Le cynisme et la politique : une vieille histoire…
De la théorie à la pratique
Comment réussir une campagne électorale ? La question est d’actualité, tout le monde en conviendra… Pour répondre à cette question, la plupart des conseillers et des commentateurs regardent les dernières élections présidentielles, non sans raison. Néanmoins, il faut toujours revenir aux fondamentaux pour prendre du recul sur un sujet : rien de tel que de relire les Anciens pour comprendre les ressorts et les enjeux de l’action politique. En l’espèce, loin des traités théoriques, la correspondance qu’entretinrent les frères Cicéron est déconcertante de réalisme, voire de cynisme. La première des lettres de cet opuscule, ici nommée « Manuel de campagne électorale », est écrite par Quintus Cicéron, le frère du célèbre orateur Marcus Cicéron ; la seconde, « L’Art de gouverner une province », est une sorte de réponse cinq années après du second au premier. Toute ressemblance avec des situations actuelles est purement fortuite, bien entendu…
Un objectif indépassable : conquérir des voix
Sans s’attarder sur les rouages de la vie politique romaine, on peut dégager la substance de ces lettres. La première est rédigée en 64 avant J-C par Quintus qui est alors édile ; son frère, alors censeur, a quant à lui une carrière politique déjà bien remplie, et brigue la fonction suprême : le consulat. L’édile décide de partager avec lui son expérience de terrain et lui rappelle ce que devrait être une stratégie électorale efficace. Les conseils peuvent se résumer en une simple proposition : pour saisir le pouvoir, il ne faut rien négliger et saisir toutes les opportunités.
Face à six candidats, Quintus détaille la posture que doit adopter son frère pour se distinguer et s’imposer en tant qu’« homme nouveau ». Marcus doit faire oublier son manque de renom et de « crédibilité » (lié à l’histoire de sa famille) en mettant en avant ses talents d’orateur et son propre mérite. Parallèlement, pour pallier cette lacune, il doit jouer de la colère contre les autres candidats et mettre en doute leur réputation. Tout le mouvement de la campagne doit être tourné vers un unique objectif : conquérir les voix. Que les voix viennent d’amis, de partisans ou d’inconnus, aucune ne doit être délaissée : s’entourer d’obligés, être prodigue et généreux devient indispensable pour réunir le plus large consensus autour de son nom.
Une campagne ne s’embarrasse pas de scrupules
Si la vertu du candidat doit être mise en avant, il ne faut pas se faire d’illusions : la vertu est un argument de campagne et, dans l’ombre, toutes les diligences doivent être déployées pour salir la réputation et souligner l’incompétence des autres candidats. Mais rien ne sert d’abaisser l’image des autres candidats si l’on ne rehausse pas la sienne. Et pour cela, il faut mobiliser les hommes et les pousser à faire campagne : rendre des services pour s’assurer les soutiens, jouer sur l’inclination naturelle des électeurs et leur peur, et créer de l’espoir. Ainsi, tout passe par la capacité à faire des promesses et à faire comprendre aux gens qu’en échange de leur soutien, ils obtiendront des avantages.
Le candidat doit créer un cercle restreint composé d’hommes ambitieux qui désirent porter des responsabilités après l’élection, mais également d’hommes influents que le peuple connaît et admire (artistes, généraux…). Cette « équipe » et tous les soutiens doivent propager le message du candidat sans relâche dans toutes les couches de la population. Évidemment, face à ces différents publics, il faut savoir s’adapter et ajuster ses promesses. Ainsi il ne faut surtout pas négliger l’aspect « populaire » de la campagne : il faut flatter le peuple, soigner sa réputation et faire rêver. Bref, les promesses ne coûtent rien mais rapportent beaucoup ; de toute manière, leur réalisation est incertaine et lointaine. Là encore, toute ressemblance avec des pratiques actuelles serait fortuite…
De l’élection à l’exercice du pouvoir : s’appuyer sur l’opinion publique
En effet, l’opinion publique doit prévaloir dans les choix stratégiques du candidat, selon Quintus. Aussi faut-il créer une véritable attente par les fastes d’une campagne dynamique et rassembleuse. Il faut plaire à tout le monde, susciter l’engouement et rassembler les foules. Il faut aborder les sujets dont tout le monde parle et imposer sa présence sur le forum et dans les discussions publiques. Il faut apparaître comme le garant des valeurs républicaines (à l’époque déjà…), le protecteur du Sénat et le défenseur de la cité.
