UN CERTAIN MALAISE

11 janvier : Il a manqué quelque chose ce jour-là en France

Il est rare d’être soumis à des sentiments aussi contradictoires que ceux que l’on pouvait ressentir le 11 janvier dernier devant la force de ce qui se produisait dans l’espace public. Comment ne pas se laisser porter par l’élan qui entraînait une partie aussi importante de la population devant un événement tragique qui inspirait indignation et chagrin, mais aussi réunissait la foule dans ces sentiments ?

Mais comment faire taire la petite voix qui a murmuré dès ce moment et de façon insistante que tout cela sonnait faux ? Alors il faut bien tenter d’exprimer le malaise et espérer retrouver ceux avec lesquels on avait cru à une connivence, mais sur un accord plus subtil, plus difficile aussi, moins euphorique, plus exigeant.

C’est qu’il n’y avait pas beaucoup d’autocritique dans l’unanimisme de ce dimanche historique. Toutes les personnalités politiques qui défilaient là, étaient des partisans convaincus de la démocratie, de la laïcité, de la liberté d’expression. Ces policiers que l’on applaudissait n’étaient tous que des héros au service du peuple et de sa sécurité. Ces braves gens qui gonflaient les cortèges à Paris et ailleurs n’étaient pas suspects de racisme, ni d’islamophobie. La France était seulement grande, comme elle l’avait été dans tous les moments forts de son histoire, en 1789, en 1848, en 1871, en mai 1968.

Analysons le malaise : il était considéré comme une évidence, pendant ces heures particulières comme depuis dans l’immense majorité des médias, qu’il y a « eux », des monstres qui pratiquent la terreur et « nous », braves gens qui défendons des valeurs indiscutables. Or la petite voix qui engendre le malaise ne nous dit pas cela. Elle nous rappelle que ces monstres sont sortis de nos flancs, que nous les avons fabriqués. Toutes nos prétendues valeurs sont en cause à travers le contexte dans lequel les auteurs de ces actes ont grandi. Cela n’a pas été dit et cela a manqué.

Démangeaison sécuritaire

La liberté est au centre des événements. Mais la démangeaison sécuritaire est là et elle menace les libertés. Comment éviter les erreurs accumulées par les États-Unis après les attentats du 11 septembre, alors que l’on a démontré depuis des années que l’on ne sait faire que de la répression guerrière ou policière et que la preuve a été établie en plus d’une décennie que l’on ne vaincra pas le djihadisme par là, bien au contraire ?

Pour le moment, pour rassurer le peuple, on lui raconte que l’on va dans les prisons isoler les djihadistes dangereux des autres détenus. Mais on ne parle pas d’aller plus loin. On a donc oublié les rapports des grandes ONG, ou ceux du contrôleur des prisons ou ceux des commissions parlementaires qui ont tous décrit une situation générale qui relève de la barbarie quand ils n’ont pas employé l’expression directement. Comment une situation de barbarie pourrait-elle ne pas fabriquer des barbares ? Et pourquoi employer ce qualificatif à sens unique ?

Ni la droite, ni la gauche n’ont modifié la situation. Elles l’ont aggravée, soumise l’une et l’autre à l’injonction du FN (contestée par tous les professionnels) en vertu de laquelle, les juges seraient trop laxistes et qu’il ne faudrait pas faire d’angélisme avec ces gens dont notre protection exige qu’on les enferme. Mais avant de tomber en prison, la plupart de ces jeunes hommes issus majoritairement de familles immigrées vivant en banlieue, ont grandi dans ce qu’on nomme les « quartiers », dans un environnement urbain inacceptable, sans perspective de formation, ni d’emploi. Et leur sort, différent de celui des jeunes de familles qui ne viennent pas de l’immigration, démontre que la République ne se soucie guère du principe d’égalité.

Dès lors, isoler les djihadistes est à bien courte vue. La prison continuera de donner naissance à des centaines, des milliers de candidats potentiels au djihadisme. Cela n’a pas été dit et cela a manqué.

Où est la politique de la ville ?

Pour ceux qui ont évité l’expérience carcérale mais qui vivent dans ces banlieues, où est la politique de la ville qui supprimerait ces ghettos dans lesquels naissent et grandissent la frustration et la haine ? Qu’a-t-on fait pour éviter la racialisation de la police dénoncée par Didier Fassin (« La force de l’ordre. Pour une anthropologie de la police des quartiers », Le Seuil, Paris, 2011) ? Fait-on semblant de ne pas savoir que chaque contrôle d’identité arbitraire (au faciès) engendre chez le jeune qui en est victime et qui doit refréner son envie de résister, une blessure qui se transformera en pulsion de violence lorsque l’occasion viendra ? Le terreau est là. Cela n’a pas été dit et cela a manqué.

Sur les événements eux-mêmes, a-t-on pris soin d’expliquer suffisamment que le déroulé des faits et la nécessaire protection de la vie des otages ainsi que celle des forces de l’ordre, avait empêché que l’on essayât de capturer les auteurs des tueries vivants pour les soumettre à la justice ? A-t-on rappelé que la peine de mort a été supprimée dans notre pays, que de toute façon toute peine doit être l’aboutissement d’une procédure, que le droit à celle-ci est proclamé par les droits de l’homme ?

