corinat Stratulat, du think tank bruxellois European policy centre. Par contre, les deux crises signalent un problème de fond, lié à la qualité démocratique de l’Europe dans laquelle nous vivons. »

Le géographe Stéphane Rosière, de l’université de Reims, prolonge l’analyse : « En Roumanie comme en Hongrie, il existe un désenchantement, lié au bilan de leur adhésion à l’Union. Ces pays ont connu par le passé – et ce ne sont pas les seuls en Europe – des tendances autoritaires ou fascistes. À présent, le ressort qu’ils actionnent, en réaction à ce désenchantement, c’est l’autoritarisme. »

Figures du repli, fonctionnant sur des registres très différents, Ponta et Orban seraient en fait les produits ce désenchantement à l’égard de l’Union. Le premier, en développant une violente rhétorique eurosceptique, qui diabolise les étrangers ; le second, en jouant, pendant la campagne du référendum, sur la fibre nationaliste. « Dans les deux cas, il y a une façon de ne pas jouer le jeu européen, de refuser d’être partenaire de cette Union-là, d’accepter de rendre des comptes à Bruxelles de temps en temps, mais à condition que l’Union n’intervienne pas dans les affaires intérieures », décrit Catherine Durandin, historienne spécialiste de la Roumanie, enseignante à l’Inalco.

Victor Ponta, reçu le 12 juillet à Bruxelles par José Manuel Barroso.

Une situation d’autant plus inquiétante, côté roumain, qu’il n’existe pas, selon Catherine Durandin, de gauche véritablement structurée : « La Roumanie est un pays sultanesque, qui obéit à des logiques de clan. Le pays fonctionne sur des tactiques de pouvoir, mais il n’y a pas une pensée de gauche. Les sociaux-démocrates se contentent de dire qu’ils veulent réduire les disparités sociales, mais cela ne va pas plus loin. Il n’y a pas de dissidence, pas non plus de mémoire d’un “1956” roumain (année de l’insurrection de Budapest, contre la République populaire de Hongrie – ndlr) ». Bref, l’objectif principal, à droite comme à gauche, serait avant tout de s’emparer du pouvoir. Depuis l’entrée en fonction du nouvel exécutif, en mai, aucun changement de cap économique n’a été amorcé en Roumanie.

Pour Laura Stefan, la double crise, à Bucarest et Budapest, a valeur de test majuscule pour l’Europe. « La manière dont l’Union va gérer ces crises est cruciale pour son avenir à horizon cinq ans. L’Union ne peut pas se permettre d’héberger un ‘failed state (un État failli, qui ne parvient plus à assurer ses missions essentielles – ndlr). Or c’est exactement ce qui menace en Roumanie. Et à mon sens, il y a un risque de réplique dans tous les autres pays frappés par la crise économique, avec, partout, d’intenses pressions sociales. »

Car la crise économique a durement frappé, très tôt, ces deux pays. Comme un laboratoire de ce qui attend les autres ? La Hongrie a échappé à la faillite en 2008, en obtenant une ligne de crédit de 20 milliards d’euros, débloquée par l’Union, le FMI et la Banque mondiale, et Budapest négocie, depuis fin 2011, un nouveau prêt avec le FMI, dans des conditions extrêmement tendues. La Roumanie, elle aussi, a contracté des prêts similaires, en 2009 et 2011, pour une enveloppe totale de 25 milliards. À chaque fois, ces prêts ont été concédés en l’échange de mesures d’« ajustement » et d’« assainissement » de leur économie.

Preuve de l’exaspération des citoyens sur le terrain, en janvier dernier, une vague de manifestations contre les politiques d’austérité et les privatisations en Roumanie a fait chuter le gouvernement de l’époque. Comme dans d’autres pays européens, le niveau du chômage chez les jeunes durant la crise est devenu inquiétant – 28 % des 15-24 ans sont sans emploi en Hongrie, 25 % en Roumanie, selon Eurostat. Quant aux disparités avec les pays d’Europe occidentale, elles se sont à peine gommées – le produit intérieur brut (PIB) par habitant atteignait, en 2011, l’équivalent d’environ 10 100 euros par habitants en Hongrie, et de 5 800 en Roumanie, alors qu’il dépassait les 29 000 en France, et les 40 000 en Suède.