Sans tuer le suspens, Marcus Cicéron fut brillamment élu consul, Quintus lui est devenu gouverneur d’Asie. Comme une lointaine réponse, cinq ans plus tard, Marcus conseille son frère sur l’art d’exercer le pouvoir. Pour tenir le pouvoir, le magistrat doit s’appuyer sur deux éléments : l’exemplarité et l’opinion. L’exemple et l’honneur doivent conduire l’action de l’homme politique afin d’être admiré et respecté par les concitoyens ; et, afin de ne pas salir son image, il doit déléguer son pouvoir à des hommes de confiance. Mais, plus important encore, le pouvoir doit tenir compte de l’opinion pour prospérer. Il faut paraître incorruptible et à l’écoute du peuple. En effet, la vertu ne sert à rien si elle ne sert pas les intérêts du plus grand nombre, selon Marcus. Le détenteur du pouvoir doit donc être attentif à l’opinion et à ses humeurs, s’il veut le conserver.
On le voit, si la politique change, les fondamentaux restent identiques. Le cynisme reste la chose politique la mieux partagée du monde, et les déroulements de la campagne présidentielle ne dérogent pas à la règle.
Louis Nayberg
Quintus et Marcus Cicéron, Manuel de campagne électorale suivi de L’Art de gouverner une province,
Cynisme politique : la descente aux enfers
S’étonner ou s’indigner des ravages du cynisme dans la vie politique relèverait d’une pitoyable candeur. Point n’est besoin d’être un exégète de Machiavel pour savoir que le gouvernement des hommes, depuis la nuit des temps, s’accompagne de mille ruses, tromperies et autres fourberies associées à l’acception moderne du «cynisme».
C’est l’extension de cette maladie de la morale sociale dans les secteurs les plus variés qui m’avait incité à publier, en 2006, un petit essai consacré à ce sujet (1). Le volet politique proprement dit en occupait une portion très limitée, même si la personnalité de Nicolas Sarkozy invitait à s’interroger sur les nouvelles manifestations du cynisme dans le bestiaire politique contemporain.
Huit ans plus tard, le moins qu’on puisse dire est que le cynisme moderne n’a guère reculé, pas plus dans l’univers politique que dans les autres sphères de la société. À dire vrai, et au risque de passer pour un grincheux, la situation semble même s’être nettement aggravée.
Pour s’en tenir à la vie publique, la désinvolture manipulatrice est incontestablement passée à une vitesse supérieure. Car il y a cynisme et cynisme. Celui qui fut pratiqué par les quatre derniers présidents de la République n’est pas du même ordre. Je me risquerais même à défendre la thèse que le cynisme de François Hollande atteint un niveau inégalé jusque là.
François Mitterrand pratiquait un «cynisme de haut vol», selon l’heureuse formule de l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine. Son extraordinaire aventure politique est certes jalonnée de roueries. Sa connaissance désabusée des faiblesses humaines et son talent à en jouer le servirent outrageusement. Pour autant, le premier président socialiste de la Ve République, aussi florentin a-t-il pu être, demeurait lesté par une culture humaniste et enraciné dans une histoire tragique qui lui interdisaient de céder à cette forme d’indifférence nihiliste qui signe le cynique de notre temps.
Avec Jacques Chirac, nous sommes déjà descendus d’un cran. «Les promesses n’engagent que ceux qui y croient», aimait-il répéter en reprenant une vieille formule attribuée au radical Henri Queuille, ancien président du conseil de la IVe République et modèle avoué de François Hollande. Ces trois hommes ont pour point commun d’avoir été élus en Corrèze, sans que l’on doive pour autant stigmatiser ce séduisant département. Nourri de trahisons récurrentes, le cynisme chiraquien s’alimentait à un fatalisme politique qui l’autorisait à déconnecter sans complexe la gestuelle électorale de la prise de décision.
Nicolas Sarkozy nous a ensuite fait entrer dans une version nettement plus moderne du cynisme politique en ce sens qu’il ne prenait même plus la peine de dissimuler son insatiable soif de pouvoir derrière de fumeuses justifications. «Un cynique dissimule ses ambitions, pas moi», a-t-il un jour expliqué (2). Cet animal politique surdoué songeait à l’Elysée, et pas seulement en se «rasant». Et il avait le franc culot de l’avouer publiquement.
Mais son cynisme un peu vulgaire était surtout instrumental. L’intitutif et imaginatif «Sarko» savait user des mots qui touchaient les spectateurs-électeurs.