Notre ministre de l’Intérieur aurait été bien inspiré de rappeler que si ces principes n’avaient pas été appliqués, c’est que l’état de nécessité avait primé, mais qu’il ne s’agissait en aucun cas d’ouvrir la porte à la vengeance sans procès, à ces assassinats ciblés dont certaines grandes puissances se sont fait une spécialité. Il ne l’a pas dit et cela a manqué.

Certes le phénomène est international et cela a été mis en scène, comme pour se rassurer et se sentir moins seuls de savoir les autres menacés avec nous. Mais, faisant défiler ensemble le président palestinien et le premier ministre d’Israël, croit-on avoir zappé le conflit qui meurtrit le plus profondément les populations arabes dans le monde entier tant elles se sentent humiliées de la situation dans laquelle la communauté internationale a laissé le peuple de Palestine au mépris du droit international qu’elle proclame à tout va ?

Connivences avec des dictateurs sanguinaires

Par ailleurs les frilosités dans l’appui, pour ne pas dire l’absence d’appui aux mouvements qualifiés en 2011 de printemps arabes ont laissé entrevoir nos connivences profondes avec des dictateurs sanguinaires, celui de Tunisie, mais aussi ceux d’Égypte, de Libye, de Syrie. Rien de cela n’a été rappelé et cela a manqué.

Et ce n’est pas parce que les médias sont frappés d’amnésie lorsqu’ils parlent de l’Irak, que les populations qui ont des liens réels ou symboliques avec le Proche-Orient ont oublié les 12 années d’embargo, c’est-à-dire de descente en enfer, infligées au peuple irakien au nom des Nations unies, donc au nôtre, sous prétexte d’armes de destruction massive introuvables chez son dictateur. Et qu’on ne vienne pas me soupçonner par cette phrase de je ne sais quel regret de Saddam Hussein. Il était la peste, mais l’embargo a été le choléra et l’on a fait chuter le dictateur en détruisant le pays.

La réaction guerrière de l’Amérique après le 11 septembre a contribué, tous les spécialistes le constatent, à la montée du Djihad dans la région où l’on prétendait avec une arrogance sans limites apporter la démocratie. Rien de cela n’a été dit et cela a manqué.

Et Nicolas Sarkozy, conseillé par un de nos philosophes, a tourné en dérision la « responsabilité de protéger », principe récemment affirmé par les Nations unies, en obtenant en son nom un feu vert pour bombarder la Libye en compagnie des Anglais et sans grand risque. Et la Libye est tombée dans le chaos, comme la Somalie auparavant, pendant que les djihadistes du Sahel se servaient dans les arsenaux libyens désormais ouverts à tous. Mais Hollande a assuré le service après vente de ce que Nicolas Sarkozy avait fait.

Réponse politique

Il a mené au Nord Mali une opération militaire au profit d’un gouvernement impuissant. Opération d’urgence et de court terme, elle n’amène aucune solution aux problèmes de fond. Et comme les mêmes causes produisent les mêmes effets, le retrait français laissera la situation aussi incertaine qu’elle l’était à l’arrivée de nos troupes. Il est plus vrai de dire qu’elle s’aggravera car aucune politique n’est entreprise pour arrêter le chaos libyen au nord, et l’horreur qui s’étend au Nigeria au sud.

Si dans certains de ces cas, une réponse militaire risque de devenir indispensable, elle n’aura aucun sens ni aucun résultat si elle n’est pas accompagnée d’une réponse politique. Cela n’a pas été dit et cela a manqué.

Enfin, la carence la plus grave a sans doute été l’absence de main tendue au camp d’en face. Ce camp s’étend au-delà des tueurs. Il comprend tous ceux qui s’identifient aux auteurs des attentats, à ces « eux » que nous considérons comme des monstres. Les réactions des écoliers et des lycéens ne peuvent relever d’une politique grossière de sanction contre l’apologie du terrorisme.

Pour séparer ceux qui sont malheureusement déjà perdus parce qu’engagés trop gravement dans une spirale de violence irréversible, de tous ceux qui peuvent en revenir ou qui n’y sont pas déjà tombés, il faut des paroles, des gestes, une politique d’empathie. Il faut donner du sens au principe de fraternité de la devise républicaine. Il ne s’agit pas de pardon, lequel comme la vengeance relève du religieux et non du politique.

Il s’agit de continuer de faire lien, de ne pas s’approprier on ne sait quelle vertu, mais de partager la dure condition humaine qui est faite du mélange inextricable du bien et du mal. Le Maire d’Oslo après la tuerie d’Utoya avait déclaré : « Nous punirons le coupable. La punition sera plus de générosité, plus de tolérance, plus de démocratie ».

C’est sans doute cette parole-là que nous n’avons pas entendue depuis le 7 janvier et qui a le plus manqué.

Monique Chemillier-Gendreau (Professeur émérite à l’Université Paris Diderot)

 

 
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