« C’est toute la région qui est déstabilisée »

« L’entrée dans l’Union ne s’est pas accompagnée de son corollaire attendu : davantage de bien-être », analyse Stéphane Rosière. « Les populations ont pensé qu’elles intégraient un club de riches, mais c’est un club d’Etats endettés qu’elles ont rejoint. En Roumanie comme en Hongrie, on a jeté le bébé de la démocratie dans l’eau du bain de la crise financière. L’Europe se montre incapable d’offrir une vie meilleure, une sécurité de l’emploi. Sans tomber évidemment dans l’apologie du régime communiste, il faut rappeler qu’autrefois le chômage n’existait pratiquement pas, que la plupart des gens avaient un appartement. Aujourd’hui, la misère est dans la rue. »

« L’insécurité économique et sociale atteint aussi des niveaux inédits en Grèce, rappelle Ciprian Ciucu. C’est toute la région qui est déstabilisée. ». Si l’on se souvient de l’entrée au parlement grec d’Aube dorée, formation ouvertement fasciste, lors des élections de juin, et des incertitudes qui fragilisent aussi la transition en Bulgarie, où le niveau de corruption de la vie politique reste inquiétant, toute la frontière orientale de l’Union semble en fait menacée d’affaissement. « Le problème est malheureusement bien plus large que la Roumanie et la Hongrie : il s’agit d’un mouvement, en temps de crise, d’une partie des opinions vers un pouvoir fort », confirme Samuel Rufat, maître de conférence à l’université de Cergy-Pontoise, lui aussi spécialiste de la Roumanie.

« À cela s’ajoute la place qui a été accordée à ces peuples dans l’Europe d’aujourd’hui », poursuit Stéphane Rosière. « Ce sont des pays qui n’ont pas eu leur mot à dire, ces dernières années, face au couple “Merkozy” (Angela Merkel et Nicolas Sarkozy – ndlr). Il suffit de regarder la manière dont on refuse à la Roumanie d’intégrer l’espace Schengen. »

Certains observateurs voient dans les crises actuelles de la Roumanie et de la Hongrie, la preuve que l’élargissement de l’Union aux pays d’Europe orientale a été réalisé trop rapidement (en 2004 pour Budapest, en 2007 pour Bucarest). L’Europe aurait dû se montrer plus prudente à l’époque, a réagi, en substance, l’allemand Hans-Gert Pöttering, ex-président du Parlement européen (droite). Mais s’il existe une responsabilité de l’Europe aujourd’hui, c’est surtout dans sa quasi-impuissance à contrer ces dérives autoritaires, qu’elle ne peut que condamner dans ses discours.

« Il y a, en Roumanie ou en Hongrie, une non acceptation de ce qu’est aujourd’hui l’Union européenne, mais il y a aussi un vrai dysfonctionnement de l’Union, fragilisée par la faiblesse de ses moyens d’action », résume Catherine Durandin. La Commission européenne est certes montée au créneau plus rapidement face au cas roumain qu’au cas hongrois (peut-être parce que le roumain Ponta est un socialiste, et José Manuel Barroso, le président de la Commission, ne l’est pas ?), en publiant rapport et mises en garde. Mais elle ne peut pas beaucoup plus (lire notre article : Que peut l’Europe face à la Hongrie ?).

À part quelques sorties isolées, les chefs d’État européens, quant à eux, restent discrets. Début juillet, Berlin a qualifié d’« inacceptable » la procédure enclenchée contre le président Basescu. Dans ce contexte, le silence de François Hollande sur la crise roumaine paraît chaque jour plus intriguant.

Source : www.mediapart.fr