Il n’avait aucun scrupule pour convoquer Jean Jaurès dans ses meetings pourtant rarement peuplés d’amis du prolétariat. Mais son activisme brouillon et sa vivacité quelque peu infantile empêchaient qu’on le soupçonnât de s’en tenir à une jouissance cynique et passive du pouvoir.
Un tel procès s’applique autrement mieux à François Hollande. «Je n’ai jamais rencontré un homme aussi dénué de conviction», a confié Max Gallo, avec qui il a travaillé dans les années quatre-vingt. Cynique postmoderne dans toute sa splendeur, l’ancien maire de Tulle parvenu à l’Elysée promène sur le monde un regard d’une pénétrante indifférence. Son humour reconnu n’est pas seulement la marque d’une saine distance avec la comédie du pouvoir. «Monsieur petites blagues», selon le mot de Laurent Fabius, ne prend, en réalité, pas grand chose au sérieux.
Ce professionnel de la politique en connaît par le menu tous les travers et les détours. Jean-Luc Mélenchon a raconté en 2009, avec une indignation intacte, comment Hollande l’avait roulé lors du congrès socialiste de Brest de… 1997. «Il ne tient jamais parole», accusait le futur candidat du Front de gauche. Mais le plus intéressant est qu’il attribuait ce comportement au «vice de cynique» d’un homme qui s’amusait de l’humilier. Il est impossible de se fâcher avec Hollande, il prend tout à la rigolade, estimait pourtant, à un autre moment, Mélenchon.
Ce n’est pas tout à fait faux. Hollande a encore moins d’illusion sur la nature humaine que Mitterrand sans avoir l’épaisseur de son illustre prédécesseur. Ce tacticien habile, manœuvrier expérimenté, ne croit que fort peu à l’efficacité de l’action publique. Prisonnier d’une culture politique obsolète, datant des années soixante-dix, mais suffisamment intelligent pour le subodorer, il se contente de feindre d’organiser des réformes qui s’imposent à lui par la force des marchés et des bureaucraties supranationales.
L’écart ahurissant entre le fameux discours du Bourget, ciblant «la finance» comme l’ennemi à abattre, et la réalité d’une politique platement soumise aux exigences d’une «compétitivité» imposée par les règles d’un capitalisme mondialisé et financier trahit un cynisme propre à dégoûter l’électeur le mieux disposé.
Il serait néanmoins injuste de se focaliser sur l’actuel chef de l’Etat. Le président du principal parti d’opposition mérite, lui aussi, de figurer en bonne place au palmarès du cynisme politique. Jean-François Copé est doté de l’ambition brutale et sans gêne de Sarkozy mais sans en posséder le charisme et le talent. Ce libéral de tendance ploutocratique se complaît, par simple opportunisme électoral et militant, dans un discours réactionnaire caricatural auquel il ne croit guère. On se souvient de son histoire imaginaire de «petit pain au chocolat» arraché par de méchants musulmans à la sortie du collège, en 2012, alors que le ramadan, qui était censé expliquer cette agression, avait lieu pendant les vacances scolaires cette année-là.
La place nous manque pour citer tous les coupables d’un cynisme à ciel ouvert. Mentionnons seulement deux personnages. François Bayrou s’est distingué sur ce plan dans la dernière période par des variations qui, pour être dans la nature d’un centriste, n’en ont pas moins été spectaculaires. Le jeune espoir de l’UDF s’est un temps mué en rebelle furieux contre le «système». Par la suite, l’aventurier du MoDem est passé du vote en faveur de Hollande au rabibochage avec sa famille d’origine de la droite orléaniste.
Son cas reste toutefois moins étrange que celui de Jean-Vincent Placé. L’homme fort du parti écologiste – que l’on imaginerait explorer de nouvelles manières de vivre l’action publique – est un politicien nourri aux recettes rad-soc pour qui tout se négocie. Son arrogance est sans limite : «Je suis un des hommes les plus influents de la République», plastronne-t-il (3). Le sentiment d’impunité : il a fallu insister pour que le sénateur de l’Essonne paie les 18.000 euros d’arriérés d’amendes générés par son comportement d’automobiliste irresponsable. Cet amateur de luxe a ainsi justifié, devant un député socialiste, sa demande d’un retour en France de Léonarda: «Tu comprends, j’ai un congrès en novembre!»
Éric Dupin est journaliste politique et essayiste.
source: http://www.magazine-litteraire.com/